Entretien

« Les expérimentations de mixité sociale à l’école se heurtent aux résistances des familles et à la concurrence du privé ». Entretien avec Aziz Jellab

La mixité sociale à l’école est un levier majeur de réduction des inégalités de réussite scolaire. Comment lever les difficultés, notamment la résistance des familles favorisées ? Entretien avec le sociologue Aziz Jellab, extrait de Futuribles.

Publié le 21 novembre 2022

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

Quelle est la situation en France en matière de mixité sociale ?

La mixité sociale désigne la part respective des élèves de différentes caractéristiques socioéconomiques dans les établissements scolaires. Elle renvoie aussi bien à des professions et catégories sociales qu’à l’origine migratoire des élèves.

La forte corrélation entre l’origine sociale et la réussite scolaire conduit à une polarisation [1] entre établissements : ainsi, théoriquement et en l’absence de ségrégation, chaque collégien devrait compter 22 % de camarades provenant de catégories sociales favorisées ; mais dans les faits, les élèves issus d’une catégorie socioprofessionnelle supérieure (CSP +) comptent 34 % de camarades provenant du même milieu social. Ceux qui viennent de milieux moins favorisés ne comptent que 18 % de camarades issus de CSP +. Les disparités sont plus fortes dans les zones urbaines, où les établissements recrutent sur un territoire réduit [2].

D’autant que l’entre-soi caractéristique des établissements favorisés se double d’une ségrégation entre les classes d’un même établissement, qui s’avère aussi importante que la ségrégation entre établissements. Cette dernière combine tout autant la volonté des chefs d’établissement de rendre attractif leur établissement, que les attentes des familles favorisées, davantage attachées à ce que leur enfant bénéficie d’un cadre favorable.

Ainsi, la logique de concurrence est active dès lors que ce sont les stratégies des familles, conjuguées à une offre attractive, qui régulent in fine la répartition des élèves. De fait, la mixité sociale met spontanément en jeu le paradoxe de la société française, à savoir la friction entre sa promotion de l’égalité et son attachement à la liberté, par nature créatrice d’inégalités.

Quels impacts d’une faible mixité sociale pour les élèves ?

Rassembler les pauvres d’un côté, les riches de l’autre nuit au niveau global [3]. La ségrégation produit des effets négatifs sur les trajectoires scolaires, l’accès au savoir et à la culture, et plus généralement sur le sentiment d’appartenance à une nation et à un destin commun [4]. Instaurer et maintenir une mixité sociale dans les établissements scolaires dès le plus jeune âge constituent une modalité spécifique pour stimuler les apprentissages scolaires, le faire et le vivre-ensemble.

Les inégalités se construisent dès la petite enfance, avec des contrastes saisissants selon les ressources dont disposent les parents. Les enfants grandissent dans des milieux sociaux contrastés et inégalement dotés en diverses ressources, qui participent de leur développement intellectuel, de leur rapport au langage oral et écrit, de leur rapport au temps, de leur état de santé et, avec lui, de la relation entretenue par chacun avec lui-même.

Il est alors nécessaire que l’école assoie et renforce sa fonction de socialisation (l’acquisition de normes sociales) et de transmission des savoirs, en veillant à prendre en compte les besoins de tous les élèves, en rapprochant des publics issus de milieux sociaux différents, même si la mixité scolaire ne saurait être réalisée sans politique volontariste qui dépasse l’enceinte des établissements scolaires. En apprenant avec d’autres élèves, provenant de catégories sociales différentes, l’élève apprend tout autant sur le monde que sur lui-même. Il peut gagner en confiance et s’autoriser à envisager d’autres possibles.

Quels leviers mobiliser pour favoriser la mixité sociale à l’école ?

Il est pour le moins surprenant de constater l’appel récurrent à la mise en œuvre d’une mixité sociale alors que cette question ne date pas d’aujourd’hui. Pourtant, la mise en place, dès 1963, de la carte scolaire [5] avait pour objectif d’affecter les élèves dans des établissements publics, de manière à prendre en compte l’équilibre démographique, économique et social d’un territoire. Malgré cela, la démocratisation de l’accès au lycée et le renforcement de la compétition sociale pour l’accès aux diplômes ont favorisé l’essor de stratégies d’évitement de certains établissements scolaires, quand d’autres sont devenus plus convoités.

Deux types de mesures politiques ont été engagées au début des années 2000 afin de favoriser la mixité sociale. Il y a eu d’abord, en 2004, le transfert de l’État vers les départements de la sectorisation des collèges puis, à partir de 2007, l’assouplissement de la carte scolaire (les choix « spontanés » des parents étaient ainsi encouragés). Le bilan de cette seconde mesure est globalement négatif puisque cela a renforcé la ségrégation entre établissements : le libre choix laissé aux familles avantage les plus initiées et s’avère être en réalité sélectif et exclusif.

En France, quelques expériences ont été tentées en vue de favoriser une mixité sociale. La fermeture d’un collège dans un quartier populaire de la ville de Toulouse a ainsi conduit à répartir les élèves qui y étaient scolarisés, dont près de 98 % provenaient de milieux populaires, dans cinq collèges de centre-ville. Malgré quelques résistances, la mise en place d’une aide aux devoirs, combinée à des actions de formation des enseignants à la prise en charge de l’hétérogénéité des élèves, a donné des résultats encourageants. L’affectation multi-collèges, expérimentée par l’académie de Paris depuis 2017, peut être une solution pour les académies urbaines avec une forte ségrégation sociale entre établissements. En définissant un secteur commun à plusieurs collèges proches, l’objectif est de favoriser une affectation socialement hétérogène dans chacun des établissements. Il reste à évaluer les apprentissages effectifs des élèves et leur parcours scolaire sur la durée, d’autant que les inégalités sociales de réussite scolaire se cumulent (avec l’origine, le genre, etc.) et sont accentuées par d’autres variables (ambition/autocensure, mobilité spatiale, pratiques culturelles, etc.).

Les expérimentations mises en œuvre tant en France que dans des pays occidentaux oscillent souvent entre régulation des affectations, en répartissant les élèves dans les établissements selon leur origine sociale, et politiques d’incitation aux familles les plus favorisées. Ces expérimentations sont souvent très limitées dans leurs effets car elles restent peu développées, ne convainquent pas toutes les familles et se heurtent à une concurrence avec les établissements du secteur privé. Les contraintes tiennent ainsi à trois dimensions sur lesquelles une politique volontariste devra agir à plusieurs niveaux. Inciter des familles favorisées à scolariser leurs enfants dans des établissements socialement hétérogènes. Réguler l’offre, en veillant à ce que le secteur privé ne renforce pas l’entre-soi, ce qui, par exemple, passe par une exigence à l’égard des établissements privés sous contrat quant à l’accompagnement des élèves en difficulté, la tendance assez répandue étant celle de leur exclusion pour un retour vers le secteur public. Agir sur la politique de la ville et des quartiers, en introduisant plus de mixité sociale dans les quartiers, ce qui constitue un défi dans un contexte immobilier tendu.

Cette dernière dimension montre à l’évidence qu’une politique scolaire en faveur de la mixité sociale ne peut qu’être globale : rassemblant plusieurs ministères (l’Éducation, mais aussi le Logement par exemple) et associer l’État, les collectivités locales et le monde associatif.

Aziz Jellab est sociologue et professeur associé à l’Institut national supérieur de formation et de recherche - Handicap et enseignements adaptés (INSHEA), université Paris Lumières.

Propos recueillis par Quentin Bisalli de Futuribles. Extrait de « La mixité sociale dans les établissements scolaires en France », Futuribles, 15 septembre 2022.

Photo / DR


[1Polarisation des établissements : ils sont de moins en moins mixtes, de plus en plus composés d’élèves de même origine sociale.

[2Voir « Mixité sociale et scolaire et ségrégation inter- et intra-établissement dans les collèges et lycées français », Son Thierry Ly et Arnaud Riegert, Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco), 2016.

[3Voir « Grande pauvreté et réussite scolaire. Le choix de la solidarité pour la réussite de tous », Jean-Paul Delahaye, Rapport à la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, mai 2015.

[4Voir notamment L’École de la périphérie, Agnès Van Zanten, PUF, 2001.

[5La carte scolaire affecte les élèves à un établissement donné sur une zone géographique.

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Date de première rédaction le 21 novembre 2022.
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