Point de vue

Face aux inégalités, l’école n’a pas dit son dernier mot

L’égalité des chances scolaire est un leurre. Notre système éducatif est l’un des plus inégalitaires. Ce n’est pas une fatalité : nous pouvons construire une école plus juste. Par Christophe Kerrero, ancien recteur de l’académie de Paris.

Publié le 1er septembre 2025

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

La France s’enorgueillit d’un système scolaire républicain fondé sur le mérite et l’égalité des chances. Scolarité (quasi) gratuite, bourses, concours anonymes, etc. : tout élève, d’où qu’il vienne, peut en théorie réussir. Pourtant, études et comparaisons internationales nous le rappellent inlassablement : notre école est la plus inégalitaire d’Europe. Est-ce une fatalité ? Non, à condition de faire preuve de lucidité et de volonté politique forte. Un autre horizon est possible : celui d’une école plus juste, plus ambitieuse pour tous, plus fidèle à sa promesse républicaine.

En France, le poids de l’origine sociale et géographique sur la réussite scolaire est plus fort que chez nos voisins. L’écart de performance entre élèves favorisés et défavorisés est l’un des plus marqués des pays de l’OCDE. Les enfants de milieu populaire ont six fois moins de chances d’accéder aux filières d’excellence que ceux de cadres.

Cette reproduction des inégalités prend racine très tôt. Dès l’école maternelle. Les attentes implicites, et surtout le rapport au langage, favorisent les enfants dont les familles maîtrisent les codes de l’école. Ainsi, entre un élève vivant en milieu défavorisé qui maîtrise 500 mots de vocabulaire en fin de grande section et celui de milieu favorisé qui en maîtrise 1 500, le destin scolaire semble-t-il déjà tracé.

Le collège est devenu un carrefour d’orientations différenciées selon le milieu social : en fin de 3e, le couperet de l’orientation-sanction tombe pour tous ceux qui ont traversé le collège sans comprendre ce que l’on attendait d’eux. Ce sont toujours les mêmes : les plus fragiles, les moins urbains, ceux qui vivent loin d’une offre diversifiée, ceux dont les parents n’osent pas contester une orientation subie. Pour beaucoup de ces élèves, non contents d’être rejetés de la voie « royale », ils sont assignés à une voie professionnelle non choisie où le taux d’insertion [1] ne dépasse pas 30 % après le baccalauréat. Les enseignants, confrontés à des conditions de travail difficiles, se voient contraints à une pédagogie de gestion des flux plus qu’à un accompagnement individualisé de chaque élève.

Des inégalités structurelles

Comment expliquer ce paradoxe français d’un système à la fois massifié et inégalitaire ? C’est le fruit de l’histoire et d’un lourd héritage, celui de deux écoles, celle du peuple et celle de la bourgeoisie qui se sont lentement rapprochées, non sans heurts. Mais dont le processus d’unification n’a jamais été achevé.

Le XIXe siècle a été celui de la construction d’une école du peuple – l’école primaire de Jules Ferry, pour faire simple. Elle a bien ouvert ses portes à tous les enfants, mais il n’était pas question pour eux d’entrer à l’université, en droit, en lettres ou en médecine, ni bien sûr dans les grandes écoles. L’enseignement supérieur était réservé aux élèves de la bourgeoisie qui fréquentaient le secondaire, le lycée, d’ailleurs payant jusque dans les années 1930. Les autres pouvaient poursuivre quelques années jusqu’à ce qu’on appelait le « primaire supérieur ».

La Première Guerre mondiale a changé les regards. Le peuple a payé l’impôt du sang. Si les hommes de toutes conditions ont pu combattre l’ennemi dans les mêmes tranchées jusqu’à la victoire, pourquoi ne pas réunir tous les enfants dans une même école ? Ainsi, de Jean Zay (ministre de l’Education du Front populaire) à René Haby (de 1974 à 1978), avec le collège unique dont nous fêtons le cinquantenaire, le XXe siècle s’engage-t-il sur la voie d’une école unifiée.

Pourtant, le modèle reste celui de la sélection d’une élite et du repérage des forts en maths et des forts en thème [2], largement issus des classes favorisées. Car le collège unique ne s’est pas aligné sur le primaire supérieur et ses savoirs concrets, alors qu’il donnait d’excellents résultats dans la promotion des élèves des classes populaires et moyennes. Non, on a aligné le collège unique sur le lycée, sur les savoirs abstraits et académiques, ceux de l’implicite qui nécessitent de détenir un fort capital culturel.

Le grand écart croissant entre les fortes attentes d’une société toujours plus démocratique, et l’obstination à maintenir un modèle élitiste, fondé sur le tri par les savoirs académiques, a alimenté la défiance dans laquelle nous sommes aujourd’hui : celle des familles, notamment populaires et moyennes, qui perçoivent l’école comme un lieu d’exclusion ; celle des enseignants, confrontés à une perte de sens ; celle de la société, qui doute de la capacité de l’école à faire réussir tous les élèves. On demande trop à l’école : compenser des inégalités que le modèle scolaire même contribue à fabriquer, restaurer une autorité qui échappe en premier lieu aux familles, régler les grands défis du temps.

Mais accabler les professeurs ou les cadres de l’école serait céder au phénomène du bouc émissaire. La reproduction des inégalités n’est pas une volonté mais le constat d’une impuissance : celle d’enrayer un système profondément structuré par la sélection en engageant les réformes profondes qui s’imposent.

Vers l’école démocratique du XXIe siècle

L’école peut transformer la société. L’histoire nous le rappelle quand, après une défaite et une guerre civile, la Troisième République a relevé le défi de la cohésion nationale en enseignant notre langue à l’ensemble des petits Français. Si en 1789, seuls 15 % de la population parlaient français, en 1870, ce pourcentage n’était encore que de 45 %. Moins de 45 ans plus tard, en 1914, grâce à la l’école communale, il était de 90 %. Il y aura fallu une volonté et un puissant projet collectif. Aujourd’hui, en pariant sur un cadre pédagogique adapté, une formation massive de qualité et le formidable atout d’une institution forte de plus d’un million de personnes (enseignants et personnels administratifs compris), nous pouvons bâtir un projet de démocratisation scolaire.

Pour cela, il faut repenser l’architecture de notre système. Plutôt que de trier, il faut élever. Plutôt que de classer, il faut accompagner.

Cela passe par une priorité absolue accordée à l’école primaire. Avec la réduction des écarts dès les premières années, notamment dans l’acquisition du vocabulaire ; l’apprentissage de la lecture, comme de tous les savoirs fondamentaux, selon les méthodes avérées par la recherche ; une attention à toutes les formes de savoirs, dans la sécurité affective [3]. Cela suppose d’abord de mettre fin, dans nos esprits, à la hiérarchie des niveaux d’enseignements et d’investir massivement dans le premier degré : plutôt que de disperser les moyens en démultiplication d’options et de filières au lycée, dans le seul but de distinguer – encore une fois –, les meilleurs, nous devons dépenser pour chaque écolier autant que les meilleurs systèmes scolaires de l’OCDE.

Faisons aussi le pari d’une formation massive, appuyée sur la recherche, qui permette à chaque enseignant de diversifier ses approches en ayant clairement en tête les méthodes qui fonctionnent – plutôt que de le laisser tâtonner seul dans sa classe.

Renonçons à l’orientation précoce et à la toute-puissance des classements : dans un pays de taille modeste comme le nôtre, l’objectif n’est pas de sortir une élite – toujours des mêmes viviers –, mais de s’appuyer sur tous les talents. Et pour cela, laissons chacun avancer à son rythme, au sein d’un secondaire unifié jusqu’à 18 ans, qui permette à chaque élève d’acquérir des compétences académiques, techniques, artistiques et des pratiques diversifiées.

Et pour sortir de l’isolement-désolation des professeurs, tout en revalorisant leurs missions, sortons du face-à-face pédagogique pour inventer des formes d’organisation scolaires à la fois plus collaboratives et plus individualisées : le tutorat, la co-intervention [4], l’enseignement mutuel [5], mais aussi l’intelligence artificielle, doivent trouver leur place dans une école enfin pensée pour chacun. Les examens, qui ne mesurent qu’un niveau moyen et ne sont pensés que par classe d’âge, doivent par ailleurs laisser la place à des certifications, comme on le fait en langues ou pour les compétences numériques avec le brevet PIX. Ces certifications permettraient à l’élève de valider progressivement ses compétences, sans pression du groupe. Enfin, parce que les ambitions démesurées des programmes n’ont pas grand sens au regard des acquis réels des élèves, pensons des programmes réalistes et adaptés, des progressions raisonnées, avec les méthodes au cœur de la réflexion, plutôt que les seuls contenus.

Donnons, enfin, aux adultes en charge de l’éducation des élèves les moyens d’agir : du temps, pour se concerter, échanger, avec des professeurs experts relais de leurs collègues ; avec des parents associés à la scolarité de leurs enfants. Sans la responsabilisation et l’action de tous au plus près des réalités locales, la déconnection entre la base et le sommet de la hiérarchie sociale s’accentuera et avec elle les malentendus, le mal-être et l’absence de progrès de notre école.

L’égalité comme horizon

L’égalité des chances, ce n’est pas faire réussir quelques-uns en estimant qu’on a donné une opportunité à chacun. Ni se consoler de l’échec de trop d’élèves en arborant nos médaillés Fields . C’est faire en sorte que chaque élève ait réellement les moyens de réussir dans une société épuisée par le gâchis des talents.

L’école n’a pas dit son dernier mot. Elle peut redevenir l’institution centrale au service de la devise républicaine. Cela demande du courage politique, une vision, mais aussi une confiance renouvelée dans l’institution scolaire. Aller au-delà des constats, des discours, des réformes éphémères. Faire le choix d’une éducation qui profite vraiment à tous les élèves, en se donnant l’objectif de dépasser tous les déterminismes et les vulnérabilités.

Cette œuvre collective, cette vision au service de la justice, nécessite de rompre avec un modèle, celui d’un système hypocrite qui cultive l’élitisme sous couvert de méritocratie. Dans un contexte de montée des peurs, où l’on répond au mal-être par la défiance et les tentations populistes, l’école ne peut pas tout. Mais rien ne se fera sans elle.

Christophe Kerrero, professeur agrégé de lettres, ancien directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale et ancien recteur de l’académie de Paris.
Il a publié L’école n’a pas dit son dernier mot : le coup de gueule d’un recteur qui refuse de baisser les bras, éd. Robert Laffont, 2025.



Photo / Rawpixel.com sur Freepik


[1Le taux d’insertion est un indicateur statistique qui mesure la proportion de personnes ayant accédé à un emploi dans un délai donné après la fin de leur formation ou de leurs études.

[2Personne savante, qui a réponse à tout. À l’origine, les meilleurs pour traduire en latin ou en grec.

[3La sécurité affective est l’état de confiance intérieure qui naît de relations stables et bienveillantes, et qui permet à l’individu de se développer, d’apprendre et de s’ouvrir aux autres sans crainte d’abandon ni de rejet.

[4Quand deux enseignants (ou un enseignant et un autre professionnel) interviennent ensemble, au même moment, devant une même classe ou un même groupe d’élèves.

[5Un maître unique encadre un grand nombre d’élèves en s’appuyant sur les plus avancés, chargés d’enseigner à leurs camarades moins expérimentés. Ces élèves, appelés moniteurs, répètent, guident et contrôlent les apprentissages des autres sous la supervision du maître.

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Date de première rédaction le 1er septembre 2025.
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