Analyse

La croissance doit bénéficier aux plus pauvres dans le monde

La misère et l’analphabétisme reculent dans le monde. Mais le chemin qui reste à parcourir est immense et ces tendances n’ont rien d’automatique. La croissance économique est nécessaire, mais non suffisante. Analyse de l’économiste Pierre-Yves Geoffard, extraite du journal Libération.

Publié le 28 juin 2022

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Revenus Éducation Modes de vie Pauvreté Santé

Entre la guerre en Europe, le retour des pandémies et le bouleversement du climat, on a un peu du mal à se dire que le monde va bien. Le sentiment qui prévaut est celui d’une humanité dont la situation s’est nettement dégradée dans la période récente. C’est une évidence : c’était mieux avant. Et pourtant. Pourtant, les faits montrent que, dans plusieurs domaines, c’est l’inverse qui est vrai. Une grande part de l’humanité va bien mieux, ou en tout cas moins mal, qu’il y a une génération. Entre 1990 et 2018, alors que la population mondiale est passée d’un peu plus de cinq milliards à près de huit milliards, le nombre de personnes extrêmement pauvres s’est très fortement réduit, passant de 1,9 milliard à 650 millions. Vivre dans la pauvreté extrême, selon les définitions internationales, c’est vivre avec moins de 1,9 dollar par jour.

On en parle assez peu, mais le fait que plus de 1,2 milliard d’humains soient sortis de la grande misère en moins de trente ans devrait être considéré comme un extraordinaire succès de l’histoire humaine. Évidemment, il y a un fossé entre sortir de la pauvreté et vivre confortablement, et le seuil de 1,9 dollar par jour est en partie conventionnel ; mais d’autres critères que ce seuil confirment ce même phénomène, d’ampleur planétaire, de baisse de la grande pauvreté. Hélas, cette baisse touche inégalement les régions du monde : les gains sont essentiellement concentrés en Asie orientale et en Asie du Sud. En revanche, la plupart des pays d’Afrique subsaharienne connaissent une stagnation, voire une détérioration, de leur situation : dans les trente dernières années, le nombre de personnes en extrême pauvreté y a augmenté de 280 millions à 435 millions. Reconnaître un réel succès à l’échelle de l’humanité ne doit pas conduire à occulter ses limites.

Croissance ou développement humain ?

Pourquoi ces régions ont-elles connu des évolutions si différentes ? Pour une fois, la réponse est assez simple : la croissance économique explique une grande partie de cette divergence. A contrario des pays d’Afrique sub-saharienne, les pays d’Asie ont connu une croissance soutenue, régulière, pendant trente ans. Certes, ce que la croissance mesure n’est que l’augmentation de la richesse moyenne, mais l’histoire montre que celle-ci peut souvent coïncider avec une baisse de la pauvreté. On pourra aussi rétorquer, à juste titre, que le bien-être ne se résume pas à la consommation ou à la richesse matérielle. Si on suit l‘économiste et philosophe indien Amartya Sen, l’éducation et la santé sont nécessaires pour qu’une personne soit en capacité d’exercer ses choix ; une mauvaise santé, une éducation trop limitée ne permettent pas à un individu d’être réellement libre et souverain.

Les indices de développement humain [1] reposent sur la quantification de ces composantes importantes du bonheur. Par exemple, plusieurs indicateurs de santé sont disponibles, en particulier, l’espérance de vie ou la mortalité, à différents âges. La statistique du nombre d’enfants morts avant l’âge de cinq ans révèle beaucoup d’informations, tant sur le système de soins que sur la santé générale de la population. Or, alors qu’en 1990 12,5 millions d’enfants mourraient avant 5 ans, ce chiffre n’était plus que de 5,2 millions en 2019. Là aussi, ne minimisons pas ce formidable succès, sans sous-estimer le chemin qui reste à parcourir. Pour ce qui est de l’éducation, en adoptant cette fois une perspective plus longue, là aussi l’humanité a connu de considérables progrès : l’analphabétisme, qui touchait 44 % de la population mondiale en 1950 et encore 24 % en 1990, en concerne aujourd’hui moins de 14 %.

Alors, certes, dépasser l’âge de cinq ans, savoir lire et disposer de plus de deux dollars par jour, ça ne fait pas tout. Il reste beaucoup à accomplir, avant tout en Afrique, mais au-delà, pour que l’ensemble de l’humanité connaisse des conditions de vie satisfaisantes. Ce que l’histoire enseigne à grands traits, c’est que la réduction rapide de la grande misère n’est présente que dans des périodes de forte croissance économique. Ce que l’histoire enseigne aussi, c’est que rien n’est mécanique, et qu’il faut que la croissance bénéficie aussi aux plus pauvres.

Selon le principe d’Aristote, le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. Or, dans de nombreux pays, comme la Russie, mais aussi les États-Unis, les gains de croissance des trente dernières années ont été très largement accaparés par les riches ou les très riches, plus de la moitié de la population n’ayant connu aucune amélioration de son niveau de vie. La croissance, en soi, ne réduit pas les inégalités ; elle ne suffit pas non plus à éradiquer la pauvreté ; mais sans une augmentation de l’ensemble des richesses disponibles collectivement, il est illusoire d’espérer réduire la grande misère dans les régions du monde où elle sévit encore.

Pierre-Yves Geoffard, professeur à l’École d’économie de Paris, directeur d’études à l’EHESS

Extrait de la chronique « Économiques », intitulée « La croissance doit être partagée entre tous », Libération, 1er juin 2022.

Photo / CC Leks Quintero


[1L’indice de développement humain est un indicateur de développement qui tient compte de la qualité de vie des populations (espérance de vie, niveau d’éducation) en plus du revenu par habitant.

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Date de première rédaction le 28 juin 2022.
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