Analyse

Qui profite de la croissance des revenus dans le monde ?

Qui a profité de la croissance depuis une quarantaine d’années dans le monde ? L’évolution des revenus, du plus pauvre au plus riche, prend graphiquement la forme d’un « éléphant ». Avec de bonnes et de mauvaises nouvelles pour les inégalités de revenus à l’échelle mondiale. Analyse d’Anne Brunner de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 5 février 2019

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Revenus Niveaux de vie

De 1980 à 2016, l’ensemble des revenus dans le monde a connu une croissance cumulée de 60 %, inflation déduite, selon les travaux de la World Income Database (WID) [1]. Selon le pays et le niveau de revenus où l’on se situe, cette croissance moyenne n’a pas bénéficié à tous de façon homogène. La représentation graphique de l’évolution des revenus des individus, classés des plus pauvres aux plus riches, décrit une courbe en forme de tête d’éléphant. L’équipe du WID a redessiné, en l’actualisant, « la courbe de l’éléphant » des économistes Christoph Lakner et Branco Milanovic [2] : le corps et la trompe de l’éléphant montrent qu’à l’échelle mondiale, certaines catégories de revenus ont mieux tiré leur épingle du jeu que d’autres. Qui sont les « gagnants » et les « perdants » de la croissance mondiale ?

Croissance cumulée des revenus entre 1980 et 2016 dans le monde
selon le niveau de revenu
Unité : %
Taux de croissance
Ensemble60
Moitié la plus pauvre94
Moitié la plus riche (hors 10 % les plus riches)43
10 % les plus riches70
1 % le plus riche101
0,1 % le plus riche133
0,01 % le plus riche185
0,001 % le plus riche235
Revenus avant impôts et par adulte. Inflation déduite. Lecture : les revenus de la moitié la plus pauvre de la population mondiale ont progressé de 94 % entre 1980 et 2016. Les revenus des personnes situées parmi les 1 % les plus riches du monde ont doublé (+ 101 %) sur la période.
Source : WID – © Observatoire des inégalités

Le rattrapage de l’Asie du Sud et des pays émergents

Sur la gauche du graphique, la tête de l’éléphant est constituée par la moitié la plus pauvre de l’humanité. En Inde et en Chine, deux pays qui à eux seuls pèsent pour environ 40 % de la population mondiale, la très forte croissance économique a fait émerger des catégories moins pauvres, qui se rapprochent des standards de niveau de vie des pays les plus riches. Pour les revenus des 50 % les plus pauvres, la période 1980-2016 se solde par une hausse de 94 % du revenu par adulte en moyenne. Autrement dit, leurs revenus ont été multipliés par deux.

Des populations très nombreuses sont sorties de la misère. En 1980, près de la moitié de la population mondiale vivait avec moins de 1,90 dollar [3]. Aujourd’hui, cette misère extrême a fortement diminué en Asie et en Amérique latine. Le rattrapage de l’Inde et de la Chine durant ces trente ans indique qu’une réduction des inégalités mondiales de revenus s’est opérée par l’élévation des bas revenus.

Le boom des super-riches

Sur la droite du graphique, la trompe de l’éléphant met en lumière le boom des revenus d’une élite de super-riches. Pendant que les inégalités diminuaient par le bas de l’échelle, les très hauts revenus ont prospéré, aggravant au contraire les inégalités par le haut. Regardons de plus près l’axe horizontal. Jusqu’au neuvième repère, chaque graduation correspond à un découpage régulier de la population mondiale, de 10 % en 10 %, des plus pauvres aux plus riches. Un intervalle entre deux repères correspond à environ 500 millions d’adultes. Mais le haut de l’échelle des revenus est découpé plus finement. Les dernières graduations de l’axe horizontal sont espacées régulièrement, mais attention : elles ne représentent pas des parts égales de la population. Elles mettent l’accent sur les 1 %, 0,1 %, 0,01 % et 0,001 % les plus riches de la population mondiale.

La trompe atteint des sommets : les revenus avant impôts des 0,001 % les plus riches ont connu les progressions les plus fortes, avec des taux de croissance cumulée de plus de 200 % sur la période 1980-2016. En clair, les 50 000 adultes du club des 0,001 % les plus riches du monde ont vu leur niveau de revenus tripler sur la période. Soyons précis. Entre 1980 et 2016, les membres de ce club ne sont plus les mêmes. Certains sont décédés, de nouvelles fortunes se sont formées. L’élévation des revenus représentée ne reflète pas l’enrichissement moyen des individus les plus riches de 1980, mais révèle le fait qu’il faut désormais être beaucoup plus riche pour appartenir au club restreint des 0,001 % les plus riches. Sa composition a aussi évolué. Les milliardaires américains, canadiens, européens ont été rejoints par quelques Qataris, Russes ou Chinois, par exemple.

Les perdants sont-ils ceux que l’on croit ?

Qui sont les « perdants » de presque quarante ans de croissance économique mondiale ? L’attention des commentateurs passe en général rapidement sur la faible croissance des revenus des 10 % les plus pauvres. Il est vrai que les premiers 10 % de la distribution ne sont pas représentés sur le graphique de la WID et que leurs revenus restent mal recensés. Une chose est sûre : en 1980, leur niveau de revenus était proche de zéro. Près de quarante ans plus tard, les plus pauvres du monde gagnent 60 % de plus. Autant dire toujours très peu : moins d’1,90 dollar par jour.

De cette courbe, on a plutôt commenté le creux, rebaptisé en « déclin », selon les termes de Lakner et Milanovic eux-mêmes [4] ou en « compression » par l’équipe de la WID. Il concerne la tranche de la population qui gagne plus que les 50 % les plus pauvres et moins que les 10 % les plus riches du monde. Pour une grande part, il s’agit des habitants des pays occidentaux. Un vaste ensemble où se mêlent les personnes aisées, les classes moyennes et les catégories populaires des pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Pendant que la Chine, l’Inde et les pays d’Asie du Sud voyaient une grande partie de leur population s’enrichir significativement et accéder à des conditions de vie plus proches des normes occidentales, les populations des pays riches ont vu leurs revenus évoluer en moyenne à un rythme bien plus lent.

La nouvelle courbe de l’éléphant, telle que dessinée par l’équipe de la WID pour la période 1980-2016, étire inhabituellement l’axe horizontal par sa droite. En conséquence, les personnes situées entre les 50 % et les 95 % les plus riches se retrouvent au centre du graphique. On en oublierait presque qu’elles sont bien plus riches que l’autre moitié de l’humanité. Sur 36 ans, les revenus de la tranche des 50 % à 90 % les plus riches de la planète n’ont pas baissé, mais ils ont augmenté moins vite que la moyenne. Voir ses revenus croître de 34 % pour l’ensemble des Européens [5], c’est une performance très inférieure à l’extraordinaire taux de 830 % qu’ont connu par les Chinois. Mais n’oublions pas que cette augmentation rapporte bien plus, en valeur absolue : mieux vaut une croissance de 30 % sur un revenu de 20 000 dollars que de multiplier par neuf ses ressources, quand on gagne quelques centaines de dollars par an.

D’ailleurs, si avec une croissance moyenne des revenus cumulée de 43 %, la moitié riche de l’humanité (dont on retire les 10 % du haut de l’échelle) se situe sous la moyenne mondiale (60 %) pour la période 1980 à 2016, le constat sur longue période est moins alarmant que les premiers résultats de Lakner et Milanovic. Les économistes de la Banque mondiale avaient montré que le taux de croissance des revenus des 70 % à 85 % les plus riches frôlait le niveau zéro [6] pour la période 1988-2008 [7]. Il est même passé dans le rouge pendant la récession de 1988 à 1993.

Autre constat : les 50 % les plus pauvres du monde ont capté 12 % de la croissance entre 1988 et 2016, nous disent Facundo Alvarez, Lucas Chancel, Thomas Piketty et leurs collègues de la WID (voir notre tableau ci-dessous). Pendant ce temps, les 1 % les plus riches se sont accaparé 27 % du total. Une simple soustraction (100 % - 12 % - 27 %) montre que la moitié la plus riche du monde (dont on a retiré le 1 % du sommet) a obtenu 61 % du total de la croissance du revenu global. C’est finalement plus que leur part dans la population (49 %). Doit-on vraiment parler de « compression » ?

Répartition de la croissance mondiale 1980-2016
selon trois tranches de revenus des individus
Unité : %
Part dans la population mondiale
Part dans la croissance des revenus
Moitié la plus pauvre5012
Moitié la plus riche, hors 1 % le plus riche4961
Le 1 % hyper-riche127
Ensemble100100
Lecture : la moitié la plus pauvre de la population a perçu 12 % de la croissance mondiale des revenus entre 1980 et 2016. Les 1 % les plus riches du monde en ont capté 27 %.
Source : WID – © Observatoire des inégalités

Ne faisons pas dire à l’éléphant ce qu’il ne peut pas dire. Une vision aussi globale de l’évolution des inégalités des revenus dans le monde est passionnante, mais elle ne peut pas rendre compte de l’augmentation de la pauvreté et du chômage dans les pays les plus riches. Les « 90 % du bas, États-Unis et Europe » selon la mention portée sur le graphique incluent des catégories aisées largement protégées et des personnes exclues de la prospérité par la pauvreté et le chômage. Cette analyse très globale ne permet pas de différencier leur sort respectif et passe sous silence, par construction, l’évolution des inégalités entre catégories pauvres et aisées (en dehors des très riches qui sont bien identifiés) à l’intérieur des sociétés les plus riches. Elle nous dit donc peu sur les tensions sociales au sein des pays d’Europe ou d’Amérique du Nord.

Quelles sont les leçons de l’éléphant ?

Il y a de bonnes nouvelles. Le niveau de revenu de la moitié de la population mondiale la plus pauvre a doublé en moyenne, ce qui a permis à des populations très nombreuses de sortir de la misère la plus extrême. Quant au creux de la courbe, faut-il le situer du côté des bonnes ou des mauvaises nouvelles ? Si on veut bien voir la bouteille à moitié pleine, il faut se réjouir que les revenus de la moitié la plus riche de la population mondiale augmente moins vite que celle des plus pauvres. C’est même indispensable pour espérer une réduction des inégalités globales.

Mais cette analyse mondiale sur longue période met aussi en évidence l’explosion des revenus des plus riches de la planète. Le revenu du 1 % le plus riche a doublé entre 1980 et 2016 et, à eux seuls, les membres de ce club se sont accaparé 27 % du total de la croissance mondiale. Tout en bas de l’échelle, l’extrême misère persiste. On connaît mal les revenus des 10 % les plus pauvres et des populations soumises aux conflits et aux guerres. On sait en revanche qu’ils n’ont rien gagné ou très peu à ces 36 années de croissance mondiale.

Photo / CC by Emile B.
Courbe de l’éléphant / WID.word 2017


[1Voir « The elephant curve of global inequality and growth », Working papers series n° 2017/20, Facundo Alvaredo et al., Wealth & income database, décembre 2017.

[2Voir la première courbe de l’éléphant (période 1988-2008), « Global Income Distribution : from the Berlin Wall Fall to the great Recession », Christoph Lakner, Branco Milanovic, Policy Research Working Paper N° 6719, Word Bank, 2013. L’ouvrage de Branco Milanovic, Inégalités mondiales, vient d’être traduit en français par les éditions La Découverte.

[4Les premiers auteurs de la « courbe de l’éléphant » avaient décomposé leur période d’étude (1988-2008) et montré que les revenus situés entre les 70 % et les 80 % les plus élevés ont en effet diminué sur la période 1988-1993.

[5Comme l’indique la WID dans la même étude.

[6« Global Income Distribution : from the Berlin Wall Fall to the great Recession », Christoph Lakner, Branco Milanovic, Policy Research Working Paper N° 6719, Word Bank, 2013.

[7Ce qui trompe, c’est qu’il n’existe pas un mais plusieurs éléphants de formes différentes, selon la période observée.

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Date de première rédaction le 5 février 2019.
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