Analyse

Pourquoi la hiérarchie des revenus reste figée en France

Il est moins fréquent en France qu’aux États-Unis de changer de classe de revenus au cours de sa vie. Pourquoi la mobilité des revenus est-elle plus faible dans notre pays ? L’analyse de Tristan Loisel et Michaël Sicsic, de l’Insee.

Publié le 4 décembre 2025

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Revenus Catégories sociales Niveaux de vie Riches

En France, les inégalités de revenus se maintiennent fortement dans le temps. Pour mieux comprendre ce phénomène, nous avons étudié dans une publication récente les trajectoires de revenus (avant redistribution) sur deux décennies pour les individus âgés de 25 à 49 ans en 2003 (voir encadré).

Près des deux tiers des 20 % des individus les plus aisés en 2003 appartiennent encore à ce groupe 18 ans plus tard. Cette persistance est particulièrement visible au sommet de l’échelle des revenus : 36 % du 1 % le plus aisé en 2003 figurent toujours parmi cette catégorie de revenus en 2021. Ainsi, selon ce critère, la mobilité des revenus au cours de la vie professionnelle apparaît en moyenne plus faible en France qu’aux États-Unis. Une fois les individus insérés sur le marché du travail, les positions sont davantage ancrées, et les opportunités de mobilité au cours de la vie professionnelle, plus faibles.

La faible mobilité intragénérationnelle [1] des revenus peut s’expliquer par trois principaux facteurs. Le premier tient au poids déterminant du diplôme initial, qui tend à figer les trajectoires. En France, les employeurs accordent une importance particulièrement forte au diplôme par rapport à d’autres critères (comme l’expérience, la personnalité, etc.). L’économiste Éric Maurin [2] parle ainsi de « la valeur exorbitante que les diplômes ont fini par acquérir », notamment pour accéder aux emplois stables. Par ailleurs, l’inégalité d’accès à la formation professionnelle renforce le rôle du diplôme et freine la mobilité. Le taux d’accès à une formation qualifiante pour les adultes est faible en France, en particulier pour les contrats temporaires (taux de formation de 32 % en France contre 75 % aux États-Unis entre 2012 et 2015), limitant les possibilités de mobilité ascendante pour les plus modestes.

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Deuxièmement, plusieurs études relient la faible mobilité professionnelle à la faible mobilité géographique, en raison notamment des coûts liés à la garde d’enfants et au logement. Le prix élevé de l’immobilier et le poids des droits de mutation [3] constituent indéniablement des obstacles importants aux déménagements motivés par la recherche d’un emploi mieux rémunéré. Selon l’OCDE, la mobilité géographique des jeunes chômeurs et inactifs est ainsi particulièrement limitée en France par rapport aux autres pays riches.

Un troisième facteur réside dans les rigidités et la segmentation du marché du travail (entre emplois précaires et plus durables), elles aussi particulièrement marquées en France. L’économiste Thomas Philippon [4] avance également la thèse d’un « capitalisme d’héritiers aux pratiques managériales conservatrices et frustrantes pour les salariés » dans lequel les évolutions de carrière sont plus rares.

Quelles que soient les causes de la faible mobilité intragénérationnelle des revenus en France, l’étude des trajectoires, qu’il s’agisse de persistance dans la pauvreté [5] ou parmi les très hauts revenus, mérite toute notre attention. Elle permet de mieux comprendre le sentiment d’inégalité. Comme indiquait le conseiller économique du président Obama en 2012, « l’inégalité des revenus serait moins préoccupante si les personnes à faibles revenus devenaient des salariés à hauts revenus à un moment donné de leur carrière ». Améliorer la mobilité dans le temps réduirait la persistance des inégalités, permettrait aux talents potentiels de se révéler, et donnerait davantage confiance dans l’avenir.

Une étude originale
L’évolution des inégalités est usuellement analysée en comparant les écarts de revenus entre deux dates. Or, cette approche occulte un élément essentiel : les populations comparées ne sont pas identiques d’une année à l’autre. Ainsi, parmi les 10 % les plus pauvres en 2003, certains le sont restés en 2021, mais d’autres ont amélioré leur situation ; inversement, une partie des plus modestes en 2021 ne l’était pas en 2003. Le même constat vaut pour les plus aisés. L’originalité de notre étude tient au fait qu’elle observe, pour la première fois, les trajectoires individuelles sur une longue période, de près de vingt ans.

Cet article est extrait de « La mobilité des individus le long de l’échelle des revenus en France sur la période 2003-2021 », Tristan Loisel et Michaël Sicsic, Économie et Statistique, n° 545, Insee, 2024.

Photo / Nadine Marfurt sur Unsplash


[1Mobilité intragénérationnelle : évolution sur l’échelle des revenus au sein d’une génération donnée. Se distingue de la mobilité intergénérationnelle (entre deux générations).

[2La peur du déclassement, Seuil, 2009.

[3Droits de mutation : taxes payées lors de l’achat d’un bien immobilier, communément appelés « frais de notaire ».

[4Le capitalisme d’héritiers : la crise française du travail, Seuil, coll. La République des idées, 2007.

[5Voir aussi l’étude centrée sur la persistance dans la pauvreté : « Un tiers des personnes à très bas revenus en 2003 le sont encore près de 20 ans plus tard », Mathias André, Tristan Loisel, Michaël Sicsic, in Les revenus et le patrimoine des ménages édition 2024, Insee Références, Insee, 2024.

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Date de première rédaction le 4 décembre 2025.
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