Analyse

Inégalités scolaires : ce qui se joue dans la classe

Ce qui se passe au sein de la classe influence les inégalités de résultats scolaires entre milieux sociaux. Notamment à travers les méthodes d’évaluation et les comparaisons entre élèves. Une analyse de Sébastien Goudeau, maître de conférence en psychologie sociale.

Publié le 24 novembre 2020

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

Pourquoi, malgré l’engagement quotidien des enseignants sur le terrain, l’école reproduit-elle les inégalités sociales ? Certains considèrent que les élèves qui échouent à l’école ne possèdent pas les qualités nécessaires (« intelligence », motivation, etc.), ou qu’ils sont victimes d’une forme de handicap social rédhibitoire lié à leur milieu d’origine. Ces explications qui mettent en avant les « déficits » des élèves des milieux populaires négligent le rôle des situations scolaires elles-mêmes. Elles ne permettent pas de rendre compte les dynamiques, qui, au quotidien, à l’intérieur des classes, peuvent creuser les écarts de performances entre élèves.

S’opposant à l’idée selon laquelle la moindre réussite scolaire des enfants de classe populaire s’expliquerait par un manque de capacités ou de motivation, de nombreux travaux de sociologie ont mis en évidence le rôle joué par l’école dans la reproduction des inégalités sociales. De façon complémentaire, de nombreuses recherches de psychologie sociale [1] permettent de comprendre la façon dont ces inégalités scolaires peuvent se construire au quotidien dans la salle de classe. Elles montrent notamment que certaines situations scolaires désavantagent les plus faibles. Parmi les variables liées à la situation qui peuvent avoir un effet sur les performances, trois sont aujourd’hui bien connues pour creuser les inégalités : les stéréotypes sociaux, certaines formes d’évaluation et les comparaisons entre les élèves.

Les stéréotypes sont des croyances sociales qui associent des caractéristiques positives ou négatives aux membres d’un groupe social donné. Par exemple, les filles sont souvent perçues comme moins compétentes en mathématiques que les garçons. Les enfants de classes populaires sont quant à eux souvent jugés comme moins « intelligents » et moins travailleurs que les enfants de classes favorisées. Ces stéréotypes, même s’ils ne renvoient à aucune réalité scientifique, ont la particularité d’être connus de toutes et tous. Des chercheurs se sont posé la question de savoir si ces stéréotypes pouvaient affecter les performances des individus qui en sont la cible, et ainsi jouer un rôle dans le phénomène de reproduction des inégalités.

La menace du stéréotype

Des recherches montrent ainsi que lorsqu’ils sont placés en situation d’évaluation, les élèves de classes populaires peuvent craindre de confirmer le stéréotype négatif relatif à leur groupe social d’appartenance, ou d’être jugés conformément à ce stéréotype [2]. En psychologie sociale, ce phénomène s’appelle la « menace du stéréotype ». Cette menace engendre du stress, mais également des émotions et des pensées négatives, ce qui peut perturber la performance lors de la réalisation d’une tâche [3]. En effet, elle impose à l’élève de faire deux choses : la tâche à réaliser, mais aussi gérer le stress qu’entraîne la peur d’être perçu comme incompétent. Lorsque je passe un oral pour entrer dans une grande école et que je me demande si je suis à ma place et si je ne vais pas être jugé sur la base de mon appartenance sociale, une partie de mon attention n’est pas allouée à la tâche que je réalise. Cela s’avère délétère pour les performances intellectuelles.

Dans une étude, des étudiants passaient un test difficile qui était présenté soit comme une évaluation de leurs capacités intellectuelles, soit comme un test ayant pour but simplement d’étudier la manière dont on mémorise les choses [4]. Les résultats montrent que lorsque le test est présenté comme une évaluation, les étudiants de classes populaires réussissent moins bien que les étudiants de classes favorisées. En revanche, cet écart disparait lorsque le test n’est pas présenté comme tel. Ces résultats ont également été répliqués chez des jeunes enfants de CP. Par ailleurs, d’autres travaux ont montré que les stéréotypes de genre qui décrivent les filles comme moins compétentes en mathématiques et en sciences produisent exactement les mêmes effets sur les inégalités de genre.

Ainsi, les travaux sur la menace du stéréotype suggèrent que les situations d’évaluation, loin d’être neutres, ont tendance à accroître les écarts liés à l’origine sociale et au genre. Il ne faudrait pas en conclure pour autant qu’il faut renoncer à toute forme d’évaluation des élèves. Ces travaux posent la question de savoir ce qui peut être menaçant pour des élèves lorsqu’ils sont évalués et comment modifier les formes de l’évaluation.

Les évaluations peuvent être plus ou moins orientées vers la mesure des performances à l’aide d’un indicateur simple (une note sur 20 par exemple) ou vers des éléments qui mesurent la progression des élèves. Les travaux sur la menace du stéréotype révèlent que le fait de penser qu’un test pourrait mesurer de façon fiable des capacités intellectuelles qui seraient fixes – et sur lesquelles les élèves auraient peu de contrôle – perturbe la performance des élèves. Dès lors, on peut penser que lorsque l’évaluation n’est plus perçue comme le révélateur de capacités intellectuelles fixes, mais comme un outil au service de la progression, alors ces effets de menace devraient disparaître.

Pour mesurer cela, des chercheurs [5] ont manipulé lors d’une expérience la signification associée à un examen. L’examen était présenté à des étudiants, soit comme un outil destiné à améliorer leur apprentissage, soit comme permettant de sélectionner les meilleurs. Lorsque l’examen est présenté comme un outil de sélection, les étudiants de classes populaires réussissent moins bien que les étudiants de classes favorisées. En revanche, cet écart disparait lorsque l’évaluation est présentée comme un outil permettant de progresser.

Comparaisons sociales

Les comparaisons sociales qui ont lieu dans la classe constituent un troisième mécanisme qui peut creuser les inégalités scolaires. La « comparaison sociale » est le fait de se mesurer les uns aux autres, par exemple par le biais des notes. La salle de classe est très riche d’informations qui vont créer ces comparaisons entre élèves. Des recherches ont mis en évidence le fait que voir ou imaginer quelqu’un réussir mieux que soi peut être menaçant pour l’image de soi [6]. Pourquoi la réussite des autres est-elle une menace plutôt qu’une stimulation pour mieux faire ? Une des conditions pour qu’elle soit bénéfique est que l’élève perçoive cette réussite comme accessible [7]. Or, les écarts de performance qui sont donnés à voir dans la classe sont bien souvent perçus comme le reflet de la qualité des élèves eux-mêmes, de quelque chose qui ressemble à l’intelligence. Le fait de penser que l’on est moins intelligent que les autres et qu’il n’est pas possible de réduire l’écart avec eux est menaçant pour l’image de soi.

Or, les élèves de classes populaires ont une probabilité beaucoup plus importante de faire l’expérience de comparaisons sociales défavorables, par exemple voir un élève qui a fini ses exercices alors que l’on se trouve en difficulté. En effet, les élèves des classes moyennes et favorisées arrivent à l’école avec une familiarité plus grande vis-à-vis des attendus et savoirs scolaires que celle des élèves de classes populaires. Par exemple, les premiers fréquentent davantage les bibliothèques, les musées et pratiquent plus d’activités extrascolaires. Ces pratiques favorisent le développement de connaissances et de compétences qui s’avèrent très utiles pour la réussite scolaire. N’ayant pas conscience de ces différences de socialisation familiale, les élèves de classes populaires n’ont guère d’autre choix que d’interpréter leur moindre réussite comme le signe d’une infériorité intellectuelle [8]. Comme pour la menace du stéréotype, avoir l’impression d’être moins intelligent que les autres entraîne du stress et des émotions négatives qui vont perturber l’apprentissage et les performances. Sur le long terme, cela peut aboutir à un désengagement vis-à-vis de l’école.

Qu’il s’agisse de l’effet des stéréotypes, de certaines façons d’évaluer ou de la comparaison sociale entre élèves, un grand nombre d’études montrent que ce qui se passe concrètement tous les jours dans la classe peut favoriser ou défavoriser les élèves en fonction de leur origine sociale. Au-delà de l’engagement des enseignants pour la réussite de tous les élèves, certaines croyances culturelles et la façon dont est organisée l’école influencent les interactions dans la classe. Bien sûr, il existe d’autres causes économiques et structurelles à ces inégalités, mais ce qui se passe pendant la classe n’est pas à négliger, notamment la manière dont les comparaisons entre élèves sont organisées. Limiter la compétition, amener les élèves à ne plus interpréter les différences de réussite comme des différences d’intelligence, ou encore prendre en compte l’inégale familiarité des élèves vis-à-vis des contenus scolaires, sont des pistes qui mériteraient d’être davantage explorées en classe pour réduire la construction des inégalités sociales.

Sébastien Goudeau, maitre de conférences en psychologie sociale. Il est l’auteur d’un ouvrage qui vient de paraître : Comment l’école reproduit-elle les inégalités ?, UGA Éditions, Presses Universitaires de Grenoble, 2020.

Photo / © Sam Balye


[1La psychologie sociale étudie la façon dont les situations sociales dans lesquelles les individus se trouvent peuvent influencer leurs pensées, émotions et comportements.

[2Claude M. Steele, « A threat in the air : How stereotypes shape intellectual identity and performance », American Psychologist, 52, 613-629, 1997.

[3Toni Schmader., Michael Johns, M., & Chad Forbes, « An integrated process model of stereotype threat effects on performance », Psychological Review, 115, 336–356, 2008.

[4Jean-Claude Croizet & Theresa Claire, « Extending the concept of stereotype threat to social class : The intellectual underperformance of students from low socioeconomic backgrounds », Personality and Social Psychology Bulletin, 24, 588-594, 1998.

[5Annique Smeding, Céline Darnon, Carine Souchal, Marie-Christine Toczek-Capelle, & Fabrizio Butera, « Reducing the socio-economic status achievement gap at university by promoting mastery-oriented assessment », PLoS ONE, 8(8) : e71678, 2013.

[6Dominique Muller & Fabrizio Butera « The focusing effect of self-evaluation threat in coaction and social comparison », Journal of Personality and Social Psychology, 93, 194-211, 2007.

[7Penelope Lockwood & Ziva Kunda, « Superstars and me : Predicting the impact of role models on the self », Journal of Personality and Social Psychology, 73, 91-103, 1997.

[8Sébastien Goudeau & Jean-Claude Croizet, « Hidden Advantages and Disadvantages of Social Class : How Classroom Settings Reproduce Social Inequality by Staging Unfair Comparison », Psychological Science, 28, 162-170, 2017.

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Date de première rédaction le 24 novembre 2020.
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