XXe : le court siècle de l’égalité
Protection sociale, impôt, assurances : au cours du XXe siècle, des politiques inédites pour lutter contre la pauvreté ont été initiées en Europe et aux États-Unis. Cette période de « grande compression » des inégalités a-t-elle été un accident de l’Histoire ? Une analyse de Nicolas Delalande, professeur au Centre d’histoire de Sciences Po, extraite du mensuel L’Histoire.
16 mars 2021
https://www.inegalites.fr/XXe-siecle-le-court-siecle-de-l-egalite - Reproduction interditeMême si elles ont été pensées et débattues dès la fin du XVIIIe siècle, sous la Révolution française notamment, c’est au XXe siècle que se sont mises en place de véritables politiques de lutte contre les inégalités économiques et sociales. Les politiques fiscales, destinées à corriger les inégalités de revenus et de patrimoines produites par le libre jeu du marché, en ont été le premier instrument. L’impôt progressif [1] sur le revenu a par exemple été adopté en 1909 au Royaume-Uni, en 1913 aux États-Unis, en 1914 en France. Effrayés par l’évocation de taux d’imposition de quelques pourcents à peine avant 1914, les conservateurs n’auraient jamais pu imaginer, même dans leurs pires cauchemars, que les revenus puissent être taxés à plus de 60 % dix ans plus tard. Cette élévation, causée par la guerre et la crise de 1929, culmine pendant la seconde guerre mondiale, lorsque le président américain Franklin D. Roosevelt porte à 94 % le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu.
Parallèlement, les patrimoines sont eux aussi taxés de manière progressive, sous la forme de droits de succession ou d’impôts extraordinaires sur le capital, comme en France, au Japon ou en République fédérale d’Allemagne après 1945. La taxation du capital, toujours difficile et contestée (en France, l’impôt sur les grandes fortunes n’est adopté qu’en 1981), suscite dès les années 1920 des comportements de fraude et de fuite vers les « paradis fiscaux ».
Cette période de « grande compression » des inégalités, des années 1930 aux années 1970, correspond également à l’essor des politiques d’assistance [2] en direction des populations démunies et à la généralisation de la protection sociale pour les travailleurs et leurs familles. Au XIXe siècle, seule la propriété permettait de se protéger face aux aléas de la vie. Le paternalisme industriel [3] permit aussi d’améliorer les conditions de vie et de logement de certains ouvriers, mais il dépendait du bon vouloir des patrons, soucieux de fixer la main-d’œuvre et de l’encadrer.
Tout change avec la naissance des assurances sociales obligatoires dans l’Allemagne des années 1880. Le chef du gouvernement, le chancelier Bismarck, soucieux de contrer l’influence grandissante des sociaux-démocrates, instaure des assurances contre la maladie, les accidents du travail et la vieillesse. Ces mesures inédites suscitent un immense intérêt en Europe, aux États-Unis ou au Japon. Des assurances obligatoires contre les accidents du travail sont introduites en France et en Italie en 1898, tandis que le Royaume-Uni se dote d’un système ambitieux de couverture des risques maladie et chômage en 1911. Le vote des lois sur les assurances sociales est certes tardif en France (1928-1930), mais la création de la Sécurité sociale permet de les généraliser en 1945.
Aux États-Unis, le Social Security Act adopté par Roosevelt sous le New Deal [4], en 1935, protège les travailleurs âgés, les chômeurs ou les mères isolées. Ces systèmes d’assurances sociales, complétés par les régimes de retraite, sont au fondement des États sociaux après 1945. Leurs résultats sont spectaculaires : dans les années 1950-1970, marquées par des taux de croissance élevés, les écarts de revenus demeurent contenus, les travailleurs bénéficient de nouveaux droits et les personnes âgées échappent à la très grande pauvreté.
L’augmentation des recettes fiscales ne finance pas seulement les activités militaires. Les dépenses publiques civiles, en matière de santé, d’éducation, de logement ou d’assistance sociale, connaissent une progression prodigieuse au cours du XXe siècle. À peine supérieures à 2 % du PIB [5] autour de 1900, les dépenses sociales représentent entre 25 % et 30 % du PIB au début du XXIe siècle, en France, en Allemagne ou en Italie [6]. Cette intervention massive des États, en particulier pour l’accès gratuit aux soins et à l’éducation, joue un rôle décisif en matière de redistribution [7].
Ces politiques égalitaires ont fait l’objet de très vifs débats et conflits au cours du XXe siècle. Elles ont été soutenues par des courants intellectuels et politiques favorables à l’intervention de l’État dans la sphère économique et sociale, en rupture avec les dogmes du libéralisme classique qui prévalaient au XIXe siècle. Les mobilisations ouvrières et les partis d’inspiration socialiste ou sociale-démocrate ont joué un rôle moteur, d’autant que les systèmes politiques se démocratisent au cours du XXe siècle. À côté des partis, les syndicats ont œuvré pour la conquête des droits sociaux et l’amélioration des salaires. Le « modèle suédois » commence à s’établir en 1932 avec l’arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates puis l’adoption des accords dits de Saltsjöbaden en 1938. Ceux-ci prévoient une cogestion des salaires entre le principal syndicat ouvrier et les employeurs. À cela s’ajoute une politique fiscale ambitieuse, qui fait de la Suède l’une des sociétés les plus égalitaires de la seconde moitié du XXe siècle. En France, les grèves générales de 1936 et de 1968 conduisent à des avancées significatives (congés payés, réduction du temps de travail, conventions collectives) et à la revalorisation des salaires.
Les thèses de Keynes
Sur le plan économique, la poursuite de l’égalité n’est plus systématiquement perçue comme un obstacle à la croissance et à l’innovation. Les thèses de l’économiste John Maynard Keynes [8], auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie en 1936, se diffusent pendant la seconde guerre mondiale. Cette nouvelle vision macroéconomique, qui tire les leçons des échecs des années 1930, démontre l’utilité des politiques de soutien à la demande. Les dépenses d’investissement, les déficits budgétaires et les mesures sociales permettent non seulement de réduire les inégalités, mais aussi de corriger les déséquilibres du système économique. La défense des salariés peut se faire au bénéfice de la croissance, comme l’avait déjà esquissé, à l’échelle des entreprises, le modèle fordiste [9] mis en place aux États-Unis dès les années 1920.
La révolution bolchevique de 1917 et la création de l’URSS, véritable alternative au système capitaliste pendant près de soixante-dix ans, ont aussi contribué à ébranler les dogmes de la propriété privée et d’un marché qui s’autorégulerait. Comme l’avait souligné [l’historien] Eric Hobsbawm dans L’Âge des extrêmes (1994), le spectre du communisme explique en grande partie pourquoi les sociétés capitalistes ont accepté de se réformer, sous la pression des mouvements ouvriers.
La construction des États sociaux et la mise en œuvre de politiques de redistribution rallient des soutiens au-delà des seules forces de gauche. En France, le programme du Conseil national de la Résistance (15 mars 1944) rassemble socialistes, communistes, démocrates-chrétiens et gaullistes. La Sécurité sociale est le socle de ce projet de reconstruction sociale et nationale, à une époque où le patronat se trouve discrédité. Aux États-Unis, dans les années 1950, les politiques de redistribution fiscale et sociale font l’objet d’un relatif consensus bipartisan sous la présidence d’Eisenhower. Cet accord se fissure dans les années 1960, lorsqu’émergent de nouvelles figures conservatrices au sein du Parti républicain (à l’image de Barry M. Goldwater), opposées au New Deal et à la « guerre contre la pauvreté » que lance, en 1964, le président démocrate Johnson.
Les mobilisations sociales et les idéologies ont joué un rôle décisif, mais les guerres ont accéléré la conversion des esprits et la mobilisation des ressources, en même temps qu’elles détruisaient certains des patrimoines accumulés au fil du temps. En France, c’est à l’occasion de la première guerre mondiale que les réticences du Sénat, hostile à la création de l’impôt sur le revenu ou à la journée de huit heures, ont pu être surmontées. Les Unions sacrées [10] font naître une exigence d’égalisation des sacrifices entre le front et l’arrière. La dénonciation des « profiteurs de guerre » et des « mercantis [11] » confère un ascendant moral à ceux qui appellent à renforcer le contrôle de l’État et à limiter les abus les plus criants. On retrouve la même logique à l’œuvre pendant la seconde guerre mondiale, en particulier aux États-Unis, où le gouvernement fédéral redouble d’efforts pour inciter les plus riches au patriotisme fiscal.
Dans les régimes autoritaires
Surtout, les guerres sont le creuset de nouveaux projets égalitaires, conçus pour rétablir la paix et la justice une fois les combats terminés. En 1919, l’Organisation internationale du travail (l’OIT, dont le premier directeur est le socialiste français Albert Thomas), une instance tripartite composée de représentants syndicaux, patronaux et gouvernementaux, s’attache à reconstruire l’économie mondiale autour de la libre circulation des travailleurs et de la défense de leurs droits sociaux. La seconde guerre mondiale voit triompher le principe du « Welfare State » [12]. Le rapport rédigé par l’économiste William H. Beveridge en 1942 énonce le droit de chacun à vivre à l’abri du besoin (freedom from want) et pose les jalons du National Insurance Act que fait voter le gouvernement travailliste de Clement Attlee en 1946.
L’avenir des démocraties libérales est conditionné à leur capacité à assurer le bien-être et la dignité de tous les citoyens. Cette aspiration s’exprime à l’échelle internationale lors de la conférence de Philadelphie (1944), réunie à l’initiative de l’Organisation internationale du travail. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme, promue par Eleanor Roosevelt et rédigée par René Cassin, inclut le droit à la Sécurité sociale, au travail, à la santé et à l’éducation parmi les droits humains fondamentaux.
L’origine belliqueuse des politiques sociales ne concerne pas seulement les États démocratiques. Dans les régimes autoritaires et totalitaires aussi l’exigence d’égalité s’affirme, mais sous des formes beaucoup plus violentes. Le régime militariste japonais développe certains pans de l’État social dès les années 1930, en vue d’une mobilisation totale de la population. Dans l’Allemagne nazie, l’historien Götz Aly a montré que les classes moyennes bénéficient de généreuses exonérations d’impôts, tandis que les plus riches sont mis à contribution. Il y voit le souci du régime de construire une dictature « au service du peuple », une explication possible du soutien sans faille apporté par la population allemande malgré les ravages de la guerre. Surtout, cette politique sociale s’articule étroitement à toutes les mesures d’exclusion, de spoliation et d’extermination que les nazis font subir aux Juifs à travers l’Europe. Ce cas extrême mis à part, l’histoire des politiques sociales au XXe siècle a partie liée avec l’objectif d’amélioration de la quantité et de la qualité des populations, y compris dans les États démocratiques. Le « modèle » suédois lui aussi possède sa part d’ombre, avec le recours à des politiques de stérilisation forcée entre 1935 et 1976.
Le mouvement de réduction des inégalités à l’intérieur des sociétés européennes et états-unienne s’est produit alors même que jamais les inégalités entre l’Europe, les États-Unis et le reste du monde n’avaient été aussi grandes qu’au milieu du XXe siècle, à l’aube des décolonisations. Une histoire globale de l’égalité doit tenir compte de ces différentes échelles : l’essor de la citoyenneté sociale en Europe ne remet pas en cause les profondes inégalités sociales et raciales qui existent au sein des sociétés coloniales, dans l’Inde de Gandhi ou l’Afrique du Sud de l’apartheid. Depuis les années 1980, le phénomène s’est inversé : les inégalités croissent à nouveau au sein des sociétés développées, tandis que les inégalités entre pays ont plutôt tendance à décliner, en raison de l’essor économique de la Chine, de l’Inde et des pays « émergents », et de la stagnation des classes moyennes occidentales.
Monsieur Gagnepain
Les politiques sociales ont aussi pu durcir les inégalités de genre au cours du XXe siècle, à travers la promotion de la figure du male breadwinner (« Monsieur Gagnepain ») [13], pivot des systèmes d’assurance sociale fondés sur le travail masculin, et la création d’allocations sociales et familiales peu favorables à l’émancipation des femmes. Les critiques féministes contre la dimension patriarcale de certaines politiques sociales se sont ainsi multipliées à partir des années 1970.
Enfin, les politiques de réduction des inégalités se projettent vers un avenir de croissance illimitée, en particulier durant la période 1950-1970. Aux États-Unis, c’est par la promesse d’un accès de toutes et tous à la consommation, à travers l’extension des politiques de crédit, que le pacte social est scellé dès les années 1920-1930. Cette politique repose sur la recherche d’un partage plus équitable des gains de la croissance, dans un système économique fondé sur l’exploitation des énergies fossiles et la confiance dans le progrès technique. À partir des années 1970, l’entrée dans la crise économique et l’ampleur du changement climatique mettent à nu les ressorts productivistes des États sociaux du XXe siècle. En alertant sur Les Limites à la croissance, le rapport Meadows rédigé pour le Club de Rome [14] en 1972 annonce aussi la « crise » des États-providence et le retour des inégalités. Car comment continuer à redistribuer les richesses par temps de chômage de masse, d’épuisement des ressources naturelles et de destruction des écosystèmes ?
Nicolas Delalande, professeur au Centre d’histoire de Sciences Po
Extraits du dossier « Les riches et les pauvres. 1 000 ans d’inégalités », revue L’Histoire n° 480, février 2021.
Photo / Les ouvriers en grève aux Usines Renault en 1936, agence de presse Meurisse. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
[1] Impôt progressif : son taux augmente quand le revenu augmente : par exemple 10 % jusqu’à 100 de revenu, 20 % de 100 à moins de 200, 30 %, etc. Le taux le plus élevé s’appelle le « taux marginal » supérieur.
[2] Politique d’assistance : prestations, généralement financières, accordées aux personnes en difficultés, sans contribution (cotisation par exemple), comme le RSA. S’oppose à la politique d’assurance dans laquelle une cotisation ouvre un droit, comme l’assurance chômage.
[3] Paternalisme industriel : œuvres sociales offertes par le patronat industriel (logements sociaux, colonies pour les enfants, etc.) aux salariés sous condition de conduite « conforme » (ne pas être syndiqué, ne pas faire grève, etc.). Michelin est un exemple type.
[4] « Nouvelle donne » en français. Ce programme d’investissements publics et d’aide sociale a été mis en œuvre entre 1934 et 1938 par le président Franklin D. Roosevelt pour lutter contre les effets sociaux de la crise de 1929 aux États-Unis.
[5] Le produit intérieur brut (PIB) mesure la création annuelle de richesse d’un pays.
[6] Voir les données de l’OCDE sur l’évolution des dépenses publiques selon les pays et sur le long terme.
[7] Redistribution : la distribution des revenus (salaires, profits) rémunère la participation aux opérations de production ; la redistribution « rebat les cartes » en prélevant (impôts, cotisations) à certains, et en versant, à d’autres ou aux mêmes, selon des critères sociaux (pauvreté, incapacité de travail, taille de la famille, etc.).
[8] John Meynard Keynes : économiste et haut fonctionnaire britannique (1883-1946). Ses théories, qui insistent sur la macroéconomie et l’incertitude, réfutent l’hypothèse libérale d’équilibre spontané des marchés et promeuvent l’intervention de l’État.
[9] Modèle fordiste : modèle économique inspiré de la politique salariale du constructeur automobile Henry Ford, qui consiste à augmenter régulièrement les salariés, pour leur permettre d’accéder à une consommation de masse qui soutient à son tour les débouchés des entreprises.
[10] Union sacrée : rapprochement de l’ensemble des partis politiques dans un mouvement patriotique unanime au début de la première guerre mondiale.
[11] Mercanti : appellation péjorative des commerçants qui ravitaillent les soldats sur les lignes arrières à des prix prohibitifs.
[12] Welfare state : État qui, au-delà de ses fonction régaliennes (sécurité, justice), prend en charge l’éducation, la santé et autres fonctions sociales. En français on parle d’État-providence.
[13] Male breadwinner, Monsieur Gagnepain en français : modèle qui repose sur l’idée que le seul salaire du mari suffit à subvenir aux besoins de la famille, l’épouse assurant les tâches domestiques.
[14] Club de Rome : un groupe de réflexion issu de l’OCDE, qui réunit des économistes et des scientifiques internationaux sur les problèmes environnementaux posés par la croissance.
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