Remise en cause des politiques environnementales : le peuple, un mauvais alibi
Au nom des ménages les plus pauvres, on recule sur les politiques environnementales. Alors que les plus défavorisés sont les plus touchés par les pollutions et le dérèglement climatique. Les politiques environnementales sont indispensables et elles doivent être justes. Le point de vue d’Anne Brunner de l’Observatoire des inégalités.
Publié le 3 décembre 2025
https://www.inegalites.fr/Remise-en-cause-des-politiques-environnementales-le-peuple-un-mauvais-alibi - Reproduction interditeL’écologie serait « punitive » répètent à l’envi une partie des médias et des responsables politiques. En quelques mois, l’Assemblée nationale a voté la réintroduction d’un insecticide toxique [1] et la suppression des zones à faibles émissions (ZFE), qui limitaient la circulation des voitures à moteur thermique les plus anciennes dans les grandes villes. Le tout au nom des ménages les plus pauvres. Les catégories populaires ne seraient-elles pas concernées par la pollution et le dérèglement climatique ? Rappelons quelques faits.
Les plus défavorisés sont globalement les plus exposés aux pollutions, mais pas forcément là où on s’y attend. Les inégalités en matière d’environnement se jouent avant tout au travail et à l’intérieur du logement, là où l’on passe le plus de temps. Les ouvriers sont beaucoup plus exposés que les autres catégories sociales au bruit, aux fumées, à la poussière et aux produits dangereux, voire cancérigènes. 65 % des ouvriers respirent quotidiennement des fumées et des poussières au travail par exemple, contre 9 % des cadres (données 2019, ministère du Travail). De même, 50 % d’entre eux travaillent au contact de produits dangereux, contre 12 % des cadres. Des inégalités d’environnement flagrantes, mais peu évoquées dans le débat public. Alors que ces pollutions ont des effets néfastes sur la santé des travailleurs, entraînent des maladies parfois mortelles et des handicaps en fin de carrière.
Autre lieu d’inégalité environnementale majeure : le logement. Les nuisances sonores, l’humidité génératrice de moisissures, les problèmes de températures excessives en été comme en hiver touchent avant tout les plus modestes. 25 % des personnes appartenant au cinquième le plus pauvre de la population se plaignaient du bruit dans leur logement, selon l’Insee. Un taux deux fois plus élevé que parmi le cinquième le plus aisé. Au fil des décennies, le confort des logements s’améliore, mais davantage pour les plus riches que pour les plus modestes. Résultat, les disparités augmentent.
Des inégalités entre ville et rural
Concernant le cadre de vie extérieur, la relation entre pollution subie et bas revenus s’avère moins évidente. Une étude unique en son genre, publiée en 2022 par France Stratégie, a comparé les cartes des communes les plus polluées de France avec le niveau de vie médian des habitants : elles ne se superposent pas systématiquement.
Prenons l’exemple des particules fines. La présence dans l’air de ces micropoussières est due au chauffage au bois, à l’industrie et à la circulation automobile. Cette pollution est liée à la densité de la population et concerne les urbains. À Paris, la concentration en particules fines est forte au niveau des grands boulevards et du périphérique. Sont touchés simultanément le nord-est de la capitale, où vivent beaucoup de ménages très modestes, et les arrondissements les plus chics. En région Centre-Val de Loire, les normes de qualité de l’air sont dépassées dans les grandes villes. Les plus exposés sont surtout les habitants les plus pauvres de la région, et dans une moindre mesure, les plus riches. Tandis que les classes moyennes vivent plus souvent dans des zones périurbaines préservées. Une étude récente montre qu’il en va de même pour la pollution au dioxyde d’azote, qui augmente le risque d’allergie, d’asthme et de maladies respiratoires [2].
Mais attention aux raccourcis : être plus exposé aux pollutions ne signifie pas être plus touché dans sa santé. Même si, à l’échelle nationale, les jeunes enfants de milieux favorisés respirent un air plus pollué, deux fois plus de bébés nés dans des familles pauvres sont hospitalisés pour une bronchiolite ou de l’asthme que dans les familles riches. Cette plus grande vulnérabilité s’explique par des facteurs sociaux : des conditions de vie moins favorables, un suivi médical moins fréquent, une moins bonne santé à la naissance.
Les ouvriers, pas plus climatosceptiques que les cadres
Les discours sur l’écologie « punitive » n’ont pour objectif que de disqualifier les politiques environnementales. Ils sont le jeu non de défenseurs des classes populaires, mais du lobby des agriculteurs de grandes exploitations, des conducteurs de grosses cylindrées, des représentants des chefs d’entreprise polluantes, etc. En s’opposant aux réglementations qui protègent l’environnement et la santé « au nom du peuple », ils s’avèrent prêts à sacrifier les enfants asthmatiques et les malades chroniques des milieux populaires. Ceux qui veulent revenir en arrière sur la protection de l’environnement auront des morts sur la conscience.
Les pauvres et les riches sont tout aussi attentionnés à l’avenir de leurs enfants.
Relayer leur rhétorique relève également d’une forme de mépris de classe, qui fait l’hypothèse un peu rapide que les milieux populaires n’auraient pas de conscience écologique. Certes, 12 % des ouvriers et 11 % des employés sont « sceptiques » sur la réalité du réchauffement climatique ou sur sa causalité humaine. Mais ils ne sont pas plus nombreux que les cadres (12 %) ou les professions intermédiaires (11 %) selon l’édition 2024 du baromètre de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) [3]. Par ailleurs, la population se dit très majoritairement « sensible ou très sensible à l’environnement » [4] (données 2024, ministère de la Transition écologique) et le milieu social joue peu. 92 % des cadres sont dans ce cas, de même que 79 % des ouvriers. La proportion est identique parmi les personnes dont le niveau de vie est inférieur à 950 euros par mois. Les pauvres et les riches sont tout aussi attentionnés à l’avenir de leurs enfants.
Réparer la fracture sociale et environnementale
La lutte contre les inégalités sociales peut dans la grande majorité des cas rejoindre celle pour le climat. Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les partisans de la croissance aveugle, toutes les mesures à prendre ne posent pas le même dilemme que les ZFE. Protéger les ouvriers des fumées et poussières, des produits dangereux et du bruit au travail répond aux deux nécessités : réparer la fracture sociale et les inégalités environnementales. De même pour l’aide à la rénovation énergétique des logements des plus modestes.
Mais les deux objectifs entrent parfois en confrontation. C’est le cas avec les zones à faibles émissions. La tentative mal ficelée de protéger la santé des urbains en limitant la circulation des voitures à moteur thermique dans les métropoles a fait long feu. Le recul législatif était prévisible, tant cette mesure ignorait à la fois les aspirations des ménages modestes – qui aimeraient bien, eux aussi, pouvoir s’offrir une voiture électrique neuve à 25 000 euros – et leurs contraintes.
Des mesures justes à programmer dans le temps long
Pour que ces mesures soient acceptables, il faut qu’elles soient justes et programmées dans le temps long. Taxer les SUV trop lourds, le kérosène des avions et interdire les vols spatiaux d’agrément sont un préalable indispensable. Comment appeler les classes moyennes et populaires à un effort, si les plus riches s’en exonèrent ?
Les plus pauvres ne doivent pas être enjoints à des efforts intenables mais soutenus dans leurs aspirations légitimes de déplacements et de confort thermique. Les prix de l’énergie monteront à nouveau à l’avenir, les plus modestes devront à nouveau en être protégés. Cela passe aussi et surtout par des politiques structurelles ambitieuses, qui concernent les services publics et les entreprises, et qui transforment les moyens de transport, l’alimentation, le logement, en une offre écologique et accessible à tous.
Anne Brunner
Un extrait de ce point de vue a déjà paru sous forme de tribune dans le journal La Croix : « Ceux qui reculent sur la protection de l’environnement auront des morts sur la conscience », La Croix, 15 novembre 2025.
Photo / Phynart Studio
[1] Loi Duplomb finalement censurée par le Conseil constitutionnel.
[2] « Les ménages vivant dans les communes densément peuplées sont davantage exposés à la pollution au dioxyde d’azote », Insee analyses Centre-Val de Loire, mai 2025.
[3] « Les représentations sociales du changement climatique, 25e vague du baromètre », Ademe, octobre 2024.
[4] Part des personnes qui donnent une note de cinq ou plus sur une échelle de un à sept à la question « Vous-même, sur une échelle de sensibilité à l’environnement, comment vous classez-vous ? ».
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