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Qu’est-ce que la discrimination positive ?

Qu’est-ce qu’une politique de discrimination positive ? Que peut-on en attendre ? Explications de Gwénaële Calvès, professeur de droit à l’Université de Cergy-Pontoise. Article extrait d’Alternatives Economiques, janvier 2005.

Publié le 6 juillet 2005

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Modes de vie Femmes et hommes Origines Lien social, vie politique et justice

La discrimination positive a longtemps été présentée, en France, comme une technique de recentrage de l’Etat-providence [1]. Elle s’identifiait à une « forme équitable de l’égalité », qui imposait de rompre avec un principe d’universalité ou de gratuité des prestations sociales pour donner plus à ceux qui ont moins ». Elle désignait, ni plus ni moins, une politique de ciblage des conditions d’accès au service public ou aux revenus de transfert. Mais la discrimination positive « à la française » tend, depuis quelques années, à s’éloigner du champ des politiques sociales pour gagner un terrain balisé de longue date dans de nombreux pays sous le label d’« affirmative action ». Ce label recouvre, partout où il a cours, une série de mesures préférentielles qui poursuivent un triple objectif : un objectif de rattrapage entre groupes inégaux, un objectif de lutte contre les discriminations, un objectif de promotion de la « diversité ».

La discrimination positive est une politique de rattrapage entre groupes inégaux

L’affirmative action désigne initialement une politique d’intégration prioritaire adoptée dans un contexte de transition entre un régime d’oppression institutionnelle et la proclamation du principe d’égalité des droits et des chances. L’Inde libérée du joug britannique, les Etats- Unis des années 60 ou l’Afrique du Sud des années 90 voient naître une nouvelle société profondément marquée par le fossé qu’y ont creusé des décennies ou même des siècles d’inégalité statutaire. Dans un tel contexte, la consécration juridique du principe de non-discrimination apparaît comme radicalement insuffisante : « On ne peut pas rendre sa liberté à un homme qui, pendant des années, a été entravé par des chaînes, l’amener sur la ligne de départ d’une course et croire qu’on est ainsi parfaitement juste. » Comme le souligne cette célèbre métaphore du président des Etats-Unis Lyndon B. Johnson, des mesures de rattrapage accéléré s’imposent, à titre transitoire, lorsqu’il s’agit de combler une différence de positions initiales dont l’ampleur est telle qu’elle frappe d’absurdité l’idée même de compétition entre des hommes libres et égaux. On décide alors d’aménager, au bénéfice des groupes traditionnellement opprimés, un accès préférentiel aux ressources qui sont la clé de leur développement socio-économique : l’emploi, les capitaux, l’enseignement supérieur et, plus rarement, la propriété foncière ou les fonctions politiques.

Cette philosophie générale de l’affirmative action explique deux de ses traits essentiels : ce sont des politiques centrées sur le groupe, et ce sont des politiques élitistes. Leurs destinataires ne sont pas des regroupements ou des catégories d’individus, mais bien des groupes d’appartenance. On conserve en effet le critère qui avait permis de maintenir ces groupes dans une position subalterne (la race, la caste, le sexe, l’ethnie, la tribu...), mais pour en inverser la fonction : ce critère était un handicap et enfermait les individus dans un destin ; il fait dorénavant figure d’atout et ouvre devant eux les voies de la mobilité sociale. Mais c’est bien le même critère qui préside à la discrimination hostile et à la discrimination positive : naturalisé par une idéologie d’exclusion, ce critère dessine les contours de groupes auxquels on accède par la naissance exclusivement, et dont on ne se libère que par la mort.

Polarisées sur le groupe, les politiques d’affirmative action sont des politiques foncièrement élitistes : elles ne cherchent pas à lutter contre la pauvreté, mais à réduire l’écart entre différents groupes. La stratégie retenue consiste à faire surgir, au sein de ceux qu’on cherche à intégrer dans la société globale, des élites sociales, économiques ou politiques, dont on parie qu’elles joueront ensuite un rôle moteur dans le progrès général du groupe. L’effort porte donc sur des couches moyennes et supérieures qu’on veut aider à atteindre les positions sociales qu’elles auraient « normalement » occupées en l’absence de discrimination.

Le type de priorités retenues par les différentes politiques d’affirmative action manifeste clairement cette volonté de permettre à l’élite du groupe d’accéder aux « lieux de pouvoir » dont elle a si longtemps été exclue : cession préférentielle, en Afrique du Sud ou en Malaisie, de parts sociales des grandes entreprises majoritairement détenues par des Blancs et des Chinois ; priorité d’accès, en Inde, à une fonction publique traditionnellement monopolisée par les hautes castes ; accès facilité, dans tous les pays, aux perspectives de mobilité sociale ouvertes par les établissements d’enseignement supérieur. Rien de tout cela ne concerne, à l’évidence, les membres du « groupe cible » qui croupissent dans la misère : ils n’ont tiré ni ne tirent le moindre bénéfice direct d’une politique qui, de toute façon, ne leur est pas destinée. Aux Etats-Unis, par exemple, l’alternative entre l’affirmative action et le « plan Marshall pour l’Amérique noire » que réclamaient certains membres du mouvement pour les droits civiques a été clairement formulée, et délibérément tranchée [2]. Il est en outre avéré que la réduction des inégalités entre groupes (plus ou moins forte d’un pays à l’autre, mais partout attestée), s’est accompagnée, dans tous les pays concernés, d’un accroissement des inégalités internes aux groupes bénéficiaires.

De nombreux esprits semblent aujourd’hui séduits, en France, par cette approche de la discrimination positive. Son faible coût n’est pas le moindre de ses attraits. Il semble commode, par exemple, d’instituer, ici ou là, des « filières ZEP » permettant un accès préférentiel à des écoles plus ou moins grandes, plutôt que d’entreprendre un vaste programme de rétablissement de l’égalité dans l’accès au savoir, ou même une refonte de la carte scolaire. Les réformateurs « réalistes » proposent ainsi, lorsque le concours, « sous une apparence égalitaire, avantage les candidats qui maîtrisent les codes socioculturels essentiels », d’instiller dans les écoles où se reproduisent les élites une petite dose d’élèves qui ne maîtrisent pas ces « codes socioculturels essentiels » [3]. L’élite découvrira ainsi la « diversité », le concours sera préservé, et on se sera évité la peine d’analyser les ressorts sociaux de l’effet discriminatoire qu’il produit de manière sans cesse accrue depuis le début des années 80 (car qui sait jusqu’où pourrait mener une telle enquête...).

La discrimination positive est une politique contre-discriminatoire

Parallèlement à ce premier objectif de réduction des inégalités entre groupes, les politiques de discrimination positive entendent également contrebalancer une discrimination devenue illégale, mais qui continue à sévir dans divers domaines de la vie sociale. Lorsque la discrimination est ancienne et solidement ancrée dans les structures sociales, politiques et mentales, il est illusoire de tabler sur la seule force du droit. Les mécanismes d’exclusion sont perçus comme naturels, l’inégalité est dans l’ordre des choses, et le statu quo est voué à se perpétuer indéfiniment. Seules des mesures volontaristes peuvent rompre ce cercle vicieux. En imposant la présence d’indésirables en des lieux où, de l’avis de tous et, bien souvent, de leur propre avis, ils ne sont pas « à leur place », la discrimination positive cherche à dissoudre les stéréotypes des uns et le sentiment d’illégitimité des autres. La discrimination positive est ainsi solidaire d’une nouvelle définition de la discrimination, qu’on ne traque plus seulement dans les textes (discrimination de jure), mais aussi dans les faits (discrimination de facto). Dans un domaine où l’imagination humaine est sans limite, il est en effet clairement apparu - dès 1971 aux Etats-Unis, partout ailleurs au fil du temps -, qu’une définition du fait discriminatoire centrée sur la situation et le comportement respectifs des acteurs individuels ne permettrait pas de démanteler les pratiques d’exclusion les mieux dissimulées, ou anciennes au point de passer pour « naturelles ». Le juge américain, pour débusquer ce type de discrimination, a décidé de décentrer la perspective, en posant qu’un déséquilibre statistique entre groupes suffirait à faire naître une présomption de discrimination : c’est la consécration de la notion de discrimination indirecte qui manifeste un véritable changement de perspective.

Cette notion a en effet pour fonction de faire tomber sous le coup de la loi des différences de traitement qui, apparemment irréprochables, s’avèrent, en pratique, génératrices d’inégalités. Une présomption d’illégalité est établie à l’encontre d’une mesure, d’une pratique ou d’un critère apparemment neutre (la taille, par exemple), dès lors qu’elle affecte en proportion nettement plus élevée les membres d’un groupe vulnérable que les individus qui n’en relèvent pas. La discrimination n’est plus seulement définie comme un acte ponctuel et intentionnel : elle est désormais repérable objectivement, indépendamment des intentions et mobiles des acteurs.
La relation entre la discrimination positive et la discrimination arbitraire change alors du tout au tout : la discrimination positive, qui apparaissait comme une dérogation ponctuelle et provisoire au principe de l’égalité de traitement, s’impose désormais comme une nécessité pratique, et peut-être permanente, des politiques de lutte contre la discrimination.

La discrimination positive est une politique de diversité

L’inspiration initiale des politiques d’affirmative action n’a strictement rien à voir avec le multiculturalisme. Ces politiques de rééquilibrage des positions socio-économiques globales ne s’étaient pas fixé pour idéal de faire advenir des entreprises, des administrations, des universités ou un gouvernement « à l’image de la population ».

Mais le relatif échec d’une démarche foncièrement assimilationniste (au sein des universités notamment) a conduit l’Amérique des années 80 à reformuler les objectifs de l’affirmative action ou, à tout le moins, à infléchir le discours de légitimation qui lui est appliqué. On la justifie désormais au nom de la « diversité », ou de la « représentation équitable » des différents groupes qui composent la population du pays.

Ce nouveau discours repose sur une approche renouvelée de l’égalité, qui ne s’identifie plus à l’égalité des conditions ni au principe de non-discrimination, mais à l’impératif de reconnaissance des identités, des différences et de l’égale dignité des minoritaires. Sur un plan plus pragmatique, la diversité est également présentée comme une force, une richesse, un atout...

Ce thème de la « diversité », s’il est le produit d’une évolution historique propre aux Etats-Unis, n’en a pas moins franchi les frontières avec un indéniable succès. Sur le continent européen, il s’est d’abord épanoui dans le cadre du Conseil de l’Europe. Les travaux menés en son sein, à partir de 1989, sur la « démocratie paritaire », ont ainsi intégré dès l’origine une réflexion sur la place des hommes et des femmes dans la haute fonction publique et ont conduit à préconiser le « rééquilibrage » de leur part respective. Ces initiatives déboucheront, en France, sur d’importantes réformes destinées à favoriser la parité entre hommes et femmes dans l’accès aux fonctions électives. Au cours de la même période, l’aide à la transition démocratique en Europe centrale et orientale a mis à l’ordre du jour, dans le contexte du développement du droit des minorités nationales et linguistiques, la question du « management public de la diversité ethnique » dans la fonction publique notamment. De manière plus générale, les organes du Conseil de l’Europe affirment leur conviction que « la composition (...) de toute administration publique doit normalement être représentative de la collectivité qu’elle sert », afin d’instaurer « un climat plus confiant » et de donner à l’administration « une vision plus juste, plus respectueuse et plus sensible des divers groupes ethniques ou raciaux ». [4]

Le thème de la diversité a ensuite été développé dans le cadre de l’Union européenne, lorsque la lutte contre les discriminations a été intégrée à la liste des compétences communautaires. Il figure au tout premier rang du programme d’action contre les discriminations élaboré pour la période 2001-2006, ainsi que dans la campagne d’information lancée en juin 2003, éloquemment baptisée « Pour la diversité. Contre les discriminations ». En France, les chefs d’entreprise et les responsables politiques ont affirmé, dès la fin des années 90, leur souci d’introduire du « métissage », de la « diversité » et une certaine forme de « représentativité » dans le monde du travail, à la télévision ou sur la scène politique. Ces initiatives s’épanouissent aujourd’hui sous forme de diverses chartes de la diversité - à l’instar de l’accord publié en septembre 2004 par PSA Peugeot Citroën [5] -, ou de la charte de la diversité dans l’entreprise signée, le mois suivant, par trente-cinq grands groupes. Les entreprises de travail temporaire comme Adecco ou Adia avaient ouvert, dès 2002, une voie dans laquelle s’engouffre aujourd’hui un nombre croissant de grands groupes français.

Les motivations de ces entreprises sont diverses : les unes cherchent à rectifier une image ternie par des pratiques discriminatoires avérées ou fortement suspectées (voir encadré). D’autres entendent désamorcer les tensions sociales qu’elles rencontrent (groupe Casino), d’autres encore essaient d’anticiper la pénurie de main-d’œuvre qui, dans certains secteurs, menace de s’installer très prochainement. Les multinationales, en outre, sont plus directement exposées à la pression de ce mouvement nord-américain en faveur de la diversité ethnoraciale du lieu de travail. Les gains proprement économiques qu’elles peuvent espérer de cette opération de diversification s’annoncent, en revanche, nuls ou quasi nuls. Deux économistes américains, Jonathan S. Leonard et David I. Levine, ont en effet testé les deux hypothèses centrales de la théorie de la diversité comme source de productivité accrue (facilitation de la relation-client, d’une part, meilleure synergie dans le travail en équipe, d’autre part). Aucune de ces deux hypothèses ne semble confirmée, sauf dans les cas où la diversité recouvre une différence des compétences linguistiques (elle est alors un atout) ou dans le cas d’une diversification de la structure par âges (elle apparaît comme un handicap).

La discrimination positive est ce qui reste quand on a tout essayé...

Ces trois approches de la discrimination positive, dans le discours contemporain, se superposent volontiers, tout en demeurant analytiquement distinctes. Elles présentent le point commun de se définir par rapport au fait discriminatoire. La discrimination positive peut vouloir compenser une oppression passée dont la société contemporaine porte encore les cicatrices ; elle peut chercher à contrebalancer des pratiques d’exclusion actuelles et persistantes ; elle peut, enfin, prendre acte de l’échec du long combat destiné à démontrer l’inanité de certaines formes de « différences » entre les êtres humains, pour valoriser ou sublimer (de guerre lasse ?) la « diversité » et la « nature multiraciale » de nos sociétés.

Dans les trois cas, la discrimination positive ne prend sens qu’en fonction de discriminations dont l’ampleur, la persistance et le caractère destructeur sont clairement avérés. Les sociétés qui ont institué ce type de politiques s’y sont résignées comme on se résout à ingurgiter un remède amer mais efficace : « Pour en finir avec le racisme, affirmait un juge américain dans une formule qui a fini par acquérir la force d’un slogan, nous devons commencer par prendre la race en compte. Il n’y a pas d’autre voie. »

La discrimination positive est ce qui reste quand on a tout essayé, ou quand on sait d’avance qu’une approche exclusivement répressive ne produira ses fruits qu’à très long terme. Mais elle n’a pas vocation - sauf peut-être aux yeux de ses nouveaux zélotes français -, à supprimer le symptôme de causes que l’on n’a pas le courage de traiter.

Texte initialement publié dans Alternatives économiques, n°232, juin 2005, repris ici avec l’aimable autorisation de l’auteure et de l’éditeur.

Photo / © Rido - Fotolia.com


[1Voir La France de l’an 2000, Commissariat
général au Plan, rapport au Premier ministre de la commission présidée par Alain Minc, éd. Odile Jacob et La Documentation française, 1994.

[2Voir The Ironies of Affirmative Action, par John D. Skrentny, University of Chicago Press, 1996, pp. 31-33.

[3A titre d’illustration, voir le manifeste publié par Le Monde du 18 octobre 2004, « Etendre la discrimination positive “socio-économique” à toutes les grandes écoles ».

[4Formation de la police concernant les relations avec les migrants et les groupes ethniques. Directives pratiques, Conseil de l’Europe, éd. du Conseil de l’Europe, 1994.

[5« PSA, un employeur black, blanc, beur », Liaisons sociales, octobre 2004, p. 87.

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Date de première rédaction le 6 juillet 2005.
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