« L’élite socioprofessionnelle » : une nouvelle catégorie pour mesurer les inégalités au sommet de la structure sociale
Pour étudier le sommet de la hiérarchie sociale, une nouvelle catégorie statistique, les dirigeants et professionnels de haut niveau, vient d’être créée. Leur portrait est révélateur de la reproduction sociale et de la prédominance des hommes. Une analyse des sociologues Thomas Amossé et Milan Bouchet-Valat.
Publié le 26 décembre 2025
https://www.inegalites.fr/L-elite-socioprofessionnelle-une-nouvelle-categorie-pour-mesurer-les-inegalites - Reproduction interditeL’une des manières de comprendre comment se structurent nos sociétés est de regrouper les individus à partir de leur profession. Dans le débat public, quand on parle de cadres, d’ouvriers ou d’employés, on fait référence au regroupement en professions et catégories socioprofessionnelles de l’Insee. Mais on manquait jusqu’à présent d’outils pour comprendre le sommet de la pyramide sociale.
Pour combler ce manque, une nouvelle catégorie, dite des « dirigeants et professionnels de haut niveau », que nous qualifions d’élite socioprofessionnelle a récemment été créée. Elle regroupe les positions professionnelles les plus élevées en France, qui représentent environ 3 % des emplois, soit près d’un million de personnes. Le terme d’« élite » n’est pas un jugement de valeur sur leur mérite ou leur légitimité : ces emplois se distinguent par des responsabilités hiérarchiques importantes ou une expertise de haut niveau. Il s’agit de personnes qui disposent d’un pouvoir important dans notre société.
L’objectif de cette catégorie est de mieux comprendre les inégalités sociales, en définissant un nouvel étage dans l’analyse du haut de la hiérarchie sociale : un niveau intermédiaire entre le 0,1 % des plus hauts revenus ou patrimoines ou les diplômés de grandes écoles (une population très restreinte) et les plus de six millions de cadres supérieurs, qui représentent désormais 23 % des emplois.
À la différence des approches qui se concentrent sur les diplômes, les revenus ou les patrimoines des individus, cette nouvelle catégorie identifie les personnes de l’élite par les professions qu’elles exercent. Un examen minutieux a permis de préciser, au sein de chaque univers, des hiérarchies entre professions, qui dépendent notamment du diplôme requis et du revenu qui en découle. Mais les critères retenus et leurs niveaux varient d’un univers à l’autre. Par exemple, à niveau de responsabilité équivalent, les emplois sont généralement moins bien rémunérés dans la fonction publique que dans les grandes entreprises.
L’élite socioprofessionnelle se distingue très nettement des autres emplois, y compris des autres cadres, professions intellectuelles supérieures et chefs d’entreprise. Ce sont majoritairement des hommes : 63 %, contre 53 % des autres emplois de niveau supérieur, de type cadre ou chef d’entreprise [1], selon les données collectées par l’Insee en 2021. Les membres de cette catégorie disposent d’une certaine expérience (leur âge médian est de 47 ans contre 43 ans) et sont très majoritairement titulaires d’un diplôme de niveau bac + 5 ou plus (77 % contre 47 %). La majorité (55 %) possèdent même un doctorat, un diplôme de grande école, une agrégation ou un diplôme de profession libérale, contre seulement 19 % pour les autres emplois de type cadre ou chef d’entreprise.
Celles et ceux qui travaillent à temps plein dans ces professions ont un revenu médian [2] de 4 800 euros par mois, soit 77 % de plus que les autres emplois de niveau supérieur, et trois fois plus que le reste des emplois. Les deux tiers (64 %) gagnent en 2021 plus de 4 000 euros par mois, contre seulement 18 % des autres emplois de type cadre et chef d’entreprise et 2 % du reste de la population en emploi.
L’accès à l’élite socioprofessionnelle est nettement plus probable pour les enfants des classes supérieures que pour ceux des classes populaires : 23 % des membres de cette élite avaient au moins un de leurs deux parents dans cette situation au moment où ils ou elles ont terminé leurs études, contre seulement 9 % de ceux ayant un autre emploi de niveau supérieur et 2 % de ceux ayant un emploi d’exécution qualifié (qu’il soit d’ouvrier ou d’employé). Plus largement, 65 % avaient un parent avec un emploi de type cadre ou chef d’entreprise. Inversement, 14 % des personnes qui avaient au moins un parent dans l’élite socioprofessionnelle ont accédé à l’élite socioprofessionnelle, contre à peine 1 % de ceux et celles dont les parents avaient un emploi d’exécution qualifié.
La probabilité d’occuper un emploi de l’élite socioprofessionnelle plutôt qu’un emploi d’ouvrier est 33 fois supérieure quand son père ou sa mère occupait un emploi de l’élite
Au bout du compte, en 2021, la probabilité d’occuper un emploi de l’élite socioprofessionnelle plutôt qu’un emploi d’ouvrier ou d’employé qualifié est 33 fois supérieure quand son père ou sa mère occupait un emploi de l’élite socioprofessionnelle plutôt qu’un emploi d’exécution qualifié. Cette statistique démontre l’ampleur de la reproduction sociale au sommet de la structure socioprofessionnelle en France.
La création de cette nouvelle catégorie comble un manque qui permet de mieux comprendre les inégalités dans notre société. Par exemple, la sous-représentation des femmes dans l’élite souligne l’existence d’un « plafond de verre » qui limite leur accès aux positions professionnelles les plus élevées. Cette nouvelle démonstration invite à identifier les obstacles spécifiques auxquels les femmes sont confrontées dans leur carrière et à évaluer les politiques visant à promouvoir l’égalité des sexes dans les sphères de pouvoir. De la même manière, le très fort lien entre le niveau de diplôme et l’accès aux emplois de haut niveau souligne le rôle crucial de l’éducation dans la reproduction des élites et pose des questions sur l’accès équitable à l’éducation supérieure. Il s’agit d’un début, il reste aux chercheurs et chercheuses à se saisir de cet outil pour développer de nouvelles études sur le sujet.
| Composition de l'élite socioprofessionnelle par âge, sexe, revenu et diplôme Unité : % | |||
|---|---|---|---|
| Élite socioprofessionnelle | Autres emplois de niveau supérieur (de type cadre ou chef d’entreprise) | Autres emplois | |
| Par sexe | |||
| Homme | 63 | 53 | 50 |
| Femme | 37 | 47 | 50 |
| Ensemble | 100 | 100 | 100 |
| Par âge | |||
| Moins de 30 ans | 8 | 17 | 23 |
| 30-39 ans | 24 | 26 | 24 |
| 40-49 ans | 28 | 28 | 25 |
| 50-59 ans | 25 | 23 | 24 |
| 60 ans ou plus | 15 | 5 | 5 |
| Ensemble | 100 | 100 | 100 |
| Revenu mensuel net des temps pleins | |||
| Moins de 2000 euros | 6 | 15 | 71 |
| 2 000-3 999 euros | 31 | 67 | 27 |
| 4 000-5 999 euros | 26 | 13 | 1 |
| 6 000-9 999 euros | 27 | 4 | 1 |
| 10 000 euros et plus | 11 | 1 | 0 |
| Ensemble | 100 | 100 | 100 |
| Diplôme | |||
| Bac + 8, grande école, etc. | 55 | 19 | 1 |
| Bac + 5 | 22 | 28 | 4 |
| Inférieur à bac + 5 | 23 | 52 | 95 |
| Ensemble | 100 | 100 | 100 |
Source : calculs de Thomas Amossé et Milan Bouchet-Valat d’après les données de l’Insee – Données 2021 – © Observatoire des inégalités
| De qui parle-t-on ? |
|---|
| L’élite socioprofessionnelle rassemble les chefs d’entreprise de 50 salariés et plus, une large partie des professions libérales, ainsi que la partie supérieure des cadres dirigeants et des professions intellectuelles de la fonction publique ou des entreprises. Elle est composée d’un très grand nombre de professions, mais la majorité d’entre elles correspondent à un petit nombre de termes comme directeur, médecin, pharmacienne, architecte, avocate, professeur des universités, magistrate, etc. Occuper l’une de ces professions ne suffit toutefois pas toujours pour être classé dans l’élite. Dans certains cas, il faut exercer une spécialité particulièrement qualifiée ou avoir des responsabilités suffisamment élevées. Ainsi, les termes directeurs ou directrices ne sont retenus que pour certaines fonctions (recherche et développement, contrôle financier, etc.) ou si leur service, leur établissement ou leur entreprise comprend au moins 50 personnes ; à l’inverse, les directeurs ou directrices d’agence (postale, bancaire, etc.), de camping, de centre de vacances, etc., en sont exclus. De même, seuls les ingénieurs ayant une fonction de direction, une spécialisation particulière ou appartenant à un grand corps d’État sont inclus. Les avocats, les experts-comptables et les architectes ne sont retenus que si elles ou ils sont associés, c’est-à-dire participent à diriger un cabinet de plusieurs personnes. |
Thomas Amossé (sociologue, Cnam) et Milan Bouchet-Valat (sociologue, Ined)
Cet article est repris et adapté de : « Dirigeants et professionnels de haut niveau : une définition statistique de l’“élite socioprofessionnelle” », Thomas Amossé, Milan Bouchet-Valat, Population, Vol. 79(1), Ined, 2024.
Photo / Vitaly Gariev sur Unsplash
[1] Les emplois de niveau supérieur, également appelés ici « de type cadre ou chef d’entreprise », correspondent à la classe d’emploi la plus élevée du schéma de classe d’emploi. Voir « Un schéma de classe d’emploi à la française », Thomas Amossé, Joanie Cayouette-Remblière et Julien Gros, Revue française de sociologie, 2022/2 Vol. 63, 2022.
[2] Revenu déclaré, avant impôts.
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