Point de vue

Invisibilité des plus fragiles ou cécité collective ?

Pour peu qu’on ouvre les oreilles, les pauvres ont plein de choses à dire utiles à l’amélioration des politiques publiques. Mais n’est-ce pas plus prudent qu’ils restent silencieux et plus simple de laisser les inégalités se creuser en silence ? Le point de vue de Marion Carrel, sociologue à l’université de Lille 3.

Publié le 8 septembre 2015

https://www.inegalites.fr/Invisibilite-des-plus-fragiles-ou-cecite-collective - Reproduction interdite

Revenus Pauvreté

Historiquement, la condition de pauvre, comme celle de femme, a longtemps empêché l’acquisition du statut de citoyen. Si la législation a évolué, cet héritage a laissé des traces. Les pauvres restent bien souvent inaudibles dans l’espace public, considérés comme « assistés », renvoyés à leur état de nature, afin de mieux souligner leur immaturité. De plus, leur autodisqualification alimente le cercle vicieux de leur invisibilité. « Ils nous prennent pour des primates / Ça met sur les nerfs / J’ai pas les mots, j’m’exprime mal / Et quand j’en ai plus, j’m’énerve !/ Ouais, je sais, c’est nul, ça m’a causé des torts / Mais j’ai pas la patience de ceux qui sont restés à l’école », résume la rappeuse Kenny Arkana dans sa chanson le Syndrome de l’exclu. La honte et la peur du jugement, aiguës chez les personnes en situation de grande pauvreté, les poussent au silence. « On a envie d’être citoyens, mais on n’est pas reconnus. On ne se sent pas citoyens parce qu’on est toujours privés de droits », racontent des militants d’ATD Quart Monde [1]. Alors, ce sont souvent les autres - travailleurs sociaux, chercheurs, politiques, militants associatifs - qui parlent à leur place, avec plus ou moins de succès. Les pauvres seraient-ils donc condamnés à « se taire ou être parlés », selon l’expression de Bourdieu ?

Pour peu qu’on ouvre les oreilles, pourtant, il n’y a pas de sans-voix : les pauvres ont plein de choses à dire. Ils ont des savoirs utiles à l’amélioration des politiques publiques. Seulement, a-t-on réellement envie de les écouter, de les voir ? Ils nous rappellent les inégalités, les discriminations, le déni de reconnaissance, auxquels nous participons malgré nous par passivité. Les plus chanceux racontent aussi comment la prise de parole et les actions menées dans des collectifs leur ouvrent la voie vers la dénonciation de ces injustices. N’est-ce pas plus prudent qu’ils restent silencieux ? N’est-ce pas plus simple de laisser les inégalités se creuser et les discriminations bloquer les trajectoires, en silence ? Jusqu’à la prochaine émeute qui ne sera pas considérée comme une forme d’expression politique, et qui sera réglée par la répression et la privation de liberté.

L’émancipation des pauvres, des non-diplômés, des immigrés est pourtant un enjeu primordial en démocratie, il relève d’une responsabilité sociétale et politique. Il est de notre ressort à tous d’améliorer le fonctionnement de notre démocratie, d’écouter les personnes qui s’expriment différemment, de comprendre les mécanismes qui les poussent au silence, afin qu’elles développent leur pouvoir d’agir.
Comment sortir de la cécité collective ? Il faut encourager la prise de parole de ceux auxquels les institutions et les médias ne la donnent pas spontanément. Il faut soutenir les collectifs qui s’organisent, financer la « démocratie d’interpellation », en d’autres termes, encourager les activités de contrôle, de veille, de vigilance citoyennes dont Pierre Rosanvallon nous rappelle l’importance pour le bon fonctionnement de la démocratie. Le rapport Bacqué-Mechmache a montré en quoi cette expression citoyenne était freinée dans les quartiers populaires par la mise en concurrence des collectifs d’habitants et leur dépendance aux financements municipaux. Une multitude d’autres pistes sont à creuser, touchant aux modes de gouvernance (en France, on a encore du chemin à faire pour coconstruire l’intérêt général), à la formation initiale et continue des professionnels et des élus, aux alliances avec les discriminés à l’instar des femmes du Blanc-Mesnil avec le sociologue Saïd Bouamama [2], et plus généralement à la lutte contre les inégalités sociales, culturelles, raciales, de sexe, économiques - inégalités qui constituent le terreau du silence politique.

Oui, le cercle des injustices et du silence politique est vicieux. Oui, les promesses non tenues à propos du récépissé de contrôle d’identité, du droit de vote des étrangers, de la lutte contre les inégalités sociales alimentent ce cercle vicieux. Oui, les institutions résistent à fonctionner de manière moins pyramidale, et la démocratie participative se réduit souvent à de la communication. Mais des solutions existent pour « agir en démocratie » [3], que ce soit dans nos quartiers, lieux de travail ou de loisirs. Aller vers, se mettre à l’écoute, prendre le temps de la relation, réhabiliter le conflit démocratique, encourager les actions collectives, pousser les institutions à la transparence et à rendre des comptes : autant de leviers pour encourager l’action et la prise de parole des « invisibles » et ré-enchanter la politique.

Marion Carrel, maîtresse de conférences en sociologie à Lille 3, Centre de recherche individus, épreuves, sociétés (Ceries). Dernier ouvrage paru : « Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires », Lyon, ENS-Editions, 2013.

Cet article est repris du quotidien Libération du 25 mai 2015.


[1Lors d’une coformation par le croisement des savoirs et des pratiques avec des personnes en situation de pauvreté, organisée par ATD avec les pouvoirs publics en janvier, en Seine-Saint-Denis.

[2« Femmes des quartiers populaires. En résistance contre les discriminations », éditions le Temps des cerises, 2013), ou des alliances au sein d’ATD Quart Monde ou de l’Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise.

[3Titre du livre d’Hélène Balazard, éditions de l’Atelier.

Aidez-nous à offrir à tous des informations sur l’ampleur des inégalités

Notre site diffuse des informations gratuitement, car nous savons que tout le monde n’a pas les moyens de payer pour de l’information.

L’Observatoire des inégalités est indépendant, il ne dépend pas d’une institution publique. Avec votre soutien, nous continuerons de produire une information de qualité et à la diffuser en accès libre.


Je fais un don
Date de première rédaction le 8 septembre 2015.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)

Sur ce thème