En trente ans, comment la grande pauvreté a changé de visage
Plus souvent sans aucunes ressources, féminisées et d’origine étrangère : en 30 ans, le portrait des personnes les plus pauvres a changé. Une étude menée par le Secours catholique auprès de personnes rencontrées par l’association.
Publié le 19 décembre 2025
https://www.inegalites.fr/En-trente-ans-comment-la-grande-pauvrete-a-change-de-visage - Reproduction interditeLe Secours catholique publie depuis 30 ans un rapport sur les personnes rencontrées par ses 58 000 bénévoles dans ses lieux d’accueil. Le portrait de ces personnes permet de décrire une évolution des populations les plus démunies de notre pays. Il ne s’agit pas d’une statistique sur l’ensemble des personnes pauvres à l’échelle nationale, mais sur une partie, la plus défavorisée, de celles-ci : celles qui n’ont parfois plus rien du tout, et n’ont pour ultime solution que le recours aux associations d’aide, et qui osent en franchir le seuil. Depuis le milieu des années 1990, la population soutenue par le Secours catholique a changé. Plus souvent sans aucunes ressources, féminisée et d’origine étrangère. De nombreux jeunes en situation précaire, mais aussi un retour de personnes âgées.
La récente intensification de la pauvreté
En 2024, le niveau de vie médian [1] des personnes accueillies est de 565 euros par mois. En prenant en compte l’inflation, c’est un peu mieux qu’en 1994 (environ 507 euros), autant qu’en 2000, mais en forte baisse depuis dix ans (658 euros en 2014). Principale explication : l’accueil croissant de personnes sans ressources. Si l’on s’en tient aux ménages ayant des ressources, leur niveau de vie augmente (de 624 euros en 2000 à 765 euros en 2024) à peu près au même rythme que celui de la population générale.
Parmi les personnes rencontrées, les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté, relativement stables jusqu’en 2008, ont fléchi jusqu’en 2017 avant de remonter. En 2024, 94,7 % des personnes rencontrées vivent sous le seuil de pauvreté de 60 % du niveau de vie médian. La proportion a augmenté de trois points depuis 2017, à un niveau équivalent à celui des années 1990. Le taux d’extrême pauvreté a augmenté de onze points entre 2017 et 2023 : aujourd’hui, 74 % des ménages rencontrés vivent sous le seuil d’extrême pauvreté [2] (c’est le cas de 3,7 % de la population générale). L’évolution est similaire si l’on en retire les ménages sans ressources.
En 2024, 25,7 % des ménages accueillis vivent sans aucunes ressources, si ce n’est de la débrouille et la solidarité des proches et des associations ; c’était le cas de 10,1 % des ménages en 1994. Dans 71 % des cas, ce sont des personnes de nationalité étrangère sans statut administratif stable (ce n’était le cas que pour 26,5 % de ces ménages il y a vingt-cinq ans).
Mais la part des « sans ressources » a fortement augmenté parmi les ménages français également, depuis trois ans (8,2 % en 2024, contre 3,6 % en 2021), révélateur de situations d’exclusion et de grandes difficultés d’accès aux droits (dématérialisation des démarches, ruptures de droits...) : une hausse qui coïncide avec les réformes de l’assurance chômage et du RSA. Ce sont pour moitié des hommes seuls, et la part des mères isolées augmente (de 7 % en 1999 à 15 % en 2024). Ils vivent souvent en situation d’errance, sans solution de logement stable (pour 70 % d’entre eux).
Les femmes et les enfants d’abord
Le visage de la pauvreté que rencontre le plus le Secours catholique, ce sont les femmes et les enfants. Les femmes représentent 56,5 % des adultes rencontrés en 2024, une hausse de cinq points en trente ans. Les familles avec enfants sont toujours surreprésentées, particulièrement les mamans solos. En 2024, trois mères isolées accueillies sur quatre vivent dans l’extrême pauvreté. 5,4 % des mères isolées éloignées de l’emploi vivent même à la rue avec leurs enfants. C’est notamment le cas pour celles de nationalité étrangère (près de la moitié d’entre elles) : 49 % ne perçoivent aucunes ressources et 61 % vivent dans un logement précaire (en hausse de cinq points en deux ans).
Les premières victimes de la pauvreté des parents restent les enfants, qui représentent 39 % des personnes soutenues par l’association : en 2024, 97 % de ces enfants vivent dans un ménage pauvre et 72,5 % dans un ménage extrêmement pauvre. Près de la moitié (46 %) vivent avec une maman solo. Plus d’un enfant sur cinq (22,2 %) vit en 2024 dans un ménage sans aucunes ressources, presque dix fois plus qu’il y a trente ans (2,4 % en 1994). 30 % des mères seules et 37,2 % des couples avec enfants vivent en logement instable en 2024, des proportions qui ont quasiment doublé en dix ans.
La part croissante des ménages étrangers
En 2024, 52,7 % des adultes accueillis par le Secours catholique sont de nationalité étrangère, contre 20 % en 1994. Une progression sans commune mesure avec la légère hausse de la part d’étrangers en France sur la même période (de 6,1 % à 8,2 % de la population totale entre 2012 et 2023). L’analyse du profil des ménages rencontrés permet de comprendre cette singularité. Alors que les hommes étaient particulièrement représentés dans les années 1990, l’accueil de femmes, et notamment de mères isolées, a fortement progressé depuis les années 2010.
La nationalité des ménages rencontrés est le reflet des crises internationales, des violences et conflits armés ou de l’instabilité politique dans leur pays d’origine. Surtout, c’est le statut administratif des ménages étrangers qui a changé : en 1999, deux tiers avaient un titre de séjour, un tiers était en attente de réponse. En 2024, moins d’un tiers dispose d’un titre de séjour, les autres étant en attente ou sans papiers. La raison est simple : en trente ans, les conditions d’accès à un titre de séjour se sont considérablement durcies, ce qui conduit à la grande précarité de ces personnes, empêchées de travailler et contraintes de se tourner vers le Secours catholique pour survivre. Les enfants représentent 40 % des personnes étrangères que nous soutenons.
Une pauvreté davantage liée à des problèmes de santé ou au handicap
En 2024, 22,8 % des personnes rencontrées relèvent d’au moins l’une de ces trois catégories : elles déclarent avoir des problèmes de santé, elles perçoivent des prestations liées à un état de santé dégradé et/ou elles sont en situation de handicap. En 1999, leur part s’établissait à 15,3 %. Ce « halo des problèmes de santé » concerne particulièrement les personnes de nationalité française (un tiers d’entre elles), la moitié des 50-59 ans vivant en milieu rural et, phénomène nouveau, quatre pères seuls rencontrés sur dix.
Cette hausse n’est hélas pas le reflet d’une amélioration de la prise en charge en matière de santé, puisque la part des personnes déclarant percevoir des prestations liées à la santé s’est étiolée. Elle s’explique davantage par le basculement des personnes dans la précarité du fait de leurs problèmes de santé ou de leur handicap. Elle est le symptôme de carrières professionnelles qui ont abîmé les corps, de conditions de travail qui ont ruiné la santé au bout d’un certain nombre d’années. La part des adultes en situation d’inaptitude au travail pour raison de santé a ainsi doublé en vingt-cinq ans, passant de 7,3 % en 1999 à 14,4 % en 2024. Et la situation s’est récemment aggravée : 43 % des ménages en inaptitude mentionnent une maladie en 2024, contre 25 % en 2019.
Le nouveau visage des travailleurs pauvres
L’emploi est souvent présenté comme un antidote à la pauvreté. Non sans raisons : dès lors que les adultes ayant droit au travail occupent un emploi, le Secours catholique les rencontre nettement moins. Le taux d’emploi des adultes accueillis est 3,8 fois inférieur à celui de la population générale (un ratio stable entre 1999 et 2024, malgré la légère progression du taux d’emploi dans le pays).
Mais occuper un emploi ne suffit pas à protéger de la pauvreté. 17,9 % des personnes rencontrées par le Secours catholique occupent un emploi. Leur niveau de vie est très faible, 855 euros par mois en 2024 (contre 2 443 euros par personne pour l’ensemble de la pour la population). La précarité des emplois est en cause : près de trois quarts des personnes en emploi rencontrées occupent un emploi précaire, contre un quart en population générale. Parmi elles, les femmes occupent davantage des emplois à temps partiel (un phénomène qui a bondi depuis vingt-cinq ans) et on trouve plus d’hommes dans des emplois saisonniers ou en intérim. Sur la période, on voit aussi les emplois aidés sortir pratiquement des statistiques, tandis qu’apparaissent les autoentrepreneurs. Mais la diminution du taux d’emploi précaire (de 80,2 % en 1999 à 71,4 % en 2024), autrement dit la hausse de près de dix points de l’emploi en CDI, ne se traduit pas nécessairement par un recul de la précarité. Depuis 2017, le niveau de vie des personnes en CDI (davantage des hommes) a baissé de 1 126 à 1 110 euros par mois.
Moins de chômeurs, plus de personnes éloignées de l’emploi
De façon constante, le taux de chômage des personnes rencontrées par le Secours catholique est supérieur à ce qu’il est en population générale : 23,4 % contre 7,4 % en 2024. Depuis dix ans, il a fortement baissé, davantage encore que dans le reste de la population, après avoir atteint 44 % entre 2005 et 2015. Particularité : il touche davantage les hommes (30,5 %) que les femmes (22 %). La part des plus de 50 ans a plus que doublé en vingt-cinq ans (32,4 % en 2024 contre 14,7 % en 1999).
Le Secours catholique rencontre ainsi moins de personnes au chômage, mais davantage de personnes durablement éloignées de l’emploi. Les situations de chômage de longue durée augmentent au fil du temps : en 2022 , 65 % des chômeurs sans droit à l’assurance chômage le sont depuis au moins un an (+ 19 points en 25 ans). Quant à la catégorie des prétendus « inactifs », elle regroupe désormais près des deux tiers des adultes rencontrés en 2024 (65,9 %), en forte hausse (+ 26 points en 30 ans), notamment depuis 2010. Au sein de cette catégorie fourre-tout, qui inclut tant les étudiants que les personnes au foyer (dont la part a chuté depuis 1999), c’est surtout la part des retraités, des personnes en inaptitude de travail pour raison de santé et de celles sans droit au travail qui a augmenté. On y trouve aussi, pour un quart d’entre eux (26,5 % en 2024, une proportion en recul), des adultes, majoritairement français, en situation de non-recherche d’emploi. Découragés par les difficultés d’accès au marché du travail et par les dures conditions d’emploi, ou incapables de concilier vie professionnelle et responsabilités familiales, ils renoncent de plus en plus durablement à chercher un travail : ils étaient 38 % dans cette situation depuis au moins un an en 2024, soit dix points de plus qu’en 1999. Ce sont surtout des hommes seuls, mais aussi depuis 2010 des mères isolées, dont les conditions de logement n’ont cessé de se dégrader, au point que bon nombre vivent à la rue.
Le retour progressif de la pauvreté chez les seniors
La France pensait avoir pratiquement éradiqué la pauvreté des seniors. La part des retraités vivant sous le seuil de pauvreté a ainsi chuté, passant de 35 % dans les années 1970 à moins de 10 % au milieu des années 1990 (et encore aujourd’hui). Cette réalité se traduit par la faible part que représentent les 60 ans et plus des personnes rencontrées par le Secours catholique : 7,3 % en 2024, alors qu’ils comptent pour 27 % de la population française. Pourtant, cette part a presque triplé depuis 1999, tandis que cette proportion n’augmentait que de 36 % en population générale. Les conditions de vie (niveau de vie de 1 040 euros par mois en 2024) et de logement des retraités modestes sont moins précaires que la moyenne des personnes accueillies, mais leur part augmente, particulièrement chez les femmes seules (qui représentent 53,4 % des retraités en 2024 contre 34,6 % en 1999).
La pauvreté rurale gagne du terrain
Plus d’un ménage rencontré sur six vit en zone rurale en 2024, c’était le cas d’un sur huit en 1994. La proportion de ménages vivant en zone rurale a même doublé chez les ménages français reçus par le Secours catholique (de 15,8 % en 1994 à 32,4 % en 2024). Les différences de besoins exprimés par les ménages s’estompent entre milieu rural et milieu urbain, tant en termes de composition des ménages que de besoins exprimés, avec une hausse marquée de la demande d’aide alimentaire en zone rurale.
Les enseignements que le Secours catholique tire de ces 30 années d’évolution de la pauvreté apparaîtront peut-être comme des évidences aux yeux de certains. Puissent-ils alors servir de piqûre de rappel, car dans le combat contre la pauvreté, deux poisons guettent notre société : l’indifférence, quand l’idée progresse que les personnes en grande pauvreté n’en font pas assez pour s’en sortir ; l’impuissance, quand la persistance de la pauvreté aboutit à l’idée qu’on n’y pourrait rien.
Ce texte est extrait de L’état de la pauvreté en France, Rapport du Secours catholique, 20 novembre 2025.
Photo / © Elodie Perriot - Secours Catholique
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