Proposition

Éducation : donner la priorité aux perdants

Les inégalités scolaires ne se sont pas réduites mais déplacées. Résultat : les vaincus du système scolaire se défient des valeurs démocratiques. Il faut repenser l’école pour éduquer à la confiance en soi, à la solidarité et à la tolérance, sans humilier personne. Les propositions du sociologue François Dubet.

Publié le 30 août 2022

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Éducation Modes de vie Catégories sociales Système scolaire Échec scolaire Lien social, vie politique et justice

Au cours des soixante dernières années, le nombre de bacheliers et d’étudiants a été multiplié par près de six. Cette massification scolaire a été portée par deux grandes convictions. La première était une promesse d’égalité grâce à l’élargissement de l’accès aux études. La seconde postulait que l’allongement de la durée des études renforcerait l’adhésion aux valeurs de la démocratie : la confiance dans la raison et le progrès, la tolérance et la solidarité… Ces deux promesses n’ont été que partiellement tenues. Si la massification a élargi l’accès aux études à celles et à ceux qui en étaient exclus, les vainqueurs et les vaincus de la compétition fondée sur le mérite sont toujours les mêmes et l’école reproduit plus ou moins fidèlement les inégalités sociales. Il n’est pas facile d’effacer l’impact des inégalités sociales et culturelles sur les performances des élèves, pas plus qu’il n’est facile de neutraliser les stratégies des classes favorisées qui se mobilisent pour maintenir les avantages scolaires de leurs enfants. Mais, dès lors qu’elles sont produites au cours des scolarités, les inégalités scolaires affaiblissent considérablement les capacités proprement éducatives et démocratiques de l’école. Il suffit d’observer la France et les pays comparables pour voir que la massification scolaire n’a pas développé les vertus civiques, intellectuelles et morales auxquelles l’école est pourtant associée. L’égalité des chances paraît alors se retourner contre les valeurs démocratiques auxquelles devraient adhérer des citoyens plus longuement éduqués.

La méritocratie [1] scolaire, fut-elle juste, repose sur la séparation des vainqueurs et des vaincus au terme d’une compétition supposée équitable. Et plus on pense que le mérite scolaire est juste, plus les avantages qui en découlent apparaissent incontestables. Ainsi, plus les vainqueurs méritent leurs succès, plus les vaincus méritent aussi leurs échecs. Contre la cruauté de ce mécanisme de justification des inégalités, les politiques publiques en matière de justice scolaire devraient d’abord donner la priorité aux perdants de la compétition scolaire, et ceci d’autant plus que les vaincus sont, par définition, plus nombreux que les vainqueurs. Ce n’est pas vraiment le cas en France où il semble plus facile de permettre à quelques élèves méritants d’échapper à leur destin scolaire et social que d’élever sensiblement le niveau et l’utilité des formations techniques et professionnelles auxquelles sont voués leurs camarades qui, n’auraient soi-disant, pas assez de mérite. En France, il semble préférable de multiplier les « cordées de la réussite [2] » et les internats d’excellence [3] pour sortir du lot une poignée d’élèves méritants issus des classes populaires que d’élever le niveau scolaire de la majorité des élèves d’origine modeste.

Retour à l’éducation

L’école démocratique de masse est devenue un système de tri plus ou moins équitable et, aujourd’hui, cette fonction de tri écrase le rôle éducatif de l’école. À terme, les vainqueurs de la compétition scolaire croient dans les valeurs de la raison, de la démocratie et de la tolérance transmises par l’école. Les vaincus, qui se sentent humiliés et rejetés, se défient souvent des valeurs proclamées par une école qui semble si indifférente aux principes qu’elle affiche. Nettement plus scolarisés que les anciennes générations, les jeunes ne sont pas plus attachés aux valeurs des démocraties libérales, et ils ne sont pas moins sensibles aux vérités alternatives et aux rumeurs complotistes. Seuls les plus diplômés « résistent » et adhèrent aux valeurs de l’école, peut-être parce qu’ils y ont réussi.

L’école doit donc s’interroger sur sa vocation éducative quand l’apprentissage de la citoyenneté ne passe plus par les leçons d’instruction civique. Dans un système de plus en plus précocement compétitif, les élèves travaillent d’abord pour réussir, souvent contre les autres, et en sachant que l’échec aura de lourdes conséquences. Mais à côté des exercices, des contrôles et des concours, la vie juvénile se déploie en dehors de toute influence scolaire quand les collégiens et les lycéens passent plus de temps devant leurs smartphones et leurs écrans que devant le tableau noir. L’autorité de la culture scolaire n’est plus ce qu’elle était et il y a fort à craindre qu’elle ne soit perçue que comme une suite d’épreuves et de programmes. Si les élèves travaillent seuls, ils vivent en « tribus juvéniles » plus ou moins indifférentes et hostiles à l’école selon les contextes sociaux. Les leçons de tolérance et de laïcité n’empêchent ni l’entre-soi social, culturel et sexuel, ni le harcèlement, pas plus que les leçons de sciences n’élèvent la confiance et la critique raisonnée de la science. Les valeurs scolaires étant commandées par le seul impératif de réussite, on peut étudier la science sans y croire, comme on peut adhérer formellement aux valeurs républicaines sans jamais les mettre en œuvre dans la vie scolaire. Au fond, l’école de masse a accru son emprise sur le destin des individus, tout en voyant s’effriter son influence éducative. Non seulement les vaincus de la méritocratie s’en sortent mal, mais ils ne sont guère portés à adhérer aux valeurs que l’école voudrait transmettre.

Contre la cruauté de la compétition méritocratique, qui n’est que la caricature du libéralisme si souvent dénoncé ailleurs qu’à l’école, l’école devrait refonder sa capacité à former des sujets autonomes et solidaires. Quand les leçons ne suffisent plus, l’école devrait être conçue comme l’expérience d’une vie commune dans une communauté éducative où les élèves apprendraient à travailler ensemble, à exercer des responsabilités, à « faire » quelque chose ensemble : construire des objets, faire des fablabs, monter des projets, écrire des scénarios, faire du sport et pas seulement de l’éducation physique… Ils apprendraient à être solidaires, critiques et tolérants au-delà des leçons vantant des vertus que l’école ne met guère en pratique. Ils apprendraient en « faisant » et pas seulement pour être évalués de façon continue. Ce ne sont pas là des rêveries pédagogiques, car bien des pays et bien des établissements « expérimentaux » en France y parviennent : des pays et des établissements où les élèves ont plus confiance en eux, où ils n’ont pas le sentiment que tout se joue à l’école, des pays et des établissements où les « derniers de cordée » ne se sentent pas forcément « nuls » et incapables. Bien sûr, l’école crée des inégalités, mais une société juste est avant tout celle qui traite le mieux possible ceux qui ont le moins de mérite. Sans une mutation éducative qui exigerait une véritable révolution culturelle en France, notre recherche obstinée de l’égalité des chances méritocratique ne sera pas seulement une promesse vaine ; elle peut n’être qu’une forme plus ou moins civilisée de la guerre de tous contre tous.

Enfin, la redéfinition et la réaffirmation du rôle éducatif de l’école exigent que la vocation enseignante ne soit plus réduite à la seule transmission du programme. On ne peut déléguer l’engagement dans la vie collective de l’école aux seuls « dispositifs » et au seul dévouement des enseignants. Depuis quelques décennies déjà, le recrutement et la formation des maîtres ne sont pas à la hauteur des enjeux ; si l’enseignement est un métier, il doit s’apprendre avec autant de sérieux que l’on apprend à être ingénieur, pilote ou médecin. De la même manière, comment en appeler au travail en équipe quand le mode d’affectation des enseignants ignore les logiques, les choix et les dynamiques des établissements ? Comment faire pour que les jeunes enseignants n’aillent pas se faire les dents dans les établissements les plus difficiles, et pour que les difficultés réelles du travail soient aussi bien reconnues que l’ancienneté et que le poids des concours ? Or, nous tenons à l’homogénéité bureaucratique de l’école française tout en sachant bien qu’elle n’en garantit pas l’équité. L’Éducation nationale se doit d’être exemplaire, à la fois vis-à-vis des élèves, et à l’intérieur de l’institution.

Au bout du compte, la formation des adultes et des citoyens exige une profonde transformation de la vie scolaire et des formes d’apprentissage. Pour que les élèves en échec ne se sentent ni inutiles, ni méprisés. Qu’ils ne croient qu’il n’y a plus de vie ni d’espoir en dehors de l’école. Mais aussi qu’ils ne rejettent pas les valeurs que l’école affiche rituellement tout en les ignorant souvent dans son fonctionnement quotidien. Les perdants de la sélection scolaire ne devraient pas désespérer d’eux-mêmes et finir par ignorer ou par rejeter les valeurs d’une éducation qui doit s’adresser à tous.

François Dubet
Sociologue, professeur à l’Université de Bordeaux et directeur d’études à l’EHESS. Auteur avec Marie Duru-Bellat de L’école peut-elle sauver la démocratie ?, Seuil, 2020.

Texte extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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[1Système où les positions sociales reposent sur le mérite individuel.

[2Partenariat entre un établissement d’enseignement supérieur et des collèges et lycées défavorisés, destiné à tutorer des élèves qui le demandent dans leurs choix d’orientation.

[3Internat prévoyant un accompagnement scolaire personnalisé, destiné à des collégiens et lycéens rencontrant des difficultés sociales ou familiales t sélectionnés sur leur « motivation ».

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Date de première rédaction le 30 août 2022.
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