Proposition

Comment donner aux travailleurs les moyens de se réapproprier leur travail ?

La richesse va de moins en moins à ceux qui travaillent. Pour plus d’autonomie au travail, il faut réguler l’usage des nouvelles technologies qui accroissent le contrôle exercé par les employeurs et améliorer la transparence capitalistique des entreprises. L’État doit aussi montrer l’exemple. Les propositions de l’économiste Philippe Askenazy.

Publié le 5 janvier 2024

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Emploi Catégories sociales Conditions de travail

La crise sanitaire a mis en lumière pendant quelques mois les travailleurs que l’on a qualifiés de « première » et « deuxième » lignes, ou encore de « nécessaires à la nation ». Dans le même temps, la grande majorité des cadres étaient éloignés des risques épidémiques, placés d’office en télétravail. Les quelques primes accordées par exemple dans la grande distribution, sont venues comme une réponse à ce qui aurait été un simple état transitoire. Mais plutôt que de se focaliser sur la crise sanitaire, il est utile de revenir sur les transformations du travail des dernières décennies. Une accumulation de travaux dans les différentes disciplines scientifiques du travail (sociologie, économie, ergonomie, etc.) mettent en évidence pour des pans entiers du monde du travail, singulièrement féminins, peu rémunérés, une intensification du travail (exigences croissantes), une densification (suppression des pauses et des temps morts), une exigence d’adaptabilité mais sous un contrôle accru, ou encore un cumul de contraintes physiques et cognitives.

Les risques psychosociaux, l’usure qui en découle, affectent la santé des travailleurs jusqu’aux inégalités d’espérance de vie (en bonne santé). Bien souvent, les travailleurs les plus soumis à la pénibilité ont en plus sombré dans la précarité professionnelle, enchainant périodes d’emploi salarié, d’emploi indépendant et de chômage. Malgré l’existence d’un salaire minimum et d’un système d’assurance chômage, cette précarité s’était traduite par un effritement des gains annuels du travail (rémunérations et indemnités chômage) pour les travailleurs dans la moitié basse de la distribution des revenus.

Au niveau macroéconomique, loin des analyses affirmant « la fin du travail » ou un travail « non qualifié » et « improductif », le capital a ainsi pu transférer aux travailleurs et aux systèmes sociaux une part des risques et profiter des efforts du monde du travail qui se traduisent au niveau des pays avancés, comme mondial, par une déformation du partage de la valeur ajoutée [1] en défaveur du travail. Cette évolution n’assure pas la compétitivité d’une économie : les travaux sur les performances relatives des pays de la zone euro en termes d’exportations par exemple ne révèlent qu’un rôle marginal du coût unitaire [2] par rapport aux choix de spécialisation [3], d’innovation et de qualité.

Cette dégradation multidimensionnelle des inégalités de revenus primaires (avant redistribution) et de la qualité du travail et de l’emploi est une bifurcation rendue possible par les politiques néolibérales. Certes, les changements technologiques en forment la toile de fond, mais ce sont les cadres institutionnels qui ont forgé un usage particulier des technologies. Prenons trois illustrations, une spécifique à une politique française, deux plus systémiques et globales.

Le recours à haute fréquence à des contrats courts en France s’est imposé à partir de 2003 sur le choix politique d’utiliser les technologies de l’information non comme outils de prévention au travail pour les populations précaires – bien au contraire, l’État a par exemple supprimé l’obligation de visite médicale d’embauche du moment que le salarié passe d’un contrat à un autre sur un poste considéré comme équivalent en termes de risques –, mais comme outil de déclaration sans délais et sans coût des embauches, au nom de la lutte contre les « rigidités » du marché du travail.

À un niveau cette fois global, les États ont permis que les technologies de l’information soient déployées pour façonner un capitalisme financiarisé, dominé par des monopoles et des structures capitalistiques opaques qui minent tout pouvoir de négociation des salariés.

Dans le même temps, dans le secteur privé comme dans le secteur public, les technologies ont été mobilisées – des caméras aux algorithmes – pour accroître la surveillance individuelle et collective des travailleurs, au nom du droit à gérer et in fine au nom de l’efficience du marché du travail. Car cette surveillance permet d’accroître la pression sur les travailleurs, sans pour autant offrir des rémunérations incitatives. La surveillance étendue aux mouvements collectifs et aux syndicats permet de « prévenir » les mobilisations. En amont, il suffit par exemple de paramétrer le logiciel de planning pour éviter que les mêmes salariés se retrouvent régulièrement en contact ou en pause simultanément et puissent ainsi échanger sur leurs conditions de travail.

Autonomie et démocratie

Contre ces évolutions, il est possible de réagir. Une réappropriation de leur travail par les travailleurs est une priorité si l’on veut s’attaquer aux inégalités primaires de revenus et de santé.

Dans un premier temps, au nom de la santé publique – qui a acquis aujourd’hui une nouvelle légitimité –, une médecine du travail revigorée et indépendante pourrait s’attaquer aux risques professionnels, ce qui, certes, pourrait impliquer des surcoûts minimes aux entreprises mais, surtout, d’importants gains individuels et sociaux y compris pour le système de protection sociale.

Autonomie et démocratie au travail, des fils conducteurs pour une réappropriation du travail par les salariés

Autonomie et démocratie au travail pourraient être ensuite des fils conducteurs pour une réappropriation. Nous en jetons ici quelques pistes. Miroir des développements précédents, une régulation de l’usage de toutes les technologies de surveillance s’impose, à commencer par la limitation des capacités de sanctions des salariés par les employeurs sur la base de ces outils. Pour que cette régulation soit effective, des acteurs doivent être en capacité d’en observer l’application. Ces derniers peuvent être des représentants du personnel. Cela exige leur généralisation sur tous les lieux de travail, leur protection réelle contre les discriminations, leur formation et le renforcement de leurs prérogatives, incluant notamment les conditions des travailleurs précaires, salariés de sous-traitants ou micro-entrepreneurs dans l’entreprise.

La transparence capitalistique peut également aider à une réappropriation : de nombreux salariés, y compris des cadres, pensent qu’ils travaillent dans une petite structure, écrasée par la concurrence, alors que leur lieu de travail est en fait contrôlé par un groupe familial ou financier puissant, souvent simultanément propriétaire du principal client de la structure, ou encore isolée alors que d’autres magasins ou usines à proximité appartiennent au même groupe.

Au-delà de ces nouveaux droits, l’État peut encourager la démocratisation du travail. De l’État central aux collectivités locales, il peut bien sûr commencer par donner lui-même l’exemple, comme employeur. Comme acheteur, il peut conditionner sa commande publique au respect de normes du travail particulières. Pour la branche de la propreté, la ministre du Travail a indiqué en septembre 2021 que «  la volonté du gouvernement est clairement de s’assurer que ces marchés [publics] ne tirent pas les prix et donc les conditions de travail vers le bas ». L’ambition devrait concerner l’ensemble de la commande publique et surtout tirer les conditions de travail vers le haut. Les grands plans d’investissements, notamment ceux pour la transition énergétique et l’adaptation climatique, seraient pionniers en incluant systématiquement des clauses exigeantes en matière de droits des travailleurs, y compris en réintégrant dans le public certaines activités aujourd’hui déléguées au privé.

Pour ne pas passer à côté d’un tel élan vers l’autonomie et la démocratie, les organisations syndicales devront elles-mêmes réfléchir à leur organisation, y compris sur le plan démocratique, et à leurs modes d’action. Notamment comment mobiliser les technologies pour mettre en réseau les salariés et coordonner les mouvements sociaux, ou encore comment se saisir des réseaux sociaux pour s’adresser aux jeunes ou aux minorités. Par exemple, le striketober – contraction de « strike » (grève) et d’ « october » (octobre) –, l’irruption simultanée de grèves dans de nombreux secteurs et professions aux États-Unis en octobre 2021, se nourrit d’un usage syndical des technologies.

Cette réappropriation du travail est un horizon d’autant plus utile que la non-reconnaissance des travailleurs est un catalyseur de colères populaires et de la crise démocratique, entre abstention et montée de l’extrême droite. L’imposer face à un capital frileux est aussi désormais une condition pour la pérennité des démocraties libérales.

Philippe Askenazy
Économiste du travail, directeur de recherche au CNRS. Auteur notamment de Partager les richesses, Odile Jacob, 2019.

Extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions. Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édité par l’Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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[1Valeur ajoutée : richesse produite chaque année. Une part plus importante de celle-ci est allée à la rémunération des actionnaires au détriment de celle des travailleurs.

[2Coût unitaire : le coût d’un produit par unité, comprenant l’ensemble des facteurs de production et donc en partie le travail.

[3Choix de spécialisation : les différents marchés que les entreprises décident d’investir et les spécialisations dans les investissements ou technologies que cela engage.

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Date de première rédaction le 5 janvier 2024.
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