Proposition

Pour une justice plus juste, ce que peut faire l’État

Selon sa position sociale, on n’a pas la même connaissance du système judiciaire, ni les mêmes moyens de faire valoir ses droits. De plus, les tribunaux ne traitent pas de la même manière tous les justiciables. Constat et propositions du sociologue Fabien Jobard, pour rendre la justice plus juste.

Publié le 6 avril 2023

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La justice est aveugle et le bandeau sur les yeux de la déesse qui l’incarne (Thémis, épouse et conseillère de Zeus) représente, depuis les premières monnaies romaines figurant Justitia, cette indifférence au statut et au rang de celles et ceux qui se présentent devant le jugement. Dans la France contemporaine cependant, le bandeau tendrait à symboliser une suprême indifférence de la machine judiciaire aux inégalités sociales. D’une part, en effet, ce sont des centaines de milliers de justiciables qui, chaque année, ne font pas valoir leurs droits par crainte d’une institution dont ils ne comprennent pas les règles, voire par simple méconnaissance du fait qu’ils ont des droits et peuvent agir. D’autre part, les décisions rendues par l’institution judiciaire s’avèrent si aveugles aux différences qu’elles les perpétuent et, souvent, les aggravent. Ce sont ces deux mécanismes qu’il faut comprendre avant d’engager une réflexion sur les voies de restauration de l’égalité des plateaux de la balance que tient la Justice dans sa main gauche.

L’inégalité devant la justice, c’est d’abord l’inégale maîtrise, selon la position sociale, des ressources offertes par le droit, l’inégal accès au droit. On peut évoquer le découragement dissuasif des justiciables individuels face aux acteurs les plus puissants : face à une entreprise de téléphonie et ses contrats sibyllins de tacite reconduction, face à une entreprise polluante ou bruyante à proximité de chez soi, face à la police dont on contesterait une action violente ou injuste, etc. Ces situations sont pourtant des plus courantes : on estime ainsi que 60 % des locataires convoqués devant le juge d’instance aux fins d’expulsion ne comparaissent pas et ainsi n’usent pas de leur droit de recours contre la menace qui pèse sur eux. De manière plus générale, « les inégalités sociales se traduisent par une inégale propension à se présenter au tribunal, à être acompagné.e d’un.e avocat.e ou à se saisir des procédures les plus avantageuses pour faire valoir ses droits  » [1].

Deux instruments tentent de corriger ces inégalités. Le premier est la facilitation par les pouvoirs publics de l’accessibilité et de la connaissance du droit et de la justice, incarné aujourd’hui dans les points-justice du ministère de la Justice qui regroupent, entre autres, les 150 maisons de la justice et du droit et qui permettent, gratuitement, de bénéficier d’échanges avec des professionnels du droit (notamment un ou une greffière) visant à répondre à des demandes d’information, à s’orienter vers une résolution à l’amiable des litiges, à venir en aide aux victimes, voire à exercer certaines formes de justice de proximité. Le second est l’aide financière aux justiciables dotés de peu de ressources confrontées à une procédure ou souhaitant en ouvrir une. Il s’agit essentiellement de l’aide juridictionnelle [2], aujourd’hui sollicitée par environ un million de justiciables chaque année. Les plafonds de revenu ouvrant droit à cette aide sont en France notoirement bas : un couple avec deux enfants ne peut prétendre à la prise en charge de ses procédures judiciaires que s’il dispose d’un revenu fiscal de référence inférieur à 17 000 euros et qu’il ne dispose pas d’un patrimoine immobilier de plus de 50 000 euros.

Défaut majeur de ce dispositif : son endémique sous-financement. Le rapport Perben de décembre 2020 sur l’avenir de la profession d’avocat constate que la prise en charge d’un dossier par un avocat rémunéré par l’aide juridictionnelle se fait, tout simplement, à perte. On estime aujourd’hui que le budget de l’aide juridictionnelle devrait passer de 400 à au moins 500 millions d’euros par an pour permettre la rémunération minimale des avocats s’y investissant. Par affaire, l’aide juridictionnelle est d’un montant aujourd’hui deux fois inférieur en France à ce qu’il est dans l’Union européenne. Cela étant, la plupart des Françaises et Français bénéficient d’une assurance de protection juridique assortie à leur contrat d’assurance en responsabilité civile, assurance que les Français utilisent malheureusement peu. Enfin, le budget dévolu à l’accès au droit est lui aussi très faible (moins de 15 millions d’euros par an), assorti d’une forte délégation aux associations d’aide aux victimes, à travers des financements trop irréguliers.

Justice injuste

À ces inégalités sociales d’accès au droit et à la justice s’ajoutent celles qui sont en quelque sorte produites par le système judiciaire lui-même, lorsque les justiciables s’y présentent en effet. Ce sont les inégalités de traitement : dans le domaine pénal, nos recherches ont montré que les Noirs et les Maghrébins sont, à infractions égales, traités par le juge de manière égale, mais sans doute ni par le parquet [3] (au niveau du choix de la voie d’orientation), ni par les services de police [4]. Dans le domaine civil, les recherches du groupe de recherche Justines [5] ont montré les inégalités à l’œuvre, par exemple, dans les séparations conjugales. Ainsi, les familles de cadres, qui bénéficient d’une meilleure information et d’une capacité plus grande à faire prendre en charge leur séparation par leurs avocats, optent dans près d’un cas sur deux pour un divorce par consentement mutuel. Ce n’est le cas que d’un divorce sur trois dans les ex-couples d’ouvriers ou d’employés. De plus, les procédures avantagent les hommes actifs à hauts revenus par rapport aux femmes au foyer, les premiers pouvant même parfois bénéficier d’avocats mis à disposition par leur société.

Aux inégalités sociales d’accès à la justice s’ajoutent celles qui sont en quelque sorte produites par le système judiciaire lui-même

Mais tant en matière civile que pénale, l’égalité de traitement est indexée au temps que les magistrats peuvent consacrer aux dossiers qui leur sont soumis. Or, la France présente des faiblesses abyssales, selon la Commission européenne pour l’efficacité de la justice [6] : le nombre de procureurs par habitant est deux fois moindre qu’en Allemagne. Ces mêmes procureurs reçoivent au moins trois fois plus de dossiers dans l’année que leurs collègues allemands, dix fois plus que leurs collègues néerlandais. Face à cette justice que le garde des Sceaux de 2016 disait « en voie de clochardisation », les Français les plus déshérités ne sauraient non plus se tourner vers une offre de conseils privés, puisque la densité en avocats est également très faible (1/1 000 habitants, contre 2 en Allemagne ou 2,5 en Espagne). Aussi, lutter contre les inégalités face à la justice, c’est d’abord doter l’institution judiciaire des moyens pour mener à bien sa mission dans le respect des principes fondamentaux du droit que sont, au premier rang, le respect de l’équité devant la procédure (pénale ou civile) et des délais raisonnables de traitement des affaires. D’autant qu’une affaire en attente de jugement pèse plus sur les personnes dotées de faibles ressources, qui peuvent d’autant moins compenser les pertes ou les immobilisations éventuelles par des revenus ou des patrimoines de substitution. L’augmentation substantielle des moyens de l’institution judiciaire est une mesure évidente visant à répondre aux inégalités devant la justice.

Capacité judiciaire

Ce n’est pas tout. On réduira les deux types d’inégalités devant la justice (inégalités de traitement et inégalités d’accès au droit) en améliorant ce que l’on pourrait appeler la « capacité judiciaire » des citoyens. Avec des mesures favorisant d’un côté l’éducation au droit et, de l’autre, les capacités financières à ouvrir une procédure. Car une simple augmentation de l’aide juridictionnelle, certes nécessaire, n’est pas la solution miracle : elle pourrait amener un recours excessif ou peu pertinent à l’institution judiciaire (au regard d’autres voies possibles de règlement des conflits). Le conseil et l’assistance juridiques permettent de mieux optimiser, et plus durablement, le rapport des personnes aux litiges et aux dommages qu’elles peuvent connaître. Cette aide au droit est moins onéreuse, pour améliorer l’accès à la justice, que la dotation en postes de magistrats.

Enfin, l’éducation au droit a aussi un rôle majeur à jouer. Elle doit être à la fois individuelle et collective. Individuelle, en favorisant l’enseignement des bases des procédures judiciaires (civiles, sociales, prud’homales, etc.) dès le collège et le lycée ; collective, en subventionnant les associations et les structures qui peuvent désormais, grâce aux législations récentes, introduire en justice une action de groupe au nom de plusieurs victimes d’un dommage.

Ce sont ainsi tous les métiers périphériques, autour de l’institution judiciaire, qui peuvent favoriser la conscience judiciaire des justiciables et, de ce fait, leur meilleure capacité à user du droit comme d’une voie de recours face aux inégalités dont ils et elles sont victimes.

Fabien Jobard
Sociologue, directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Auteur avec Sophie Névanen de « La couleur du jugement. Discriminations dans les décisions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965-2005) », Revue française de sociologie 2007/2, 2007.

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[1« Des justiciables inégaux ? », Alexis Spire et Katia Weidenfeld, Droit et Société n° 106, LGDJ, 2020.

[2Aide juridictionnelle : prise en charge par l’État des frais de justice (avocat par exemple) pour les personnes dont les revenus sont insuffisants.

[3Parquet (ou ministère public) : procureurs et substituts du procureur, chargés de défendre les intérêts de la société, d’orienter les affaires et de requérir les peines (qui seront prononcées par le juge).

[4Voir notre article, avec Sophie Névanen, « La couleur du jugement », Revue française de sociologie, n° 2007/2, 2007.

[5Justice et inégalités au prisme des sciences sociales, Emilie Biland-Curinier, Sibylle Gollac (dir.), Mission de recherche droit et justice, 2021.

[6Commission européenne pour l’efficacité de la justice : instance du Conseil de l’Europe chargée d’améliorer la qualité des systèmes judiciaires des États européens.

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Date de première rédaction le 6 avril 2023.
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