Point de vue

L’enseignement précoce de la lecture, creuset des inégalités sociales à l’école

Les jeunes Français sont très vite mis en compétition. L’enseignement trop précoce de la lecture, par les parents et à l’école, creuse les inégalités dès le CP. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 23 février 2023

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

Comment naissent les inégalités sociales à l’école ? On dispose de peu de données sur l’école maternelle, mais les écarts entre catégories sociales émergent dès ce moment de la vie des enfants. Elles sont déjà présentes en CP. L’un des vecteurs majeurs de leur apparition est l’apprentissage de la lecture. Pour apprendre à lire, il faut disposer d’un socle de mots suffisant. Plus on apprend à lire tôt, plus les inégalités de réussite sont grandes car les milieux favorisés ont une longueur d’avance. « À l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1 000 [mots] ; le groupe le mieux pourvu, à peu près 2 500 », écrit le linguiste Alain Bentolila [1]. « Ces inégalités sont d’autant plus préoccupantes que nous savons aujourd’hui qu’un déficit grave de vocabulaire risque de perturber gravement l’apprentissage de la lecture ». Selon une étude de l’Institut national d’études démographiques menée en 2013, sur 100 mots proposés, les enfants de deux ans dont la mère avait un niveau de fin de troisième en connaissaient 70, contre 80 pour ceux dont la mère avait au moins une licence [2].

Les données de l’OCDE sur l’apprentissage précoce de la lecture avec les parents illustrent ce phénomène (voir tableau). Dans les pays scandinaves, un tiers des enfants apprennent à lire et à compter en famille avant d’entrer à l’école, alors que dans certains pays, c’est plus de la moitié. La France figure parmi les pays où le milieu social influence le plus le niveau scolaire à 15 ans. C’est aussi l’un de ceux où le diplôme des parents conditionne le plus l’apprentissage précoce de la lecture. Près de la moitié des parents diplômés de l’enseignement supérieur apprennent à lire à leurs enfants avant le primaire. C’est presque le double des parents qui ont un niveau de troisième au maximum. Très vite, les parents favorisés se livrent à un travail d’enseignement, plus ou moins explicite, bien décrit par le sociologue Bernard Lahire. Cette situation s’explique par deux facteurs : d’une part, l’importance de la compétition scolaire dans notre pays, anxiogène pour les enfants mais aussi pour les parents, et, d’autre part, l’enseignement plus précoce de la lecture à l’école par rapport aux autres pays.

Apprendre à lire à sept ans

Il existe deux manières de réduire les inégalités face à la lecture. La première est de tenter de développer le vocabulaire des enfants de milieux populaires dès les premières années de leur vie. Des dispositifs en ce sens ont été très à la mode et ont vu le jour en France dans les crèches, comme « parler bambin » [3]. Cela demande des moyens considérables, pour des effets incertains. « Parler Bambin ne semble pas avoir d’effet sur le développement langagier des enfants mais produit un léger impact positif à court terme sur leur développement socio-affectif (confiance en soi, relations avec les autres). Cet effet ne se maintient pas à long terme », estime une évaluation menée par l’Institut des politiques publiques [4].

C’est simplement prendre le problème à l’envers. Il serait à la fois plus juste et plus efficace de repousser d’un an l’âge d’apprentissage de la lecture à l’école. Dans les pays scandinaves, là où les niveaux scolaires sont les plus élevés et les inégalités réduites, on apprend à lire à l’école vers l’âge de sept ans, un an plus tard qu’en France, par exemple. Comme le montrent les résultats des études Pisa [5] de l’OCDE, il n’existe aucun lien entre le fait de savoir lire tôt et le niveau ultérieur des individus. Les élèves français sont moyens. La lecture dès six ans n’a aucune utilité d’un point de vue éducatif, mais a pour effet, comme on l’a vu, de mettre très vite en situation d’infériorité les jeunes enfants des classes populaires.

Attendre le CE1 pour enseigner la lecture réduirait les inégalités sociales à l’école

Reporter d’un an l’apprentissage de la lecture à l’école, comme le font nos voisins scandinaves, changerait probablement peu les pratiques des parents favorisés qui continueront à apprendre à lire à leurs enfants avant l’âge scolaire d’entrée dans la lecture, tellement cela leur semble essentiel. Des écarts existeront toujours, mais les enfants des milieux les moins favorisés, âgés d’un an de plus, disposeront d’un socle plus complet de mots, réduisant les écarts de niveau de lecture. Sans être une solution miracle, elle s’attaque au cœur du problème.

En réalité, cette politique est inimaginable dans un pays arc-bouté sur ses traditions, où l’on préfère débattre sans fin de la « bonne » méthode de lecture. Attendre le CE1 pour enseigner la lecture serait une hérésie aux yeux d’une partie de la bourgeoisie culturelle française qui y voit un « nivellement par le bas ». Ce changement des programmes aurait pourtant deux effets majeurs : réduire les tensions liées à la compétition scolaire dans les plus petites classes, et réduire les inégalités sociales à l’école.

Derrière cette situation, c’est tout d’abord une « chronométrie » scolaire qui est en cause : « Ces conceptions conduisent à penser les apprentissages scolaires en fonction de temps de passage (le trimestre, le semestre, l’année scolaire) à partir desquels les performances sont jugées et les élèves classés comme étant à l’heure (donc « normaux »), en avance (donc « précoces ») ou en retard (donc « en échec ») », analysent les sociologues Mathias Millet et Jean-Claude Croizet [6]. Comme ils le remarquent, si l’école demandait aux enfants de savoir faire du vélo, les parents diplômés s’acharneraient davantage à leur apprendre le deux-roues. Pourtant, même sans cela, les enfants finissent tous par savoir faire du vélo… Au fond, c’est l’incapacité de notre pays à réformer le système éducatif qui se joue. Les classes diplômées ayant survécu à la compétition, elles sont prêtes à faire subir à leurs enfants une pression scolaire démesurée dès la plus petite enfance, pour que leurs enfants distancent les autres au plus vite. La reproduction sociale est ainsi assurée.

Louis Maurin

Part des enfants ayant commencé à apprendre à lire et à compter avec leurs parents avant l'école primaire
selon le niveau de diplôme des parents
Unité : %
Ensemble
Enseignement supérieur
Bac
Collège
Écart entre les parents diplômés de l'enseignement supérieur et les parents ayant un niveau collège
Canada55,859,448,930,5- 28,9
Irlande57,061,448,537,4- 24,0
France43,948,640,026,7- 21,9
Portugal39,549,333,430,2- 19,1
Italie45,150,745,836,6- 14,1
Espagne43,547,340,936,1- 11,2
Australie38,740,937,930,1- 10,8
Hongrie55,455,956,946,6- 9,3
Allemagne40,143,237,836,0- 7,1
Suède28,931,623,825,2- 6,4
Danemark37,338,529,8NDND
Finlande31,634,525,1NDND
Norvège36,538,731,1NDND
ND : non disponible. Lecture : au Canada, 59,4 % des enfants dont les parents ont un diplôme de l'enseignement supérieur commencent à apprendre à lire avec leurs parents avant d'entrer à l'école primaire.
Source : OCDE – Données 2019 – © Observatoire des inégalités

Photo / CC Michal Parzucho


[1« Le vocabulaire et son enseignement. Le vocabulaire : pour dire et lire », Alain Bentolila, ministère de l’Éducation nationale, novembre 2011.

[2Voir « Inégalités socioéconomiques dans le développement langagier et moteur de l’enfant à deux ans », Sébastien Grobon, Lidia Panico, Anne Solaz, Bulletin épidémiologique hebdomadaire, Santé publique France, 8 janvier 2019.

[3Voir le site du programme national « Parler bambin » du ministère des Solidarités, http://www.parlerbambin.fr/

[4« Lutter contre les inégalités dès la petite enfance : évaluation à grande échelle du programme Parler Bambin », Clément de Chaisemartin et al., Notes IPP n° 72, Institut des politiques publiques, juin 2021.

[5Les enquêtes dites « Pisa » évaluent le niveau des élèves à l’âge de 15 ans dans l’ensemble de l’OCDE.

[6L’école des incapables. La maternelle, un apprentissage de la domination, Mathias Millet et Jean-Claude Croizet, éd. La Dispute, 2016.

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Date de première rédaction le 23 février 2023.
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