Entretien

« Si les inégalités se creusent, c’est parce que tout le monde ou presque aspire à la sécurité des oligarques", entretien avec Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités

Huit Français sur dix souhaitent une société plus égalitaire, mais ils sont peu nombreux à y oeuvrer. Un paradoxe que le philosophe explique davantage par un sentiment de précarité sur fond de désengagement de l’Etat que par un individualisme forcené. Entretien extrait du quotidien Libération.

Publié le 11 septembre 2015

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Sommes-nous tous des hypocrites ? Alors que huit Français sur dix aspirent à une société plus égalitaire, nous adoptons pourtant des comportements qui contribuent à creuser les inégalités sociales : détournement de la sectorisation scolaire ou évitement de la mixité pour se loger. Ces choix favorisent un entre-soi participant de l’injustice sociale. Comment expliquer cette passion contrariée pour l’égalité, ce paradoxe entre discours et action ?

Dans son dernier essai, « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », paru cette semaine chez Albin Michel, Patrick Savidan, professeur de philosophie politique à l’université de Poitiers et président de l’Observatoire des inégalités, se penche sur les ressorts individuels de ce paradoxe. Est-ce un raisonnement pratique ? Est-ce une forme de faiblesse de la volonté ? Est-ce une incapacité à aller au bout d’un désir d’égalité ? A rebours de l’explication individualiste, il examine les logiques de sécurisation à l’œuvre dans un monde de plus en plus instable.

N’avons-nous pas perdu la foi en l’égalité ?

A mon avis, non. Les gens pourraient trouver de multiples manières de justifier, à leurs yeux et aux yeux des autres, le creusement des inégalités. Pourtant, ils les condamnent massivement et constamment. La passion de l’égalité est donc bien réelle, la question est de savoir ce qui vient la contrarier. J’ai voulu écarter les réponses trop hâtives : Les gens seraient des hypocrites sociaux, ils ne tireraient pas les conséquences de ce qu’ils savent, nous serions collectivement impuissants, dominés et manipulés par une élite malveillante, etc. Pour tester une autre hypothèse : nous manifesterions, individuellement et collectivement, ce qu’en philosophie depuis l’antiquité on appelle l’akrasia, une faiblesse de la volonté, c’est-à-dire que nous agirions d’une manière qui va à l’encontre de ce que nous savons être notre meilleur jugement.

Qu’est-ce qui fait que nous succombons à cette « faiblesse de la volonté » ?

Rappelons que l’augmentation des inégalités s’explique évidemment par des mécanismes extérieurs à l’individu, l’accroissement du chômage par exemple, mais il est important de voir dans quelle mesure nous ne prendrions pas part à cette évolution (même s’il ne s’agit que de la tolérer). L’expérience que nous faisons aujourd’hui du temps ouvre une piste intéressante. Tout est devenu plus instable pour nous : le passé, nous ne cessons de le relire et de lui adresser des injonctions issues du présent, quant au futur, nous ne l’envisageons plus qu’avec effroi, comme s’il ne savait plus promettre que le pire. A cela vient s’ajouter un processus de constante accélération du temps, qui fait de l’obsolescence, sur fond d’interdépendance croissante, une catégorie quasiment existentielle. Il en résulte un sentiment de très grande précarité qui incite les individus à rechercher, par réaction, des moyens de sécuriser coûte que coûte leur situation sociale. Comme l’Etat ne joue plus le rôle protecteur qui est le sien, les individus en viennent à entrer dans des rapports de concurrence exacerbée, dont l’enjeu est la maîtrise de la situation et de ses tendances temporelles. Chacun veut se mettre, avec ceux qui lui sont chers, à l’abri de la précarité. Dans le contexte présent, cela contribue au creusement des inégalités.

Mais n’est-ce pas le propre d’une démocratie de créer de la concurrence comme le souligne Tocqueville ?

Dans une société aristocratique, la naissance détermine en effet le patrimoine, le statut social, les honneurs auxquels on peut prétendre. Il suffit de naître et l’on sait ce que sera sa vie. Retirer à la naissance cette fonction distributive, c’est s’obliger à trouver d’autres règles de répartition des ressources, des avantages, des charges. Historiquement, la réponse a été le mérite, le talent : il faut conquérir sa position, et en principe toutes les cartes peuvent être constamment rebattues. C’est ce programme de concurrence généralisée, indissociable d’un principe d’indétermination sociale, que Tocqueville a parfaitement perçu.

Reste que la tendance lourde, sur le plan anthropologique, a toujours été, même en démocratie, de réintroduire de la certitude, de la régularité, de la prévisibilité, là où l’incertitude régnait. La loi joue normalement ce rôle ; mais lorsqu’elle est insuffisante, on cherche d’autres solutions. D’où la tendance des aristocraties à toujours renaître de leurs cendres : elles offrent à ceux qu’elles privilégient des positions sûres que ces derniers n’ont de cesse de vouloir renforcer. Pas seulement par égoïsme d’ailleurs, mais parce que ça leur paraît aussi le plus sûr moyen de garantir le bien-être de leurs proches.

C’est ce que vous appelez les solidarités électives…

En effet. Je voulais par-là prendre un peu de recul par rapport aux analyses qui s’attachent surtout à souligner que nous aurions un problème d’égoïsme, de repli sur soi, de défiance généralisée. Le problème n’est pas : plus d’individualisme donc moins de solidarité, mais moins de solidarité publique pour plus de solidarité élective. On assiste à une sorte de reprise en main sociale de la solidarité. Nous avons collectivement tendance à nous désengager de certaines formes publiques de solidarité pour pouvoir mieux aider ceux qui nous sont chers. Cette forme élective de solidarité n’est pas forcément celle à laquelle les individus souhaiteraient se cantonner, mais c’est bien celle à laquelle ils désirent pouvoir ne pas manquer. Elle est restreinte, mais non pas défensive. On ne peut pas reprocher à des individus de faire le maximum pour leurs enfants ou pour leurs parents.

Cette tension sociale propre à la démocratie contribue à créer une oligarchie…

Cette recherche de la sécurité pose problème parce que dans le contexte présent la sécurité devient un bien concurrentiel : il ne s’agit pas seulement d’être en sécurité mais de disposer de la position la plus sûre possible. C’est à partir de ce surcroît de sécurité que l’on va pouvoir assurer sa reproduction. On cherche donc à externaliser l’incertitude. Et on présuppose que tout le monde fait de même. C’est là que la tentation oligarchique s’enclenche. Si aujourd’hui les inégalités se creusent, ce n’est pas seulement parce qu’une petite élite détient jalousement le pouvoir économique et politique, mais parce que tout le monde ou presque aspire au type de sécurité auquel accèdent les oligarques.

Dans un contexte très incertain, marqué par le sentiment d’une certaine impuissance sociale et économique des gouvernements, s’impose la conviction que, pour ne pas subir l’arbitraire, il faut l’externaliser, pour ne pas être dominé, il faut tenir les leviers de la domination. Ainsi se démocratise ou se diffuse la tentation oligarchique. Il s’agit d’accéder à une position dominante, pas nécessairement pour exercer cette domination, mais pour éviter de la subir !

En disant que les individus ne sont ni égoïstes ni immoraux, vous les déresponsabilisez ?

Il faut sortir du dualisme, soit responsables, soit irresponsables. Si les gens peuvent passer de la solidarité partielle à la solidarité collective, ils le font. Le problème, c’est que nous sommes ou croyons être dans une société qui nous incite à penser que nous devons choisir. J’encourage à vrai dire si peu l’irresponsabilité que je commence par présupposer que les niveaux d’inégalités actuels sont aussi de notre fait, au sens où nous pourrions agir significativement sur eux si nous en décidions ainsi. Vouloir être en capacité d’aider ses proches, ce n’est pas être irresponsable. Ce qu’il faut, c’est essayer de créer les conditions matérielles et temporelles qui permettront de renouer le lien entre les solidarités, de souligner les liens de continuité qui existent entre elles. Si la solidarité publique continue de faiblir, il arrivera d’ailleurs un moment où nous ne pourrons même plus répondre aux attentes des solidarités électives.

Est-ce que le politique peut agir sur ces logiques individuelles ?

Déjà le politique devrait arrêter de promouvoir des mesures qui vont dans le sens de la privatisation de la solidarité ; ce qu’il fait lorsqu’il se désengage ou ne s’engage pas suffisamment dans la prise en charge des besoins des jeunes ou des personnes âgées par exemple, conduisant les familles, dans la mesure de leurs moyens, à concentrer sur eux leurs efforts de solidarité. Ce qu’il fait encore lorsqu’il privilégie le ciblage en matière de politique sociale. Il doit pousser dans le sens de l’universalité, et par ailleurs agir pour juguler et éradiquer l’incertitude. Je pense par exemple à tout ce que Robert Castel a pu dire de l’importance sociale et psychique de la condition salariale. Si la crise temporelle est aiguë, c’est aussi parce que le politique, dans la forme instituée qui est la sienne, a perdu tout crédit. Et on ne s’en sortira pas en lançant aux citoyens de grands appels à plus de solidarité ; il faut agir sur les conditions matérielles et temporelles par des programmes d’investissement public durable auquel nous puissions croire collectivement.

Comment recréer des solidarités plus collectives ?

Il faut repartir des citoyens, des pratiques qui sont les leurs quand ils s’efforcent de construire des formes de solidarité élargies. Il ne s’agit pas de prescrire, mais de regarder ce qui se fait déjà, d’examiner les formes concrètes que prennent ces pratiques d’émancipation, de résistance et de coopération. Celles-ci ne sont pas muettes ; elles nous disent quelque chose de l’effort que nous pouvons engager pour recouvrer un sens de la coopération et du progrès commun. Rien de tel que de soutenir pour cela les collectifs qui se forment en vue de la résolution d’un problème public spécifique, que ce soit dans le champ scolaire ou dans celui de la santé, ou sur les questions de revenus. Pour moi, ces efforts correspondent à des tentatives de réappropriation collective du temps et de l’avenir. A l’épreuve de ces expériences, nous pourrons prendre collectivement conscience que la sécurité à laquelle nous aspirons ne sera accessible que si nous parvenons à en faire un bien commun : c’est-à-dire un bien qui ne peut être diminué pour certains sans l’être pour tous et qui ne sera augmenté que s’il l’est aussi pour chacun !

Propos recueillis par Cécile Daumas et Anastasia Vécrin. Cet article est extrait du quotidien Libération du 5 septembre 2015.

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Date de première rédaction le 11 septembre 2015.
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