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Le Gini est mort, vive le Palma ?

Le ratio de Palma est méconnu. Cet indicateur est pourtant pertinent et facile à comprendre. Prendra-t-il bientôt la place qui lui revient dans l’analyse des inégalités de revenus ? L’analyse de Louis Maurin.

Publié le 9 janvier 2019

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Revenus Niveaux de vie

Le « Palma » va-t-il détrôner le roi Gini en matière de mesure des inégalités de niveaux de vie ? Autant le débat sur les inégalités de revenus est virulent, autant celui autour des outils pour les mesurer reste embryonnaire. Pourtant, le choix des instruments est éminemment politique [1]. Né il y a quelques années, un nouvel indicateur prometteur est passé inaperçu en France : le ratio de Palma qui rapporte la masse du revenu national qui revient chaque année aux 10 % les plus aisés à celle que reçoivent les 40 % les plus pauvres (à ne pas confondre avec le patrimoine qu’ils détiennent). Inventé en 2011 par Jose Gabriel Palma, un économiste chilien professeur émérite d’économie à l’université de Cambridge [2], « le Palma » a été baptisé ainsi par deux économistes anglais, Alex Cobham et Andy Sumner [3]. Depuis, il est utilisé notamment par la Banque mondiale et l’OCDE mais sa renommée internationale n’a pas encore débarqué dans l’Hexagone, ce qui est regrettable.

Comment ça marche ? Pour construire le Palma, il faut d’abord mesurer quelle est la part du revenu national perçue chaque année par chacune des tranches de la population, classées de la moins aisée à la plus aisée : c’est-à-dire de 0 à 10 %, de 10 % à 20 %, etc. Ensuite, l’économiste a eu l’idée de comparer ce que reçoivent les 10 % les plus riches à ce que touchent l’ensemble des quatre premières tranches, les 40 % les plus pauvres, en faisant une division entre les deux pour obtenir son rapport. Cet indicateur nous permet de dire que les 10 % les plus riches touchent « x fois » ce que touchent les 40 % les plus pauvres.

L’idée ingénieuse de Gabriel Palma est donc de se focaliser sur ce qui concentre le débat en matière d’inégalités : les riches (les 10 % les plus aisés) et les bas revenus (les 40 % les plus pauvres). Son ratio ignore ainsi les couches moyennes les mieux loties, soit la population située entre les 40 % du bas et les 10 % du haut. Il englobe davantage de population que le rapport que nous utilisons quand nous comparons le niveau de vie moyen [4] des 10 % les plus aisés aux 10 % les plus pauvres. Dans ce cas, nous laissons en effet de côté 80 % de la population (même chose pour l’indice « 20/20 » de l’Insee, voir encadré) ; le Palma est une sorte d’indicateur intermédiaire.

Comme le montrent Alex Cobham et Andy Sumner, le Palma est un concurrent sérieux au coefficient de Gini, indice inventé par le sociologue italien Corrado Gini au début du XXe siècle et qui occupe le devant de la scène dans la plupart des études. Le Gini compare l’ensemble de la répartition des revenus dans une population à un moment donné à une situation d’égalité parfaite. Plus la différence est grande, plus il est proche de un et plus on est dans une situation d’inégalité. Moins l’écart est grand, plus il est proche de zéro et plus on est proche de l’égalité. Cet indice est pertinent car il prend en compte les revenus de chacune des tranches de la population, c’est une sorte de super synthèse des inégalités de revenus.

Pour Cobham et Sumner, l’indice de Gini a plusieurs inconvénients. Tout d’abord, il donne trop d’importance au milieu de la distribution et pas assez au haut et au bas. Ils citent l’exemple du Honduras et du Maroc où, dans les deux cas, les 50 % du milieu de la distribution des revenus détiennent à peu près la moitié du revenu national, cependant que les 40 % les plus pauvres, au Maroc, perçoivent deux fois plus que les plus pauvres du Honduras. Notre Palma pointe là où la question des inégalités est la plus sensible : en haut et en bas de l’échelle des revenus. Il constitue une sorte d’intermédiaire qui porte sur davantage de population que le rapport entre le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches et les plus pauvres, mais moins que l’indice de Gini, tout en restant compréhensible.

Ensuite, il faut vraiment être un expert pour comprendre le Gini. Qui sait ce que signifie la différence entre un Gini de 0,33 et 0,39 ? L’outil est difficile à mobiliser dans le débat public : « Une mesure techniquement parfaite mais incompréhensible pour le plus grand nombre a peu de chance de pouvoir servir de base à une politique publique », notent les économistes anglais pour qui le Palma donne l’essentiel, et reprend entre 99 % et 100 % des variations de l’indice de Gini.

Enfin, comme il compare l’ensemble de la distribution des revenus, le Gini peut avoir la même valeur pour des situations différentes. Deux pays peuvent être considérés aussi inégalitaires (avoir le même indice de Gini) alors que, dans un cas, les classes moyennes reçoivent relativement moins et dans l’autre c’est le cas des plus pauvres les plus pauvres, ce qui n’est pas équivalent en matière d’inégalités. Le Gini « masque » en quelque sorte la hiérarchie des revenus.

Pour l’essentiel, il est possible de comprendre les inégalités de revenus en se passant de ce qui se passe autour du milieu de la répartition des revenus comme le fait le Palma, notamment au niveau mondial pour les comparaisons entre pays. Surtout si l’on veut disposer d’un outil qui a du sens pour le plus grand nombre, ce que le Gini ne permet pas. L’utilisation du Gini peut brouiller le débat public plus que l’éclairer. Le Palma devrait prendre de plus en plus de place dans le débat national et il serait utile que l’Insee en France, par exemple, s’en empare. Mais le bon vieux Gini n’a pas dit son dernier mot. Parce qu’il englobe toute la population, il donne une vision plus fine, et a le mérite de prendre en compte la situation des couches moyennes. Il est notamment utile pour comparer la situation de pays relativement proches, par exemple au sein de l’Union européenne. Encore faut-il bien l’expliquer.

Le rapport « 20/20 », par l’Insee
L’Insee publie chaque année un rapport qui ressemble au Palma, mais qui n’est pas le Palma. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler le « 20/20 » : le rapport entre la masse des revenus perçus par les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres, qui permet de dire que les premiers reçoivent « x fois » plus de revenus que les seconds. Au fond, la différence ne semble pas énorme, sauf que le passage de 10 % à 20 % pour les plus aisés traduit une conception plus large de la population la plus favorisée et, qu’en revanche, considérer uniquement les 20 % du bas de l’échelle n’intègre que les populations très modestes. Mais ce n’est pas un si mauvais « challenger » au Palma, même si personne n’en parle.

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Photo / © Eyenigelen


[1Pour le débat sur le seuil de pauvreté voir notre article « Neuf millions de pauvres, un chiffre exagéré ».

[3« Is inequality all about the tails ? The Palma measure of income inequality », Alex Cobham et Andy Sumner, Significance, février 2014, Royal Statistical Society.

[4Et non la richesse détenue.

Date de première rédaction le 9 janvier 2019.
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