Analyse

La jeunesse au travail : en finir avec les préjugés

À l’opposé des idées reçues, les jeunes font ce qu’ils peuvent pour s’insérer dans la vie professionnelle dans un contexte marqué par une très forte précarité. Ils demeurent fortement attachés à la valeur travail. Une analyse de la sociologue Julie Couronné, extraite de Droits et Libertés, revue de la Ligue des droits de l’Homme.

Publié le 2 mars 2023

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Emploi Âges Chômage Précarité

De plus en plus fréquemment, les médias se font le relai d’une littérature qui présente les jeunes d’aujourd’hui comme étant issus de la « génération Y » ou de la « génération Z ». Ces expressions renvoient à l’idée que le rapport au travail des jeunes aurait été considérablement modifié par les nouveaux outils technologiques, outils qu’ils maîtriseraient de manière instinctive. Ils seraient moins fidèles à l’entreprise et moins attachés à la valeur du travail. S’ajoute l’idée de plus en plus répandue que, sous l’effet de la crise sanitaire, les « jeunes ne souhaiteraient plus travailler », et qu’ils démissionneraient de leur emploi de manière massive. Des analyses très discutables.

[…] Faire des jeunes une seule et même catégorie, c’est faire fi des inégalités sociales et des critères sociodémographiques qui les déterminent (diplôme, territoire d’habitation, parcours migratoire, genre, origine sociale). C’est également nier le poids du contexte socioéconomique. Comme le remarquent Claude Dubar et Sandrine Nicourd : «  la crise industrielle, l’extension du chômage et de la précarité […] font peser une incertitude plus grande sur les parcours de vie (alternance chômage/petits boulots/formations, difficultés d’insertion des jeunes, post adolescence, allongement des durées de vie et difficultés de financement de retraites, etc.) [1] ».

Les jeunes sont les premières victimes des transformations du marché de l’emploi. En 2020, le taux de chômage des 15-29 ans s’élevait à 16 %, contre 8 % pour l’ensemble de la population active, selon l’Insee. Pour les non-diplômés, ce taux monte jusqu’à 34 %. De plus, les jeunes qui travaillent sont plus souvent en contrat temporaire (27 %) que les salariées et salariés de tout âge (12 %). À cela s’ajoute le fait que, selon le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq), les jeunes accèdent de plus en plus difficilement à la stabilité de l’emploi. Sept ans après la sortie du système scolaire, seule la moitié de la génération des diplômés de 2010 occupe un emploi stable, contre deux tiers de la génération 1998. Une publication récente du ministère du Travail appelle à modérer les propos de celles et ceux qui annoncent la « grande démission » [2] des Français. Bien que ces travaux ne se concentrent pas uniquement sur la population jeune, ils montrent que, si le taux de démission en France est élevé, il n’est pas inédit, voire il apparait comme normal au regard du contexte d’une reprise progressive de l’activité suite à la crise de la Covid-19 [3].

Pendant la crise sanitaire, on s’est, à juste titre, inquiété de la condition des étudiantes et étudiants. On se souvient des images diffusées au Journal de 20 heures de files d’attente de jeunes devant les banques alimentaires. Mais on a eu tendance à oublier qu’une partie de la jeunesse, et notamment celle issue des classes populaires, a travaillé durant cette période [4]. Il s’agissait des chauffeurs-livreurs, hôtes et hôtesses de caisse, préparateurs et préparatrices de commandes dans la grande distribution, employés et employées de rayons, aides-soignants et aides-soignantes. De la même manière, il convient de rappeler que, d’après l’Insee, les jeunes de moins de 25 ans constituent, en 2019, 13 % des ouvriers, soit cinq points de plus que la part des ouvriers dans l’ensemble des personnes en emploi. Les jeunes sont notamment davantage présents parmi les ouvriers agricoles (21 %) et les ouvriers non qualifiés de type industriel ou de type artisanal (19 %). Et pourtant, comme le note le sociologue Gilles Moreau « le jeune travailleur […] est devenu comme invisible. Les représentations de la jeunesse qui habitent aujourd’hui le champ politique et médiatique en attestent. N’y dominent plus que deux images : jeunesse délinquante et jeunesse étudiante. Entre les deux, rien, le néant » [5] .

Mises à l’épreuve

C’est à cette réalité sociale que nos travaux menés au sein de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) s’intéressent. La centaine de jeunes rencontrés racontent, chacun à sa manière, subir de manière récurrente des mises à l’épreuve dès qu’ils se confrontent au marché de l’emploi, enchaînant les refus et les jugements négatifs [6]. Les exemples sont nombreux. La recherche d’un employeur dans le cadre d’une formation professionnalisante relève du parcours du combattant, l’échec pouvant entraîner l’arrêt des études.

D’autres relatent avoir envoyé des dizaines de candidatures spontanées, toujours sans aucune réponse, même négative. Quand les jeunes réussissent, après plusieurs tentatives, à être reçus en entretien d’embauche, on leur reproche leur manque d’expérience et leur manque de diplôme pour les moins qualifiés. Ils rendent compte de procédures de recrutement de plus en plus exigeantes, déstabilisantes, sans qu’ils n’en comprennent toujours les règles du jeu. Un poste d’hôtesse de caisse peut exiger, dans certaines enseignes de supermarché, des tests de rapidité, une présentation en entretien collectif et une mise à l’essai de plusieurs mois. Ces constats contrastent avec l’image très prégnante d’une jeunesse qui n’aurait jamais rien tenté pour intégrer le marché de l’emploi.

À rebours de l’idée que la « valeur travail » est en perdition chez les jeunes, nos observations montrent un attachement fort au travail de la part des jeunes, notamment ceux issus des classes populaires. Ceux que nous avons rencontrés au sein des dispositifs d’insertion occupent des emplois souvent peu valorisés socialement, et faiblement qualifiés. Pour la plupart, les horaires de travail sont variables et décalés, le temps de transport est important ; les jours de congés sont rarement le samedi et le dimanche et les contrats de travail, de courte durée. Si certains sont en CDI, ils n’exercent pas toujours à temps plein. D’autres enchaînent les missions d’intérim, allant de quelques jours à quelques mois. Leurs niveaux de salaire se situent autour du smic. Ils alternent des périodes de chômage et des périodes d’emploi, s’inscrivant ainsi dans ce que le sociologue Nicolas Roux nomme une « précarité durable » [7].

Souvent, ils expliquent que la faiblesse de leurs revenus issus du travail ne leur permet pas d’accéder à un logement dans le parc immobilier privé, les montants des loyers étant trop élevés pour assumer seuls une telle charge. La plupart d’entre eux, en plus de s’accommoder d’emplois faiblement rémunérateurs, sont confrontés à des conditions de travail qui exigent des gestes répétitifs, mobilisant intensément les corps. Bien qu’ils soient exposés aux pénibilités, ils acceptent les douleurs qui en découlent au quotidien, et qu’ils minimisent bien souvent : « des petites douleurs  », dit Mamadou à propos d’un mal de dos chronique. D’autres insistent sur le manque de perspective qu’offre ce type de poste. « Je n’ai pas évolué depuis quatre ans  », raconte Leila, agent polyvalente d’une grande enseigne de supermarché. Ces éléments montrent alors des jeunes, issus des milieux modestes, qui tendent à être enfermés dans des conditions d’emploi qu’il est difficile de supporter, tant parce qu’elles offrent peu de perspectives que parce qu’elles n’assurent pas l’accès à l’autonomie résidentielle et qu’elles usent les corps. Conditions qu’ils ont bien souvent héritées de leurs parents, eux-mêmes confrontés aux emplois précaires et non qualifiés.

Diplômés : des espoirs déçus

Si leur situation sociale est différente, les jeunes diplômés ont eux aussi leur lot de déceptions, du fait de la longueur de la période de sas (faite d’emplois précaires, de stages, de périodes de chômage, etc.) entre les études et l’emploi stable, même s’ils finissent généralement par s’en sortir mieux que les jeunes non diplômés. Alors que certains sortent d’écoles privées avec des diplômes pour lesquels ils se sont endettés, ils n’ont pas toujours la garantie d’accéder à un emploi rapidement.

Par exemple, Alicia, issue de la classe moyenne, passe un BTS d’architecture d’intérieur au sein d’une école privée, qu’elle finance avec l’aide de ses parents. Si elle obtient assez facilement son diplôme, l’entrée sur le marché de l’emploi est plus difficile qu’elle ne l’avait projeté : « Je pensais trouver du boulot beaucoup plus rapidement, puisque je croyais dans ce domaine-là. […] Malheureusement, ça n’a pas été le cas. Donc c’était la “claque”, entre guillemets en sortant tout fraîchement diplômée. On vous demande des deux, trois ans d’expérience, mais personne ne vous laisse votre chance d’avoir cette expérience-là ». Après la fin de ses études, elle effectue alors une série de stages, sans parvenir à décrocher de contrat de travail. Par la suite, elle réalise pendant deux ans quelques missions d’architecture, en créant un statut d’auto-entrepreneur. Mais les revenus qu’elle tire de cette activité sont trop faibles pour en vivre, et elle est contrainte de prendre un emploi alimentaire en tant que vendeuse dans un grand magasin parisien. Ce n’est finalement qu’au bout de deux ans qu’Alicia obtient un premier emploi en tant qu’architecte, au sein d’un cabinet, un emploi à la hauteur de son diplôme et de ses espoirs.

Quant à Jennifer, malgré un BTS en commerce, elle exerce un emploi de préparatrice de commandes. « J’espérais mieux  », dit-elle. Issue d’un milieu modeste, cette jeune femme a suivi des études supérieures (contrairement à ses parents), nourrissant des espoirs d’ascension sociale. Mais l’allongement général des scolarités a eu pour effet – au-delà d’amener 80 % d’une génération au bac – d’entretenir « l’illusion promotionnelle  » [8] , notamment parmi les jeunes scolarisés en lycée professionnel qui se retrouvent, pour une partie d’entre eux, à exercer des emplois précaires.

Au final, qu’ils soient précaires ou diplômés, une grande partie des jeunes ont intégré la nécessité du diplôme et de se construire une expérience professionnelle (au moyen de stages, de petits boulots ou d’actions bénévoles) pour adopter les « bonnes conduites », être conformes, disponibles, flexibles, employables. Leur socialisation de jeunes adultes s’opère dans un contexte qui leur fait porter la responsabilité de leurs difficultés, de leurs réussites ou de leurs échecs à s’insérer sur le marché de l’emploi, ce qui « entérine le fait que ce sont les individus qui doivent s’adapter au marché et non l’inverse » [9] . Si le regard politique et médiatique s’orientait moins sur les jeunes et leurs comportements jugés plus ou moins adéquats à l’égard du travail que sur les conditions dans lesquelles ils recherchent et exercent leur emploi, le débat public serait autrement engagé. On observerait mieux les contraintes qui pèsent sur les jeunes, ainsi que les efforts et sacrifices qu’ils consentent afin d’accéder à un emploi, pour le garder et gagner dignement leur vie.

Julie Couronné, chargée d’études et de recherche « Mission études et recherche » à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). Elle a mené plusieurs enquêtes de terrain auprès d’une centaine de jeunes issus de milieux divers.

Texte extrait et adapté de « La jeunesse au travail : en finir avec les préjugés », Julie Couronné, Droits et Libertés n° 199, Ligue des droits de l’Homme, octobre 2022.

Photo / CC BY Anh Tran


[1Les biographies en sociologie, Claude Dubar et Sandrine Nicourd, coll. Repères, éd. La Découverte, 2017.

[2La « Grande démission » est une expression pour décrire les démissions massives observées aux États-Unis.

[3Voir « La France vit-elle une “Grande démission” ? », Adrien Lagouge et al., ministère du Travail, 18 août 2022.

[4« Trouver un emploi, le garder et gagner sa vie : les attentes des jeunes des classes populaires », Nicolas Roux et Julie Couronné, The Conversation, 11 décembre 2020.

[5« Les jeunes des classes populaires ne veulent plus travailler », Gilles Moreau, in La France d’en bas, O. Masclet et al., Le Cavalier Bleu, 2019.

[6« Habiter en foyers de jeunes travailleurs », Julie Bene et Julie Couronné, Injep Notes & rapports/Rapport d’étude, Injep, 2021.

[7Une précarité durable, Nicolas Roux, Puf, 2022.

[8Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, dir. Stéphane Beaud et Gérard Mauger, Éditions rue d’Ulm, 2017.

[9« L’employabilité et la gestion de l’exclusion du travail », Monique Provost, Nouvelles pratiques sociales, vol. 2, n° 2, 1989.

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Date de première rédaction le 2 mars 2023.
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