Point de vue

Handicap : un manque indigne de données

L’État français produit trop peu et trop rarement de données statistiques sur les personnes en situation de handicap. Un manquement indigne dénoncé par Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités et Pascale Ribes, présidente d’APF France Handicap.

Publié le 16 février 2021

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Modes de vie Revenus Emploi Handicap

La France est pleine de bonnes intentions vis-à-vis des personnes en situation de handicap, « des citoyens qui ont droit à une vie de dignité, une vie de liberté, une vie comme les autres au milieu des autres », comme le soulignait le président de la République le 11 février 2020. Que sait-on au fond de ces personnes dont le nombre approche six millions, si l’on ne prend en compte que les 15-64 ans [1] ? Et que sait-on des inégalités qu’elles subissent tous les jours par rapport au reste de la population ? Comme souvent dans notre pays, le contraste est immense entre les discours généreux et les moyens que l’on se donne pour connaître réellement les faits.

« Je constate un manque cruel de données et de statistiques sociodémographiques ventilées par handicap », s’inquiétait déjà, en octobre 2017, Catalina Devandas-Aguilar, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées [2]. « À titre d’exemple, le recensement national ne comporte aucune question sur le handicap et la dernière enquête Handicap-Santé [de l’Insee] remonte à 2008. On m’informe également que les données relatives aux personnes autistes en France sont limitées, voire inexistantes, ce qui permet difficilement d’alimenter la conception d’orientations et de solutions appropriées fondées sur les droits », précisait-t-elle. Et cela alors que la France doit répondre à des obligations en la matière au titre de l’article 31 de la Convention internationale des droits des personnes handicapées [3]. Les déclarations de la rapporteuse faisaient suite à une décision du Défenseur des droits, un mois auparavant [4], critiquant vertement le déficit d’information et l’absence de pilotage d’ensemble, soulignant notamment « un manque de données sur le nombre d’enfants et d’adultes handicapés, leur situation, leurs besoins et le niveau de satisfaction de ces besoins. De fait, la mesure de l’effectivité des droits est difficile à réaliser ».

Ce constat est partagé par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), un organisme de contrôle et d’expertise des politiques sociales, qui le souligne en 2020 dans un rapport [5] transmis au président de la République, au gouvernement et au Parlement, consacré à l’emploi des personnes handicapées. Les auteurs en livrent même la raison : « la réduction des budgets de fonctionnement des administrations publiques s’est traduite par l’espacement ou la non-reconduction d’enquêtes statistiques qui constituaient une base essentielle de la connaissance en matière de handicap. Il en résulte une obsolescence marquée dans la connaissance de ce champ de l’action publique ». Traduisons : faire des enquêtes, cela coûte cher. La réduction des dépenses publiques a des conséquences concrètes sur la connaissance du handicap, de plus en plus datée. Interrogé, le Conseil national de l’information statistique (Cnis), qui décide des grandes orientations des enquêtes publiques, renvoie la balle au service communication de l’Insee. Face à notre interrogation, l’Insee nous répond simplement : « nous n’avons pas d’expert du handicap », et renvoie à son tour la balle au service statistique du ministère des Solidarités en charge du dossier, qui, sans répondre sur les délais anormaux, nous renvoie une étude menée auprès des personnes âgées [6]. Notre institut national, dont par ailleurs on vante partout la qualité, dispose de plus de 5 000 agents, mais n’a pas jugé nécessaire d’embaucher « d’expert du handicap ».

En dépit des remontrances des Nations unies et de l’Igas, les services statistiques de l’État ne sont pas pressés. En octobre dernier, le ministère des Solidarités a publié un volumineux document qui comprend 30 pages sur la perte d’autonomie et le handicap [7]. On y trouve un très grand nombre de données sur les prestations destinées aux handicapés, mais les chiffres qui décrivent cette population remontent à 2008, date de la dernière enquête dans notre pays sur le sujet. La prochaine enquête détaillée [8] n’est prévue qu’entre octobre 2021 et juin 2022, selon le ministère. Quatorze années se seront donc écoulées entre les deux enquêtes. Il faudra attendre 2023, voire 2024, pour obtenir les premières données de cette enquête, dont on devra probablement utiliser les résultats jusqu’en 2035 pour l’enquête suivante...

Pour chiffrer les inégalités subies par les personnes handicapées, on dispose de quelques éléments sur les niveaux de vie ou sur l’emploi. Le ministère des Solidarités vient de publier un document qui apporte quelques éléments nouveaux [9], principalement sur les 15 à 64 ans. Pour partie, le problème résulte donc d’une diffusion trop faible des données existantes. Par exemple, le secrétariat d’État chargé des Personnes handicapées ne se préoccupe pas de publier un état des lieux du sujet diffusé au grand public [10].

On est donc bien loin de pouvoir analyser, avec des données actuelles et précises, la vie de ces personnes et leur situation par rapport au reste de la population. Dans un article paru sur son blog, l’Insee reconnaît du bout des lèvres que « certains aspects sont effectivement insuffisamment éclairés ou que certains diagnostics nécessitent d’être actualisés  » (sic) [11] et annonce la mise en place d’un «  groupe des producteurs de données statistiques sur le handicap et l’autonomie »... Parlons donc concrètement : on ne sait pas, par exemple, dire comment évoluent le niveau de vie et le taux de pauvreté des personnes handicapées. Sur les pratiques culturelles ou de loisirs, hormis quelques éléments très parcellaires, les chiffres datent aussi de 2008 ! Que dire du logement, du lien social, de la mobilité, des vacances, de l’accès au diplôme ? On dispose de données récentes sur le nombre d’étudiants handicapés, mais pas sur leurs diplômes… Les personnes handicapées les plus âgées et celles vivant en institution ou en maison de retraite sont tout simplement exclues de la plupart des données sur les niveaux de vie des handicapés et en partie fondues dans les données relatives aux personnes âgées.

Il faut ajouter à cela que les données trop générales masquent des populations qui subissent des handicaps de types et de degrés très différents, ou qui n’ont pas la même portée selon l’âge des personnes, par exemple. Être en situation de handicap à l’âge de l’adolescence, ce n’est pas la même chose qu’à 90 ans. De la même manière, le handicap ne se vit pas de la même façon selon le niveau de vie. C’est tout cela qu’il faudrait pouvoir décrire, ce que seule une vaste enquête permettrait de faire.

Bien sûr, les associations qui travaillent auprès des personnes handicapées apportent leur connaissance du terrain et des difficultés rencontrées. Mais comment peut-on espérer mener des politiques globales et adaptées sans une connaissance d’ensemble de la population ? « La non-reconduction ou l’espacement des enquêtes en population générale, la modification de leur périmètre ou cadre méthodologique font obstacle à la comparaison des données dans le temps. Les responsables politiques disposent de ce fait de peu d’informations objectives sur l’évolution des situations de handicap et moins encore sur l’impact des mesures prises », critique l’Inspection générale des affaires sociales.

D’où vient au fond le blocage ? Derrière le manque de financement souligné par l’Igas, se cachent des facteurs plus profonds car d’autres enquêtes disposent de l’argent nécessaire : il y a bien un choix politique d’allocation de moyens. À la différence d’autres domaines, comme les statistiques dites « ethniques », le blocage n’est pas lié à la nature des données elles-mêmes, qui ne posent pas de difficultés insurmontables en France, même si, bien entendu, la définition du handicap est aussi un sujet complexe. La pauvreté des données dans ce domaine traduit au mieux une indifférence, au pire une très grande hypocrisie, comme souvent en France. Les responsables ne sont pas à rechercher parmi les seuls statisticiens, mais bien au-delà : ils ne font que répondre à des commandes politiques, qui s’expriment à travers les élus, les médias, les chercheurs, et au fond la société tout entière. C’est donc à nous tous d’interpeler.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités et Pascale Ribes, présidente d’APF France Handicap

Photo / © Auremar (Fotolia


[1« L’état du handicap en France », Centre d’observation de la société, version du 15 février 2018.

[2Observations préliminaires de la rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées, Mme Catalina Devandas-Aguilar, au cours de sa visite en France du 3 au 13 octobre 2017. Disponibles sur www.ohchr.org.

[3« Les États Parties s’engagent à recueillir des informations appropriées, y compris des données statistiques et résultats de recherches, qui leur permettent de formuler et d’appliquer des politiques visant à donner effet à la présente Convention », prévoit l’article 31.

[4Étude sur la connaissance statistique de la situation et besoins des personnes handicapées, Décision du Défenseur des droits n° 2017-257, 26 septembre 2017.

[5Handicap et emploi, Rapport thématique 2019-2020 de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), juillet 2020.

[7« L’aide et l’action sociales en France – Perte d’autonomie, handicap, protection de l’enfance et insertion », édition 2020. Coll. Panorama de la Drees, ministère des Solidarités.

[8Une version simplifiée avec un mini-questionnaire se déroule dans les premiers mois de l’année 2021.

[9Comment vivent les personnes handicapées. Les conditions de vie des personnes déclarant de fortes restrictions d’activité, Eva Baradji et al., Les dossiers de la Drees n° 75, février 2021.

[10Le lecteur intéressé trouvera quelques données sur les inégalités liées au handicap sur notre site.

[11« Handicap et autonomie : les enjeux de l’inclusion... y compris dans les statistiques », Patrick Aubert (Drees), blog.insee.fr, version du 11 février 2021.

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Date de première rédaction le 16 février 2021.
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