Point de vue

Enseignement privé : un séparatisme social jamais vraiment nommé

Le secteur privé aggrave la séparation des milieux sociaux à l’école et dégrade les conditions de scolarité des enfants de milieux populaires dans le secteur public. Subventionné à 73 % par l’État, l’enseignement privé ne supporte pas les contraintes du service public. Pire, il le concurrence. Le point de vue de la sociologue Fabienne Federini.

Publié le 26 mai 2023

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

L’école française fonctionne à plusieurs vitesses avec, à ses extrémités, deux pôles socialement ségrégués [1] qui accueillent chacun 20 % des collégiens. D’une part, les établissements privés, où, en moyenne, 54 % des élèves sont issus de milieux sociaux favorisés ou très favorisés [2]. De l’autre, les collèges en éducation prioritaire [3] qui accueillent au moins 60 % d’enfants de milieux défavorisés. Dans le premier cas, il s’agit d’une ségrégation choisie, alors que, dans l’autre, c’est une ségrégation subie.

Depuis plus de vingt ans, tant les études sociologiques [4] que les statistiques publiques constatent l’augmentation continue de la ségrégation sociale au sein du système éducatif français, sans que le ministère de l’Éducation nationale s’en émeuve outre mesure : à part quelques expérimentations (à Paris ou à Toulouse), bien peu a été entrepris sur cette question. Pire : en 2017, il a été décidé, sans que cela ait suscité la moindre protestation, que les moyens de l’éducation prioritaire seraient désormais ouverts à l’enseignement privé. L’État entend ainsi lutter contre la ségrégation sociale et scolaire en prenant aux plus pauvres pour donner à ceux qui ont déjà beaucoup.

Depuis plus de trente ans, l’écart de composition sociale entre le privé et le public n’a cessé d’augmenter. La part d’élèves très favorisés dans le privé dépassait de dix points celle du public en 1989. En 2020, cette même part est supérieure de 23 points. La ségrégation résidentielle joue : il n’y a qu’à comparer la proportion d’établissements privés à Paris, notamment dans les 6e, 7e et 16e arrondissements et en Seine-Saint-Denis : deux tiers dans un cas, moins de 20 % dans l’autre. Mais elle n’explique pas tout : elle est renforcée par l’évitement scolaire en faveur du privé. C’est le cas lorsqu’un établissement public se trouve en concurrence directe, en raison de sa proximité, avec un collège privé : la fuite des parents aisés vers ce dernier peut conduire le collège public à se retrouver avec les caractéristiques d’un établissement labellisé éducation prioritaire, alors que son secteur de recrutement est mixte socialement.

Résultat : la proportion d’enfants d’ouvriers et d’inactifs scolarisés dans le privé est seulement de 16,7 %, soit deux fois moins que dans le public (32,7 %), alors qu’en éducation prioritaire, ceux-ci constituent presque 60 % des effectifs. De ce fait, un peu moins de 11 % des collégiens scolarisés dans le privé sont boursiers, contre un quart dans le secteur public (24,6 %) et presque la moitié en éducation prioritaire (49,3 %). En pratique, les enfants des milieux populaires scolarisés dans le privé appartiennent aux fractions salariées les plus qualifiées. En outre, et contrairement à l’éducation prioritaire, les élèves issus des catégories dites défavorisées n’y sont pratiquement jamais concentrés : à peine 1 % des collèges privés concentrent au moins 60 % de ces élèves, contre 90 % des collèges labellisés « réseau éducation prioritaire renforcé » (REP+) et 45 % des collèges « réseau éducation prioritaire ».

Les élèves de l’enseignement privé n’offrent pas non plus le même profil scolaire que ceux de l’éducation prioritaire. En effet, la demande étant supérieure à l’offre, l’enseignement privé est amené à sélectionner sur dossier scolaire les (bons) élèves qui candidatent, sans être soumis à aucune contrainte de carte scolaire. Du fait de cette sélection discriminatoire, la proportion des élèves de sixième en retard dans le privé est trois fois moindre (2,8 %) que celle observée en REP+ (8,8 %). Rappelons aussi combien la faible proportion des élèves étrangers (1,7 % contre 3,2 %) ou d’origine étrangère (9,1 % contre 19,4 %) dans l’enseignement privé constitue l’une des raisons d’y recourir pour nombre de familles.

Un enseignement privé peu « charitable »

Le privé s’adresse beaucoup moins que le public aux élèves en grande difficulté scolaire ou ayant un handicap

Le privé s’adresse beaucoup moins que le public aux élèves en grande difficulté scolaire ou ayant un handicap. Presque un collège REP+ sur deux comprend une section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) destinée aux élèves connaissant des difficultés d’apprentissage « graves et persistantes », contre 5 % des collèges privés, soit dix fois plus. Un constat comparable vaut pour les unités locales pour l’inclusion scolaire (Ulis) qui accueillent des élèves en situation de handicap : plus de 60 % des collèges en REP+ disposent d’une Ulis, contre moins de 20 % dans l’enseignement privé. Quant aux unités pédagogiques pour les élèves allophones arrivants (UPE2A), destinées aux enfants qui ne parlent pas français, elles sont majoritairement installées en éducation prioritaire : presque 60 % des collèges REP+ disposent d’une UPE2A contre moins de 1 % dans le privé. Au total, presque 20 % des collèges en REP+ (10 % en REP), contre 0,2 % des collèges privés, cumulent une Segpa, une Ulis et une UPE2A, soit 100 fois plus.

Si les rapports sur la performance de l’éducation prioritaire sont nombreux, plus rares sont ceux sur la performance de l’enseignement privé, comme le rappelait judicieusement la Cour des comptes en 2010 [5]. Or, quand les études existent [6], elles montrent combien les meilleurs résultats affichés par les établissements privés (taux de réussite au baccalauréat notamment) s’expliquent principalement par les caractéristiques sociales et scolaires de leurs élèves. L’hypothèse parfois avancée, selon laquelle le privé serait plus efficace pour les élèves des milieux sociaux les plus défavorisés ou les plus en difficultés scolaires, n’a jamais été vérifiée [7].

La politique d’éducation prioritaire n’a pas le monopole des élèves pauvres ou en difficultés scolaires. Elle n’en rassemble qu’environ les trois quarts. L’éducation prioritaire n’a jamais eu la prétention de régler l’ensemble des inégalités scolaires. En donnant les moyens de l’éducation prioritaire aux établissements privés qui scolarisent des élèves d’origine défavorisée, on confond deux choses. D’un côté, ce qui relève de la justice sociale de l’ensemble du système éducatif : faire en sorte que les élèves de milieux populaires et/ou en difficulté réussissent partout sur le territoire. De l’autre, ce qui relève de la lutte contre les effets de la ségrégation sociale dans certains territoires : faire en sorte que les élèves les plus pauvres des milieux populaires, souvent en fragilité dans leurs apprentissages, réussissent malgré des conditions de scolarisation dégradées.

On n’enseigne pas de la même manière quand on compte, dans sa classe, quelques élèves en difficulté, ou la majorité. Que des établissements privés rencontrent des difficultés avec certains de leurs élèves, c’est un fait. Pour autant, ces difficultés sont-elles d’une ampleur telle qu’elles justifient de leur ouvrir les moyens de l’éducation prioritaire ? En comparant leurs caractéristiques scolaires (notamment le taux d’élèves en retard à l’entrée de la classe de sixième ou bien les scores en français et en mathématiques lors des évaluations nationales) avec celles des établissements en éducation prioritaire, on voit bien que la réponse est négative.

Dans un contexte budgétaire contraint, élargir à l’enseignement privé le périmètre de l’éducation prioritaire revient à réduire d’autant les moyens supplémentaires attribués aux écoles et aux établissements les plus désavantagés, et aux élèves les plus pauvres, pour les donner à d’autres qui n’en ont aucune des caractéristiques, ni sociales, ni scolaires. En outre, la politique de l’éducation prioritaire ne saurait se substituer à la politique de justice sociale. Celle-ci relève plutôt de l’allocation progressive de moyens : les moyens d’enseignement et d’éducation doivent être proportionnellement répartis en fonction des difficultés économiques, sociales et scolaires des élèves, et non en fonction uniquement des effectifs, et ce à toutes les échelles du système (académie, département, établissement, école). En d’autres termes, même si la lutte contre les inégalités sociales devant l’école ne se réduit pas à une question de moyens, aujourd’hui, même sans labellisation « éducation prioritaire », on peut, en tenant compte de l’indice de position sociale d’un établissement [8], déterminer un nombre d’élèves par classe en deçà du seuil académique ou accorder plus d’heures complémentaires, permettant des enseignements en petits groupes ou en co-interventions par exemple.

Que faire ?

L’iniquité de notre système scolaire pèse principalement sur les familles de milieux populaires. Faute de moyens financiers et/ou de connaissances suffisantes, ces dernières se sentent diminuées dans leur « liberté de choix » puisqu’elles ne peuvent protéger leur enfant contre ce qu’elles considèrent comme étant « de mauvaises conditions d’études ». Elles ont donc le sentiment légitime que ce dernier ne dispose pas des mêmes chances pour réussir à l’école, suscitant leur exaspération, et parfois leur colère. D’ailleurs, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye le reconnait lui-même : « une école qui, tout en la promettant, n’accorde pas l’égalité produit non seulement des injustices mais aussi une défiance et un sentiment de colère dans les classes populaires » (Le Monde, 22 décembre 2022).

Il ne suffira pas de soumettre l’enseignement privé à la sectorisation

La lutte contre les effets délétères de la ségrégation sociale et scolaire ne peut que relever d’une forte ambition nationale. Il ne suffira pas de soumettre l’enseignement privé à la sectorisation [9] pour mettre fin à une école qui fonctionne à plusieurs vitesses depuis bien longtemps, surtout si les mesures d’assouplissement à la carte scolaire persistent, surtout si l’inégalité territoriale de l’offre scolaire demeure, surtout si la mixité sociale et scolaire reste à la porte des classes. L’État entend-il ainsi continuer à « laisser faire » en régulant le système à la marge avec des mesures éparses, quelques dispositifs d’égalité des chances par-ci, quelques filières d’excellence par-là ? On sait déjà que ces mesures seront peu efficaces. Ou souhaite-t-il reprendre la main en proposant une véritable politique publique de mixité sociale et scolaire, quitte à affronter les intérêts particuliers des parents socialement et culturellement aisés qui, pour défendre leur « liberté de choix », sont prêts à faire pression sur lui en mobilisant d’importants relais au niveau national et local ? Il est peut-être temps qu’au plus haut niveau de l’État, on remédie avec courage à ce séparatisme social qui ne dit pas son nom et qui pourtant ronge, lentement mais sûrement, la cohésion nationale.

Fabienne Federini, docteure en sociologie.
Cet article est une version adaptée de « Enseignement privé : un séparatisme social qui ne dit pas son nom », paru sur le site AOC le 15 février 2023.


[1La ségrégation sociale est le fait que les élèves ne fréquentent pas les mêmes établissements selon leur milieu social : les élèves des milieux favorisés sont surreprésentés dans certaines écoles par rapport au poids qu’ils représentent dans la population, tandis que les élèves des milieux désavantagés y sont rares (ou l’inverse).

[2Le ministère de l’Éducation nationale regroupe les catégories socioprofessionnelles des parents selon quatre classes : très favorisée (cadres et enseignants), favorisée, moyenne et défavorisée (ouvriers et inactifs).

[3Les réseaux d’éducation prioritaires rassemblent des écoles primaires et des collèges dans lesquels les difficultés sociales sont les plus grandes. Ils représentent environ 8 % des élèves.

[4Voir parmi de nombreuses références : « La ségrégation sociale entre les collèges. Quelles différences entre public et privé, aux niveaux national, académique et local ? », Pauline Givord et al., Éducation et formation, n° 91, septembre 2011.

[5Voir : « L’éducation nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves », Rapport thématique, Cour des comptes, mai 2010.

[6Voir par exemple : « Qui choisit l’école privée et pour quels résultats scolaires ? », Denis Fougère et al. Éducation et formation, n° 95, décembre 2017.

[7Voir « École publique, école privée : un éclairage », Olivier Monso, Document de travail, série « Études », n° 2015-E01, ministère de l’Éducation nationale, 2017.

[8L’indice de position sociale (IPS) résume les conditions socio-économiques et culturelles des familles des élèves accueillis dans l’établissement.

[9Sectorisation : affectation d’un périmètre géographique de recrutement des élèves à un collège.

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Date de première rédaction le 26 mai 2023.
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