Analyse

École, emploi, logement : la pauvreté n’est pas seulement monétaire

Être pauvre, ce n’est pas uniquement manquer d’argent. Éducation, logement, emploi, la pauvreté a aussi d’autres dimensions. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Extrait de notre Rapport sur la pauvreté en France.

Publié le 23 décembre 2019

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Revenus Pauvreté

Être pauvre, c’est manquer de quelque chose. Et dans les sociétés modernes, c’est d’abord manquer d’argent. Cet argent qui permet d’avoir de bonnes conditions de vie. L’argent ne fait pas tout. Dans la France moderne, disposer d’un titre scolaire élevé constitue un atout considérable. Avoir un réseau d’amis ou familial développé, maîtriser les nouvelles technologies, disposer d’un logement convenable sont aussi des avantages, souvent liés au revenu, mais pas seulement. Bref, il existe des dimensions complémentaires de la pauvreté qu’il ne faut pas négliger.

La pauvreté scolaire

Le sujet de la « pauvreté scolaire » est tellement peu évoqué qu’il n’en existe aucune définition. Pourtant, dans la société française, le titre scolaire dispose d’une importance considérable dans la définition des positions sociales : c’est un capital « culturel » [1] pour parler comme les sociologues. L’échec et le décrochage scolaire des jeunes sont médiatisés, mais ce n’est pas le cas du niveau de diplôme de l’ensemble de la population : dans notre pays, 30 % de l’ensemble de la population de plus de 15 ans non scolarisée – toutes générations confondues – a au mieux le niveau de fin de troisième (données du recensement de l’Insee 2017). Si l’on ne considère que les 30 à 49 ans, 13 % (plus de deux millions de personnes) n’ont aucun diplôme et 17 % ont au mieux le brevet des collèges.

Parmi les peu diplômés, une partie est en grande difficulté : ils ne disposent pas des bases de la lecture, de l’écriture et du calcul pour être autonomes dans la vie courante. Ce sont les personnes illettrées. On estime que 7 % des 18 à 65 ans sont dans ce cas (données Insee 2011), soit un peu moins de trois millions de personnes. On parle d’illettrisme pour les personnes qui ont été scolarisées en France, ce qui n’est pas le cas d’une partie des personnes d’origine étrangère, parmi lesquelles on estime que 1,5 million ont également des difficultés quotidiennes avec l’écrit en français.

La pauvreté d’emploi

Dans une société où l’activité professionnelle rémunérée est un facteur déterminant de la position sociale, ne pas accéder au minimum à une norme d’emploi correcte peut être aussi considéré comme une forme de pauvreté. Selon l’Insee, notre pays, comptait 2,7 millions de chômeurs (définition du Bureau international du travail) en 2018. On peut y ajouter 3,7 millions de travailleurs précaires : principalement des personnes en intérim ou en contrat à durée déterminée. On compte aussi 1,6 million de découragés, qui ne recherchent plus activement un travail tant la situation est dégradée. Ils ne sont donc plus comptés comme « actifs », mais quand l’Insee les interroge, ils répondent pourtant qu’ils souhaiteraient travailler.

Si on additionne ces catégories on aboutit à un total de huit millions de non ou mal employés, soit 25 % des adultes concernés. Certes, une partie des chômeurs est depuis peu sans emploi, et ne le restera pas longtemps, et certains « précaires » ont choisi ce type de statut pour mener une vie plus « flexible ». Mais à l’inverse, on devrait aussi ajouter les découragés qui n’osent même plus déclarer à l’Insee qu’ils voudraient travailler tant ils sont éloignés du marché du travail, ainsi que les personnes en temps partiel subi. Enfin, nos données ne comptabilisent pas ceux que certains présentent désormais comme « l’avenir du travail » parce que, à l’instar des chauffeurs « Uber », ils sont « à leur compte », mais sans contrat durable. Une partie de ces non-salariés, en particulier les peu qualifiés, vivotent en enchaînant les heures de travail pour de très faibles rémunérations.

La pauvreté du logement

Quatre millions de personnes sont mal logées en France, selon la Fondation Abbé Pierre. Ce chiffre est légèrement supérieur à la part de la population qui estime vivre dans des conditions de logement « insuffisantes » ou « très insuffisantes » (3,8 millions en 2013, selon l’Insee). Du sans domicile fixe au jeune contraint de revenir chez ses parents, en passant par le couple qui vit avec son enfant dans un studio, le « mal-logement » recouvre des réalités différentes. Au fond, il se présente sous trois formes principales, parfois conjuguées : une mauvaise qualité de l’habitat, une faible superficie et le fait de ne pas avoir de logement à soi.

Parmi ces mal-logés, il y a d’abord les sans-abri et ceux qui n’ont pas de domicile (143 000 [2]). Mais, au-delà, on compte 332 000 personnes vivant dans un logement qui n’a pas l’eau courante, 934 000 dans un habitat surpeuplé (un couple avec deux enfants dans un deux-pièces par exemple), 69 000 personnes hébergées chez des tiers (hors famille) sans moyen de se loger autrement, etc. La situation du logement en France n’a certes pas grand-chose à voir avec celle que notre pays a pu connaître dans l’après-guerre, mais la persistance d’un tel niveau de mal-logement est d’autant plus problématique que notre pays est parmi les plus riches au monde et que les conditions générales de logement ont globalement tendance à s’améliorer. Une partie de la population ne profite pas de ce progrès.

La précarité énergétique

La mesure de la précarité énergétique varie de 1,9 % à 20 % des ménages, soit entre 1,1 et 12,1 millions de personnes, suivant la définition que l’on utilise, indique l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) à partir des données de l’enquête Logement de 2013 de l’Insee. Une fourchette très large. Parmi les indicateurs, on notera que 6 % des ménages (soit 4,1 millions de personnes) ont de bas revenus (ils appartiennent aux 30 % les plus pauvres) et disent avoir souffert du froid pour au moins un des motifs suivants : une installation insuffisante, une panne durable ou un mauvais réglage de leur chauffage, une mauvaise isolation, un manque d’argent ou une coupure en raison d’impayés. L’ONPE note par ailleurs que 4,8 millions de personnes sont sous le seuil de pauvreté à 60 % et ont une dépense en énergie supérieure à la médiane nationale, soit 10 % des ménages.

La pauvreté des relations sociales

Un dixième des adultes a peu de relations sociales, selon la Fondation de France (données 2016 [3]). Ils n’ont pas, ou très peu, de contacts au sein de leur réseau familial, professionnel, amical ou de quartier. Au total, cinq millions de personnes seraient concernées. Selon l’étude, 4 % des adultes ne voient jamais d’amis et 10 % seulement très occasionnellement. Un cinquième n’a pas d’échanges avec ses voisins. 5 % ne voient jamais leur famille et 14 % très rarement. La moitié de la population ne participe à aucune activité associative et plus du tiers, soit n’ont pas de collègues de travail, soit n’ont aucune relation extra-professionnelle avec leurs collègues. L’isolement est une chose, son ressenti en est une autre. 12 % des personnes interrogées par le ministère des Solidarités (données 2016) disent se sentir « souvent seules ». Le sentiment d’isolement peut être la conjonction d’un grand nombre de facteurs et ne doit pas être confondu avec le fait de vivre seul. L’état de santé, la perte d’une personne proche, une rupture, un éloignement contraint, beaucoup d’éléments interviennent. La situation économique entre en ligne de compte : 24 % des chômeurs disent se sentir souvent seuls, deux fois plus que l’ensemble des salariés.

Les oubliés des nouvelles technologies

10 % de la population ne se connecte jamais à l’Internet, selon les données 2019 du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). En dépit des progrès, les plus âgés en demeurent éloignés : 44 % des plus de 70 ans et 25 % des personnes à bas revenus ne sont pas connectées (données 2017). Comme pour le livre ou la télévision, c’est de plus en plus l’usage qui sépare les catégories. 40 % de la population (87 % des plus de 70 ans) n’utilisent pas les réseaux sociaux virtuels (Facebook, Twitter, etc.). Un tiers de la population n’a jamais effectué de démarche administrative sur Internet. C’est le cas de 70 % des non-diplômés contre 10 % seulement des diplômés du supérieur.

Une partie de la population, la plus âgée, n’a pas nécessairement besoin, ni envie, d’accéder à une foule de services en ligne et s’en tient éloignée. Mais au bout de compte, les personnes âgées et celles qui sont peu qualifiées se retrouvent de plus en plus souvent exclues de services (privés mais aussi publics) qui ne deviennent accessibles qu’en ligne. Faire comme si tout le monde était plongé dans cet univers – notamment par les références médiatiques permanentes aux réseaux sociaux – constitue une violence symbolique pour ceux qui n’appartiennent pas à ce « club ».

La pauvreté du temps libre

Déterminer une « pauvreté des loisirs » ou des pratiques culturelles n’est pas chose aisée. Quelle norme choisir ? L’hyperactivité et la densité des activités des plus favorisés sont-elles des références ? Certains transforment leurs loisirs en travail tant leur rythme est soutenu durant leur temps libre. Ce qui n’empêche qu’une partie de la population reste à l’écart du loisir ou dispose de peu de temps pour faire une coupure par rapport au travail. Un tiers de la population ne part pas du tout en congés une année donnée (données 2014 du Crédoc), 40 % ne visitent aucun monument, exposition, musée ou site historique.

Se retrouver exclu des rythmes de travail les plus courants dans la société a des conséquences majeures sur le rythme des loisirs, du temps passé en famille ou avec des amis. 28 % des salariés travaillent le dimanche et 15 % la nuit (données 2016 du ministère du Travail). Les heures de travail à contretemps sont très différentes selon les professions : passer son dimanche ou sa soirée à nettoyer des bureaux n’est pas équivalent à occuper quelques heures à boucler un dossier chez soi.

D’autres formes de pauvreté pourraient être envisagées, comme la maladie, l’éloignement des services, le fait de ne pas se sentir en sécurité, de ne pas avoir accès à la culture, etc. Ces formes de pauvreté se cumulent le plus souvent, mais les personnes concernées ne sont pas exactement les mêmes. Les éléments que nous mettons en avant ont surtout pour vocation de souligner le fait que la lutte contre la pauvreté ne passe pas seulement par l’élévation des revenus.

Bien entendu, augmenter les niveaux de vie des plus modestes est essentiel, et cela a des répercussions dans les autres domaines. Rien de tel en effet que d’avoir un revenu élevé pour bien se loger, se soigner, avoir accès aux nouvelles technologies, etc. Ce n’est pas suffisant : les politiques de lutte contre la pauvreté doivent aussi prendre en compte ces différentes dimensions. La réduction des inégalités scolaires, et la lutte contre le décrochage sont au cœur de la lutte contre la pauvreté.

Louis Maurin
Extrait du Rapport sur la pauvreté en France, Observatoire des inégalités et Compas, éd. Observatoire des inégalités, octobre 2018.

Photo / © Angèle Schmidt


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Rapport sur la pauvreté en France, Observatoire des inégalités et Compas, éd. Observatoire des inégalités, octobre 2018.
96 pages.
ISBN 978-2-9553059-5-9
En téléchargement gratuit. Ouvrage imprimé : 10 € hors frais d’envoi

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[1Il est réducteur de résumer le capital culturel au diplôme. En vieillissant, on acquiert un ensemble de savoirs plus ou moins formels qui ne se matérialisent pas par un titre scolaire. Inversement, certains diplômes peuvent être en quelque sorte « dévalués » si la personne n’exerce pas d’activité professionnelle durant quelques années.

[2Voir notre article « 140 000 sans-domicile en France ».

[3« Les solitudes en France », rapport 2016 de la Fondation de France, 2017.

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Date de première rédaction le 23 décembre 2019.
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