Point de vue

De quoi les pauvres ont-ils besoin ?

Pour réduire la pauvreté, il faut d’abord en finir avec le misérabilisme. Il faut à la fois prévenir et soutenir : augmenter les prestations et agir sur le long terme, notamment par l’éducation. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 12 septembre 2018

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Revenus Pauvreté

Que faire pour réduire la pauvreté ? Dans ce domaine, comme dans d’autres, les plans se succèdent et n’ont jamais eu beaucoup d’impact. Ils n’en auront pas davantage demain. Même établis avec la meilleure volonté du monde, leur objectif premier est de communiquer sur le fait que l’exécutif est à l’action. La preuve ? Le plan anti-pauvreté du gouvernement, qui devait être présenté en juillet (et même en avril à l’origine) a été repoussé en septembre (voir encadré). Contrairement aux baisses d’impôts des plus aisés, la pauvreté peut attendre.

Pour autant, le président de la République a tout à fait raison de souligner qu’en France, nombreux sont ceux qui se complaisent à « documenter le sinistre » comme il dit [1] et idéalisent le passé. La critique sociale peut aussi servir le conservatisme.

Dénoncer est une chose, construire une politique en est une autre. Pourtant, ceux qui ont fait des propositions pour lutter contre la pauvreté sont nombreux, ils sont surtout rarement écoutés par le pouvoir. Dans ce registre, on peut citer le travail réalisé par Denis Clerc et Michel Dollé dans Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée, paru en 2016 (Ed. Les Petits Matins). Ou l’ouvrage de Julien Damon Éliminer la pauvreté, publié en 2010 (PUF). Quinze années de travail de l’Observatoire des inégalités donnent également quelques idées sur le sujet.

Commençons par faire la part des choses. Un grand nombre d’acteurs, impliqués et marqués par la situation des plus démunis, sont tentés d’en rajouter sur « l’explosion » de la pauvreté. Ils nourrissent sans le vouloir les propos de ceux qui estiment que l’on dépense trop pour les pauvres. Afficher neuf millions de pauvres – chiffre utilisé par tout le monde en France, c’est le seuil à 60 % du niveau de vie médian – ne veut rien dire : on y rassemble des personnes dans misère et des familles qui vivent avec 2 500 euros par mois avec deux enfants [2]. La France est l’un des pays au monde où le taux de pauvreté est le plus faible et la moins durable [3] parce que son modèle social, fondé sur la solidarité, est parmi les plus performants.

Finissons-en avec le misérabilisme. Arrêtons en particulier, une bonne fois pour toutes, de faire pleurer sur le sort de ces « enfants pauvres » qui n’existent pas [4] : ils sont dans cette situation parce que leurs parents sont pauvres [5], trop souvent à cause d’emplois qui ne les rémunèrent pas assez.

Cessons le paternalisme : les pauvres n’ont pas besoin d’être davantage « responsabilisés » que les riches, tout autant « profiteurs » de l’argent public. « L’accompagnement » est nécessaire mais, employé à toutes les sauces, il devient infantilisant. Les pauvres ont besoin d’actions concrètes pour s’en sortir : dans les domaines de l’éducation, du logement, de l’emploi, des revenus. Pas qu’on leur tienne la main pour envoyer leurs enfants à l’école ou aller au travail.

Une bonne fois pour toutes, arrêtons d’opposer prévention et réparation. Prévenir (agir sur le long terme) vaut mieux que guérir (soutenir le moment venu). Quelle découverte ! Cette évidence - très à la mode - sert surtout à éviter d’aider davantage. Une fois que le mal est fait, il faut bien venir en aide : même si elle a beaucoup baissé, la pauvreté des personnes âgées reste une réalité et la solidarité doit jouer à plein pour soutenir les aînés. Personne, non plus, ne veut voir d’enfants dormir dans la rue... En pratique, on ne sait pas démêler ce qui relève de la prévention et de la réparation : construire des logements sociaux ou former des adultes relève par exemple des deux à la fois. Quand vous créez un logement social, vous mettez à l’abri ceux qui l’occupent (réparation) et ce logement est l’une des clés d’accès à l’autonomie et à l’insertion professionnelle (prévention). Personne n’a de recette miracle sur le bon dosage entre prévention et soutien.

Que faire ?

Comment agir ? D’abord, nous devons revenir à une mesure plus raisonnable du phénomène qui ne mélange pas tout. Comprendre que le mot pauvreté cache des situations qui n’ont rien à voir. Quoi de commun entre le jeune en galère, la mère de famille monoparentale et la veuve de 80 ans qui, hormis de jouer au Loto, n’a aucun espoir de voir ses revenus augmenter ? Il n’existe pas une, mais des pauvretés. Différentes figures de la pauvreté appellent des politiques différentes.

Ensuite, il faut en finir avec la bureaucratie sociale qui harcèle les plus pauvres. Simplifier drastiquement les procédures et faire reposer les relations entre l’administration et les usagers sur la confiance, en particulier en recourant le plus souvent possible à la déclaration sur l’honneur. Les pauvres sont sommés en permanence de se justifier par des procédures complexes, accumulant les dossiers, les photocopies et les déclarations diverses. Plus personne n’y comprend rien. Une partie du non-recours aux prestations relève de ce monstre bureaucratique, où, à la complexité, s’ajoute une forme d’inquisition.

Concernant les prestations (le « pognon de dingue  » selon l’expression du président de la République), le premier acte d’une politique de lutte contre la pauvreté devrait être d’assurer un revenu minimum à tous les jeunes de 18 à 25 ans, majeurs pour voter, mais non pour manger, que la collectivité laisse dans « la galère ». La majorité qui s’en chargera marquera l’histoire sociale de notre pays. Le deuxième acte serait de renforcer le soutien à ceux qui n’ont que très peu d’espoir de voir leur situation s’améliorer. Le président de la République a prévu d’augmenter le minimum vieillesse de 100 euros par mois d’ici 2022 (il est de 800 euros aujourd’hui), ainsi que le minimum perçu par les personnes handicapées, de 810 euros à 900 euros. Ces mesures vont dans le bon sens. Notons au passage qu’une partie des personnes handicapées pourraient travailler si tous les employeurs faisaient un effort minimal. L’hypocrisie est énorme puisque l’État lui-même ne respecte pas le minimum de 6 % d’obligation d’emploi [6].

Il faut aller au-delà. Les familles monoparentales devraient être mieux soutenues et l’ensemble des minima revalorisés. Comment vivre avec 500 euros par mois ? À la fin du quinquennat, les minima sociaux perçus par les personnes handicapées et âgées devraient être deux fois plus élevés que ceux du reste des personnes démunies, un écart injustifié. En même temps, la majorité grignote quelques euros par-ci par-là, par exemple en n’augmentant pas cette année les allocations logement selon l’inflation. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les ressources budgétaires existent pour cela. Preuves, les cinq milliards d’euros par an dépensés pour les plus aisés en réductions d’impôts ou l’augmentation des moyens de la défense de sept milliards, là aussi par an [7].

Comment prévenir ?

Que faire pour prévenir ? Opposer la prévention au soutien est souvent un alibi pour ne pas aider davantage, mais cela n’empêche pas l’action de long terme, indispensable. Le président de la République a raison de souligner l’inaction des précédentes majorités. Le « pognon » que l’on dépense pour soutenir les plus démunis n’est pas dingue, mais il est vrai qu’il ne règle pas le problème. Toute une partie de la gauche intellectuelle - souvent pleine de bonne volonté - est tombée dans le piège de « l’allocation universelle », projet sympathique en apparence mais qui vise à distribuer une aumône à tout le monde, les riches compris, et à faire financer les bas salaires par la collectivité pour le plus grand profit des employeurs.

Par où commencer ? Par l’école. La majorité fait semblant d’apporter une réponse avec un dédoublement de classes de CP dans les quartiers prioritaires : cette mesure ne concerne qu’un dixième des classes, soit seulement un quart de la population pauvre ! La politique des quartiers prioritaires est souvent assimilée à la « politique des pauvres », alors qu’elle ne touche qu’une minorité de la population démunie. La question de fond est de changer la façon de faire l’école en quittant l’élitisme social, défendu par la droite et la gauche, pour passer à un système qui s’attache à ne perdre personne en route. Tant pis si une poignée des enfants de l’élite s’ennuient : qu’ils sautent toutes les classes qu’ils veulent, cela fait tant plaisir à leurs parents.

Le chantier est considérable en matière de formation professionnelle, domaine dans lequel la France accuse un grand retard. Un « plan investissement compétences », doté de trois milliards d’euros par an, un montant pour une fois conséquent, a été annoncé à l’automne dernier pour la période 2018-2022, visant à former deux millions de jeunes et de demandeurs d’emploi peu qualifiés. C’est une bonne nouvelle. Si ce plan est appliqué, alors un certain nombre d’adultes pourraient effectivement sortir de la pauvreté. À la condition que l’emploi reprenne en même temps : être formé ne sert à rien si les postes de travail n’existent pas. Pourquoi ne pas engager une politique tout aussi énergique dans les domaines de l’accès de tous à des soins et à un logement de qualité ? Ce sont des éléments essentiels de l’autonomie et, partant, du retour à l’emploi.

Le cœur de la question est bien l’emploi. La suppression de dizaines de milliers de contrats aidés équivaut à une sorte de « plan d’alimentation de la pauvreté des jeunes ». Même si le gouvernement a raison de souligner que ces emplois sont souvent très précaires : seul l’accès à des emplois correctement rémunérés permettrait d’améliorer la situation de la plupart des personnes pauvres. La suppression de ces emplois est choquante car aucune alternative n’est proposée.

Il faut aussi permettre aux étrangers présents sur notre sol de travailler et de pouvoir accéder notamment aux postes de la fonction publique [8] qui leur sont interdits (pour les étrangers hors Union Européenne). L’hypocrisie est immense entre les discours publics et la façon dont on ferme les portes de l’emploi à une partie de la jeunesse qui vit en France, parce qu’elle est née ailleurs. Enfin, un plan anti-pauvreté devrait avoir pour axe central la question des travailleurs pauvres, en agissant concrètement pour limiter les basses rémunérations, le temps partiel subi et le développement de l’emploi sous-payé à la tâche. C’est l’inverse que fait le gouvernement en flexibilisant la main d’œuvre.

On n’améliorera pas la situation des plus démunis sans une progression du niveau global de l’emploi. Pour cela, il faut un rythme plus soutenu de croissance de l’activité économique. Près de deux décennies de baisses d’impôts et de charges sociales (sauf la parenthèse 2011-2012) n’ont abouti qu’à grossir l’épargne des plus aisés et à déprimer l’activité. Jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, la France n’a enregistré une croissance aussi faible que depuis 2001. L’Europe est placée devant une folle alternative entre d’un côté, chômage et moins de pauvreté (en gros, la France), et de l’autre, moins de chômage mais une pauvreté plus importante (l’Allemagne et le Royaume-Uni). Les Allemands, en particulier, ont sabordé leur modèle pour favoriser l’emploi, ce qui a conduit à une précarisation massive des jeunes et à un boom de la pauvreté. La seule porte de sortie acceptable est de stopper la spirale infernale de la concurrence entre pays, de s’entendre pour relancer ensemble l’activité économique. Si l’on n’arrive pas à le faire, si le « chacun pour soi » devient la règle en Europe, on voit mal comment on pourrait éviter la montée de la pauvreté et les tensions sociales qui vont avec. Il ne reste plus longtemps avant les prochaines échéances électorales en France. Il faudra en accepter les conséquences dans les urnes.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Auteur notamment de Comprendre les inégalités, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.

Un plan de com’ repoussé en septembre
Le plan anti-pauvreté qui, à l’origine, devait être présenté en avril a d’abord été repoussé début juillet. Quelques jours avant sa présentation, il a de nouveau été reporté à la rentrée. Raison officielle d’abord invoquée par la ministre de la Santé Agnès Buzin, la coupe du monde football ! : « ça dépend peut-être aussi des matches de l’équipe de France (...). Nous verrons si l’équipe de France est en demi-finale », a-t-elle expliqué. Le message est simple : on ne présente pas le plan à ce moment car on aura moins de retombées médiatiques. Quelle importance pour les plus démunis, d’en parler ou non dans la presse ? Aucun. Le fait qu’une ministre donne ce type d’explication aurait suscité un scandale dans bien d’autres pays, en France l’émoi a fait long feu.

Par la suite, une autre explication, tout autant étonnante, a été donnée : certains « arbitrages n’ont pas été tranchés ». L’exécutif a attendu le 22 juin 2018 pour commander un rapport sur l’efficacité de notre système de solidarité : conséquence de la vidéo du président postée sur Twitter où il dénonçait cette inefficacité. Voilà comment fonctionne la politique désormais. Faut-il vraiment un an et demi (le plan sera mis en œuvre à partir de 2019) pour qu’une majorité se mette à l’action pour les plus démunis alors qu’elle a mis trois mois à flexibiliser le marché du travail ? Cette démarche souligne l’ordre des priorités de la France des premiers de cordée.

Photo / Pexels - domaine public


[1« Macron président, la fin de l’innocence » documentaire de Bertrand Delais, France 3, 7 mai 2018.

[2Voir notre article « Neuf millions de pauvres, un chiffre exagéré », septembre 2017.

[3Voir « La France est l’un des pays d’Europe où la pauvreté persiste le moins. », Centre d’Observation de la société, 6 juillet 2018.

[4Hormis le cas très particulier des mineurs sans parents ou sans relations avec eux.

[5Voir notre article « Non, les enfants pauvres n’existent pas », juin 2018.

[7« Près de 200 milliards d’euros sur cinq ans : une ressource inédite, à la hauteur de l’ambition », indique le gouvernement dans son projet de loi programmation militaire 2019-2025, en discussion au Parlement.

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Date de première rédaction le 12 septembre 2018.
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