Point de vue

Contre les inégalités, un autre avenir est possible

La gourmandise des privilégiés alimente de profondes tensions dans notre société. Contre la voie de la compétition des uns contre les autres et contre la voie autoritaire, un autre avenir est possible, qui articule justice sociale et liberté. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 28 septembre 2023

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Modes de vie Emploi Catégories sociales Précarité Lien social, vie politique et justice

La France des couches favorisées va bien. Protégée par son patrimoine et ses diplômes, elle profite de la vie dans la société de consommation moderne. Elle est préoccupée par le fait de payer moins d’impôts, de trouver la bonne école pour ses enfants, de choisir où passer ses prochaines vacances et de la manière de manger sainement. Elle adore la mixité sociale tant que c’est pour les autres. Son appétit est insatiable. Elle en demande « encore plus », alors même que les inégalités s’accroissent et que les tensions montent.

Pour assouvir leurs besoins, nos privilégiés doivent avoir à leur disposition une main-d’œuvre docile. Le marché du travail n’est pas globalement précarisé, il se scinde entre stables et instables. Au nom de la « flexibilité » du travail, on a plongé une partie encore minoritaire de travailleurs, salariés ou non, dans une insécurité sociale croissante, faite de contrats temporaires, de bas salaires et de soumission à l’autorité. En matière de niveaux de vie, les plus pauvres stagnent depuis une vingtaine d’années. Ils ne sont maintenus à flot que par un modèle social qui demeure protecteur.

La violente crise sanitaire de 2020 était l’occasion d’inverser le cours de notre histoire sociale, de prendre des mesures d’ampleur. Le 12 avril 2020, le président de la République annonçait avec hauteur de vue, dans une allocution télévisée, qu’il avait compris, qu’il allait se « réinventer ». « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », disait-il alors. Aveugle aux souffrances de la société, la majorité au pouvoir, au contraire, n’a rien entendu et a maintenu le cap. Elle ne laisse que des miettes aux plus démunis.

Tant que les classes favorisées ne sortiront pas de leur égoïsme, les tensions monteront. Bien davantage du fait de l’insécurité sociale croissante que de la peur de l’intégrisme religieux et d’une prétendue « insécurité culturelle » liée à la présence sur notre sol de population de culture trop différente. À trop tirer sur la corde des privilèges tout en faisant miroiter « l’égalité pour tous », le risque est grand que la situation entraine des mouvements de contestation de grande ampleur et que d’autres forces, bien plus conservatrices, prennent les choses en main pour mettre en place un régime autoritaire. Les nuages sombres qui menacent ne semblent pas inquiéter les classes aisées. Elles vivent bien et s’estiment à l’abri des conséquences d’une telle évolution politique. En dépit de ses cris d’orfraie à propos des inégalités, on peut se demander si la bourgeoisie économique et culturelle verrait tant de mal que cela à l’accès au pouvoir de ce régime dur. Protégée, elle se moque notamment des conséquences de la xénophobie au pouvoir.

Le Rassemblement national a déjà gagné sur de nombreux tableaux. La plupart des élus de la droite classique se sont alignés sur son idéologie et son programme. Une partie des hebdomadaires, des chaines de télévision ou des émissions de débat du soir sont devenus des supports de sa propagande. La dérive d’un nombre croissant d’intellectuels de gauche, que ce soit au nom de la nation ou de la culture, va dans le même sens. L’indifférence d’une partie des électeurs et dirigeants d’extrême gauche au choix entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, puis de 2022, relève du même processus. Leur abstention reflète leur inconsistance politique et, pour certains, le mépris qu’ils portent aux étrangers vivant dans notre pays.

Trois voies

Trois voies sont possibles pour sortir de cette situation. La première serait d’assumer un vrai libéralisme. Appeler un chat un chat, comme le fait le président Emmanuel Macron quand il contrôle mal ses mots et exprime le fond de sa pensée. Sa formule « une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien [1] », d’une violence symbolique inouïe, résume sa pensée comme celle de nombreux gagnants d’aujourd’hui. Ceux qui échouent ne sont pas les perdants d’une partie qui pourrait être recommencée. Ils n’existent pas. Il faudrait accepter une société où le meilleur gagne, où chacun peut trouver un emploi s’il « traverse la rue », comme le dit le président. Pour le vrai libéralisme, peu importent les inégalités si elles découlent d’une juste compétition. Dans une telle société, le rôle des pouvoirs publics est de vérifier que les conditions de la concurrence « pure et parfaite » (comme disent les économistes) sont réunies.

Contrairement à la caricature qui en est faite à gauche, ce modèle de société a des atouts, au moins en théorie. Ce projet, porté par la droite classique et Renaissance, le parti d’Emmanuel Macron, a le mérite de la cohérence idéologique et impose aussi de s’attaquer à la question de l’égalité des chances fondée sur le mérite, ce qui serait déjà une grande avancée. Il semble correspondre aux aspirations d’une société où les individus sont autonomes, libérés de leurs attaches sociales.

Ce discours sur l’égalité des chances porté par les partisans de la « révolution [2] » libérale n’est le plus souvent qu’une hypocrisie : une révolution conservatrice qui consiste à la liberté du « renard libre dans le poulailler libre », image souvent évoquée pour représenter le régime capitaliste dérégulé où règne la loi du plus fort au nom de la liberté. Dans les faits, une véritable égalité des chances imposerait par exemple une refonte de notre système éducatif pour en rebattre les cartes. Une taxation forte de l’héritage pour que la fortune résulte de la création de richesses, non de leur transmission entre générations. Une attaque frontale des hiérarchies dans l’entreprise et les services publics. Tout l’inverse des politiques menées depuis 2017 et des gouvernements dits « libéraux » en général.

La deuxième serait que, dans le prolongement des politiques actuelles, un nouvel équilibre s’installe. Il se peut très bien que l’on finisse par se faire à une société de soumission déguisée en égalité des chances. Après tout, cela fait trente ans que le taux de chômage des jeunes se situe à un niveau très élevé, oscillant entre des phases de hausse et de baisse. Toute la carrière de générations entières s’est déroulée sur fond de chômage. On peut se faire à une dévaluation des diplômes, qui ne mènent plus aux mêmes positions. Les « déclassés » devraient accepter de se soumettre aux donneurs d’ordre du travail, ou au fait de vivre au jour le jour durant plusieurs années sur le marché du travail avant de se stabiliser. Peu ou prou, les générations et les classes sociales se résigneraient à une nouvelle domination. Les vies deviendraient plus flexibles, et l’on finirait par s’habituer à des parcours faits de réussites et d’échecs, ainsi qu’à réussir moins bien que ses parents. Le temps des ascensions sociales de masse serait derrière nous depuis longtemps. La douche froide serait passée, les illusions perdues.

Et quand bien même le peuple se révolte, comme c’est le cas périodiquement dans notre pays, le pouvoir a les moyens de réprimer les fauteurs de troubles et de réduire les perturbations, quitte à employer de plus en plus fréquemment la violence physique et à limiter les libertés, mesures aux antipodes du modèle du libéralisme politique qu’il dit défendre. La répression féroce du mouvement des Gilets jaunes en est la meilleure illustration.

L’état d’urgence a été en grande partie intégré dans la loi au mépris des libertés individuelles, en invoquant le plus souvent le « risque terroriste ». Face aux tensions croissantes d’une société de compétition, les éléments de contrôle adaptés, faits de caméras de vidéosurveillance, de reconnaissance faciale, de contrôle des communications s’adaptent aussi pour s’attaquer à la racine de ces « débordements » : empêcher la manifestation avant même qu’on ne s’exprime dans la rue. « Si l’on tire jusqu’au bout le trait de cette association contre nature, c’est un horizon chinois qui se profile, où l’État et les opérateurs, par l’effet d’une incessante coopération électronique insusceptible d’être utilement contestée par les moyens de droit ordinaires, pourront rejeter un citoyen vers les ténèbres de la mort sociale », écrit François Sureau [3]. Si on ne réagit pas dès aujourd’hui, c’est ce régime qui se mettra en place en 2027 avec l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir.

La partie est-elle pour autant perdue pour ceux qui imaginent une troisième voie, toute autre ? Une société qui pourrait à la fois s’interroger sur l’égalité des chances mais aussi sur son modèle global, sur le sens de la réussite. La revendication de fraternité n’est-elle qu’une forme naïve de survivance d’une pensée solidariste datée ? Notre avenir social, pas plus que celui de notre planète, n’est joué d’avance, pour de nombreuses raisons.

Tout le monde n’a pas comme idéal d’être un renard parmi les poules

Tout le monde n’a pas comme idéal d’être un renard parmi les poules, tant s’en faut. Nombreux sont ceux qui préfèrent une balade tranquille à une « cordée » verticale telle que valorisée par le président de la République [4]. C’est la capacité à collaborer efficacement, à s’écouter et à échanger, qui fait une cordée de qualité, pas la vitesse de celui qui grimpe en premier. Les enquêtes sur les valeurs montrent que, pour l’immense majorité, la solidarité, l’esprit d’équipe ou le lien social comptent autant que la réussite individuelle.

Les mobilisations de solidarité, qu’elles soient militantes ou non, se multiplient en France. Une partie de la jeunesse s’engage par exemple pour la défense de l’environnement, pas seulement pour préserver égoïstement son avenir, mais aussi au nom de valeurs plus globales, le refus de « perdre sa vie à la gagner » dans un monde consumériste, comme on le disait dans les années 1960, le refus de la réussite pour la réussite. Au fond, la situation ressemble au printemps 1968 non parce qu’un ordre moral règne sur les modes de vie de la jeunesse, mais parce qu’un ordre économique l’oblige à se soumettre. Par ailleurs, la violence de l’usage de la force publique et les restrictions aux libertés heurtent de plus en plus les véritables libéraux. La surveillance à la chinoise fascine quelques élus conservateurs en mal de popularité, mais c’est un repoussoir pour l’immense majorité. Sommes-nous prêts à concéder une grande partie de nos libertés individuelles au profit de nouvelles normes de sécurité publique ? De puissants combats se profilent sur le sujet dans les décennies qui viennent, qui rappellent ceux des débuts de la démocratie française.

« C’est ici et maintenant qu’il faut parler le vrai langage de la solidarité, celui qui, par le partage du revenu, des avantages et des garanties entre tous, permettra de réintégrer l’ensemble des Français – et des non-Français – dans la communauté nationale  », écrivait François de Closets. Quarante ans après son Toujours plus ! [5], la formule reste valable. Elle le sera probablement encore dans 40 ans : la lutte entre l’égalité et la distinction sociale est un processus continu. Comme le notait le philosophe Alfred Fouillée, la « justice de liberté » – le respect de la personnalité individuelle –, la « justice d’égalité » – le traitement équitable – doivent s’accompagner d’une « justice de solidarité » qui fonde la justice sociale : « [Une] justice de solidarité, trop méconnue, qui veut que, faisant partie d’un même tout, réagissant l’un sur l’autre, ne pouvant agir dans la vie sociale sans que mes actions aient une répercussion en autrui, je prenne en considération le bien des autres en même temps que mon bien propre [6] ». Ce n’est rien d’autre que de passer d’une conception individualiste de la société à une prise en compte du bien commun.

Intériorisation

Pour partie, la domination des classes favorisées repose sur l’intériorisation des règles du jeu de la domination par les dominés. C’est donc aussi d’une prise de conscience qu’il s’agit. Les « gilets jaunes » n’ont pas gagné sur tout, mais ils ont fait reculer l’État à partir de mobilisations venues de nulle part. La petite musique de la prétendue « égalité des chances » nourrit les jeunes depuis des générations : elle est hypocrite et elle attise le sentiment d’être les laissés-pour-compte du progrès.

Cela est valable à tous les niveaux de l’action publique, et en particulier là où se joue la distribution des revenus, dans l’entreprise. « L’entreprise néo-taylorienne est une machine remarquable mais extraordinairement fragile : les salariés ne s’en rendent généralement pas compte, mais leur entreprise se trouve, en fait, à leur merci […]. Pas de qualité qui tienne si les salariés n’adhèrent plus à cet objectif, pas de délais respectés s’ils traînent les pieds. Et l’absence de stock rend les répercussions sur les ventes et la clientèle absolument immédiates [7] », rappelait fort justement le journaliste économique Guillaume Duval à la fin des années 1990. En dépit de l’effondrement du syndicalisme français au cours des dernières décennies, on peut espérer que de plus en plus de travailleurs s’organisent collectivement, comme en témoignent les luttes naissantes des nouveaux ouvriers des plateformes de livraison. De la presse aux associations, en passant par les partis politiques ou la culture, ceux qui œuvrent à cette prise de conscience et cette volonté de libération sont loin d’être battus d’avance.

Au fond, reste à effectuer le travail proposé par George Orwell à la fin des années 1930 face à la montée du fascisme en Europe : « Pour battre en brèche la désaffection dont est victime le socialisme, il faut en comprendre les raisons, c’est-à-dire se mettre dans la peau de celui qui le refuse, ou à tout le moins considérer avec sympathie son point de vue [8] ». Les électeurs des classes populaires et moyennes qui votent pour le Rassemblement national aujourd’hui sont loin de n’être motivés que par son discours de haine des étrangers. Les couches populaires et moyennes sont orphelines d’un projet qui reste à construire, adapté au monde contemporain. Plutôt que de les traiter avec dédain parce que socialement, culturellement ou écologiquement incorrectes, il serait temps de les écouter et d’apporter des réponses concrètes à leurs besoins.

Il faudra pour cela autre chose qu’un marketing simpliste des inégalités, qui dédaigne le monde du travail des exécutants, surfe sur la critique des ultra-riches et la défense d’un revenu universel, chanson fredonnée sans en comprendre les paroles. « Nos sociétés ne sont pas sans classes, mais sans discours de classe articulant, de manière nouvelle, une explication théorique de ces inégalités à un projet politique de transformation sociale crédible et vérifiable », analysait très justement le sociologue Claude Dubar [9].

Si on veut éviter la catastrophe lors du prochain scrutin présidentiel, c’est maintenant qu’il faut agir. Reste à savoir qui (ou quel événement) peut sonner l’heure de la refondation d’un projet capable de réformer la régulation de notre modèle en le rendant à la fois économiquement viable, respectueux de l’environnement et socialement plus juste. Il faut à la fois articuler justice sociale et liberté et, comme le notait Orwell, « montrer, sans ambiguïté aucune, où passe la ligne qui sépare les exploiteurs des exploités ».

* Ce texte est adapté de Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en n’ont jamais assez, Louis Maurin, Plon, mars 2021.

Photo / © iStock


[1Le 29 juin 2017 lors de l’inauguration d’un incubateur de start-up.

[2Révolution, Emmanuel Macron, XO Éditions, 2016.

[3Sans la liberté, François Sureau, Gallimard, 2019.

[4« Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole », expliquait Emmanuel Macron en octobre 2017 dans un entretien à la télévision.

[5Toujours plus !, François de Closets, Grasset, 1982.

[6« L’idée de justice sociale d’après les écoles contemporaines », Alfred Fouillée, Revue des Deux Mondes, tome 152, 1er mars 1899.

[7L’Entreprise efficace à l’heure de Swatch et McDonald’s, Guillaume Duval, Syros, 1998.

[8Le Quai de Wigan, George Orwell, Ivrea, 2010 (première édition 1937).

[9« Sociétés sans classes ou sans discours de classe ? », Claude Dubar, Lien social et Politiques, n° 49, printemps 2003.

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Date de première rédaction le 28 septembre 2023.
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