Quelle échelle de temps choisir pour comprendre l’évolution des inégalités ?
Les inégalités augmentent-elles ? Pour répondre à cette question, il faut s’interroger sur le point de départ de l’observation. Et aussi distinguer évolution des indicateurs et trajectoires individuelles. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Publié le 27 octobre 2025
https://www.inegalites.fr/mesurer-inegalites-temps - Reproduction interdite« Les inégalités augmentent-elles ? » Cette question est très souvent posée à celui qui cherche à observer les inégalités [1], avec raison. L’évolution a au moins autant d’importance que le niveau des écarts, car on cherche à savoir où l’on va : est-ce que la dynamique nous porte vers plus d’égalité ou, au contraire, notre société se fracture-t-elle de plus en plus ?
Pour y répondre, il faut se demander : « depuis quand ? ». Le jugement que l’on va pouvoir porter sur l’évolution des inégalités dépend beaucoup du point de départ de notre observation : s’agit-il du temps long, de décennies, ou bien des dernières années ?
Le débat public se focalise sur les évolutions récentes. Les médias cherchent à savoir ce qui se passe « en temps réel ». La conséquence est qu’on se perd dans des variations d’une année sur l’autre qui ont peu d’intérêt pour comprendre les changements en profondeur. On commente des phénomènes qui ne sont plus valables le lendemain.
Par exemple, les variations des inégalités de revenus sont très médiatisées chaque année, alors qu’elles se situent généralement à l’intérieur de la marge d’erreur des statistiques. Dans des domaines comme l’éducation ou la santé par exemple, pour aboutir à une analyse pertinente, mieux vaut se placer sur une échelle de temps très longue.
Pour comprendre le problème, prenons l’exemple des revenus. En 2023, les 10 % les plus riches touchaient 7,31 fois plus que les 10 % les plus pauvres. En 2021, le rapport était de 7,35 fois. On peut dire que les inégalités ont légèrement diminué entre 2021 et 2023. Mais en 2020, ce même rapport était de 6,37 : on peut dire aussi que les inégalités ont nettement augmenté entre 2020 et 2023. Les variations de court terme sont trompeuses. Quand on prend du recul, on remarque sur la courbe une tendance à la hausse des inégalités de revenus au cours des vingt dernières années. On est passé, en gros, d’un rapport de un à six à celui de un à un peu plus de sept entre les 10 % du haut et les 10 % du bas de l’échelle des revenus.
Source : calculs de l'Observatoire des inégalités d'après les données de l'Insee – © Observatoire des inégalités
Il faut être très attentif au choix des années de départ et d’arrivée, qui peuvent conduire à des conclusions différentes. Mais il faut aussi avoir en tête ce qui se passe avant l’année d’origine, ainsi que pour l’ensemble des données intermédiaires de chaque période entre le départ et l’arrivée : est-ce que l’évolution a été linéaire ou, au contraire, est-ce que durant cette période, on a assisté à une hausse puis à une baisse, ou inversement ? Un questionnement essentiel.
Allons encore plus loin. En matière d’inégalités, on pourrait dire que les photographies sont nombreuses, mais que l’on manque de films. Le plus souvent, on compare deux images, prises à des années différentes. Par exemple, le taux de pauvreté en 2015 et 2025. On oublie alors que les personnes qui figurent sur les deux photographies ne sont pas toutes les mêmes. Certaines ont disparu, d’autres sont arrivées. En effet, d’une année à l’autre, une partie des personnes pauvres le restent, d’autres s’en sortent mieux et ne sont donc plus considérées comme pauvres, alors que d’autres au contraire voient leurs revenus diminuer et deviennent pauvres. La variation du nombre de pauvres est égale à la différence entre les personnes sorties de la pauvreté d’un côté et celles qui sont passées sous le seuil de pauvreté de l’autre.
En statistique, on a beaucoup de photos, mais on manque de films (les statisticiens parlent d’études « longitudinales ») qui permettent d’explorer dans le temps le comportement d’un ensemble de personnes. Il est vrai que ce n’est pas facile, car il faut pouvoir suivre les mêmes individus dans le temps.
Dans une étude [2], le sociologue Pierre Blavier a observé les trajectoires des personnes pauvres entre 2005 et 2019. Alors que le taux de pauvreté est en moyenne de 13 % (au seuil de 60 % du niveau de vie médian), 30 % de la population française a connu la pauvreté au moins une année au cours de cette période. Parmi les pauvres, un tiers l’est de manière chronique, avec entre six et huit années passées sous le seuil de pauvreté. Dans une autre recherche, l’économiste Michaël Sicsic a calculé que 60 % des personnes qui étaient parmi le dixième le plus riche en 2003 y figuraient toujours en 2019. Seuls 2,2 % d’entre elles étaient passées dans les 10 % les plus pauvres.
Résumons. Pour comparer des évolutions, on doit toujours se demander si on utilise la bonne échelle de temps, ni trop courte ni trop longue. Ensuite, quand on compare deux dates, il faut se poser la question de ce qui a pu se passer entre-temps. Enfin, ne pas oublier que les personnes qui étaient là au départ ne sont pas totalement les mêmes à l’arrivée.
Louis Maurin
Photo / © maybeii sur iStock
[1] Au passage, remarquons que très souvent, il semble aller de soi que la question porte uniquement sur les revenus, alors que tous les domaines peuvent être concernés, l’emploi, la santé, l’école, etc.
[2] « Trajectoires de pauvreté : profils, déterminants et conséquences », rapport de recherche, Pierre Blavier, document de travail du CNLE, novembre 2024.
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