Mesurer

Comment mesurer l’évolution des inégalités dans le temps ?

Les inégalités augmentent-elles ? Pour y répondre, il faut s’interroger sur le point de départ de l’observation. Et aussi distinguer évolution des indicateurs et trajectoires individuelles. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 14 janvier 2021

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« Les inégalités augmentent-elles ? ». Cette question est sans doute celle qui est la plus souvent posée à un observateur des inégalités, avec raison. Plus que le niveau des écarts, c’est sans doute la tendance qui importe : est-ce qu’on se rapproche ou est-ce qu’on s’éloigne ? Sauf qu’il faut au préalable se poser une question de base, bien souvent négligée : celle du point de départ. Bref, il faut alors répondre à une deuxième question qui est « depuis quand ? ». Le jugement que l’on va pouvoir porter dépend beaucoup de l’origine de l’observation : s’agit-il du temps long, de décennies, ou bien des dernières années ?

Le débat médiatique se focalise souvent sur les évolutions de très court terme. C’’est logique car on voudrait comprendre les évolutions en temps réel. Mais, par exemple, les commentaires sur les évolutions annuelles des revenus n’ont que peu d’intérêt quand on sait que les évolutions entre deux années consécutives se situent à un niveau inférieur à la marge d’erreur statistique de l’enquête de l’Insee. Dans d’autres domaines, comme les inégalités de santé ou d’éducation, les périodes qu’il faut observer pour produire une analyse pertinente peuvent être encore plus longues. Un nombre insuffisant de travaux utilisent des séries longues qui permettent pourtant de mieux décrire les évolutions en profondeur.

De façon générale, les commentateurs qui s’interrogent sur la période utilisée sont peu nombreux. Prenons l’évolution de l’indice de Gini des revenus, un indicateur d’inégalité dont la valeur se situe entre zéro (égalité parfaite) et un (inégalité totale). Un certain nombre d’entre eux continuent à écrire que les inégalités « n’ont pas augmenté » par rapport au milieu des années 1980. Du point de vue des faits, c’est juste : à la fin des années 2010, l’indice se situe au niveau où il était au milieu des années 1980. Sauf que, ce faisant, on masque une courbe en U. Si on prend un peu de recul, on voit que depuis les années 1980, les inégalités ont d’abord diminué jusqu’à la fin des années 1990, puis elles ont augmenté par la suite.


Inégalités de revenus : tout dépend du point de départ

Au bout du compte, il faut être très attentif au choix des années de départ et d’arrivée qui peuvent conduire à des interprétations différentes. Il faut absolument avoir en tête ce qui se passe avant l’année d’origine ainsi que l’ensemble des données intermédiaires entre le départ et l’arrivée. Un travail conséquent donc, dont il faut tenir compte dans son observation.

Allons encore plus loin. En matière d’inégalités, on pourrait dire que les photographies sont nombreuses, mais que l’on compte peu de films. On compare des photos prises à des intervalles différents, pour lesquels les personnes ne sont pas les mêmes : certaines ont disparu de la photo, d’autres sont arrivées.

Pour le comprendre, prenons l’exemple de l’évolution du taux de pauvreté qui porte parfois à confusion. La variation du nombre de pauvres entre deux années correspond à un solde entre d’un côté des personnes qui sont sorties de la pauvreté et de l’autre, au contraire, des personnes qui sont devenues pauvres (voir encadré ci-dessous). Quand le nombre de pauvres augmente, c’est que l’on compte davantage de personnes qui ont basculé dans la pauvreté que de personnes qui ont quitté ce statut. Mais cela ne nous dit pas si les personnes qui étaient pauvres la première année le sont toujours la deuxième année, ni dans quelle proportion.

On manque de films (les statisticiens parlent d’études « longitudinales ») en France qui permettent d’explorer dans le temps le comportement d’un ensemble de personnes. En démographie, la « descendance finale », le nombre d’enfants mis au monde par une génération de femmes, est l’un des seuls indicateurs sociaux de ce type, mais il est rarement utilisé. Par exemple, on ne mesure jamais la durée de vie réelle des individus, la durée finale de chômage, celle du travail, etc. Autant d’éléments qui pourraient pourtant être portés de façon judicieuse au débat.

Pauvreté : ne pas oublier les entrées et les sorties
Pour comprendre l’importance de prendre en compte les trajectoires des individus, et pas seulement les photos prises à quelques années d’intervalle, observons l’exemple de la pauvreté et ce qui s’est passé entre 2009 et 2010, objet d’une étude approfondie de l’Insee [1]. Le taux de pauvreté [2] est passé de 12,7 % en 2009 à 13,6 % en 2010. Il a donc augmenté de 0,9 point. Pourtant, le nombre de pauvres de 2010 n’est pas celui de 2009 auquel on aurait ajouté un complément de 0,9 % de la population française. Cette hausse masque deux phénomènes de sens contraire : 5,3 % de la population est devenue pauvre et 4,4 % est sortie de la pauvreté sur la période. 5,3 % - 4,4 % = 0,9 point de pourcentage. Un tiers (4,4 / 12,7) des pauvres de 2009 ne l’étaient donc plus en 2010 : la faible évolution du taux de pauvreté masque des flux bien plus conséquents. Comprendre la pauvreté, c’est en fait analyser l’ensemble des entrées et des sorties des personnes pauvres.

Prenons maintenant, non pas tous les pauvres, mais ceux qui le deviennent une année donnée. Selon l’Insee, la moitié restera pauvre l’année suivante, 30 % le seront encore trois ans plus tard et 20 % après quatre années. Une histoire de verre à moitié vide ou à moitié plein. Quatre années après être devenues pauvres, 80 % des personnes ne le sont plus : la pauvreté n’est pas une trappe dans laquelle on tombe et dont on n’échapperait pas. En même temps, cela signifie qu’une partie de la population reste durablement marquée.

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Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

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Photo / CC0 Domaine public
Graphiques / © Observatoire des inégalités


[1« Les facteurs qui protègent de la pauvreté n’aident pas forcément à s’en sortir », Simon Beck, Nathalie Missègue et Juliette Ponceau, in Les revenus et le patrimoine des ménages, coll. Insee références, Insee, 2014.

[2Au seuil de pauvreté fixé à 60 % du niveau de vie médian.

Date de première rédaction le 14 janvier 2021.
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