Entretien

Dans le monde, « une baisse des inégalités depuis 20 ans ». Entretien avec François Bourguignon

Les inégalités de revenus baissent entre habitants du monde, malgré l’accroissement des écarts au sein de nombreux pays. Dans un entretien, l’économiste François Bourguignon décortique les mécanismes en jeu : mondialisation, démographie, crises et fiscalité.

Publié le 15 mars 2022

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Revenus Niveaux de vie

Vous observez les inégalités mondiales depuis de nombreuses années. Quel constat faites-vous sur leur évolution ?
À l’échelle de la planète, si on rassemble tous les habitants en faisant comme si le monde était un même pays, on constate une baisse des inégalités depuis 20 ans, voire avant les années 1990. C’est un tournant historique après la phase d’augmentation des inégalités mondiales à partir du XIXe siècle, depuis la révolution industrielle jusqu’au début du XXe siècle.

S’agit-il d’une tendance longue ou bien les inégalités peuvent-elles repartir à la hausse ? Je pense personnellement que le tournant est définitif grâce au rattrapage des pays émergents et en développement sur les économies avancées.

Pourtant, les inégalités augmentent dans de grands pays, États-Unis et Chine en tête…
En effet, les inégalités entre habitants du monde dépendent de deux facteurs : les inégalités entre pays, mais aussi au sein de chaque pays. Il ne fait aucun doute qu’entre pays, les inégalités ont baissé. Grâce d’abord à la forte croissance chinoise et indienne, ainsi que, depuis les années 2000, dans les régions plus pauvres comme l’Afrique subsaharienne. Cette réduction des inégalités entre les pays est la principale force égalisatrice.

De l’autre côté, l’évolution des inégalités à l’intérieur des pays va dans le sens inverse. On observe en effet dans beaucoup de pays avancés ou émergents une aggravation des inégalités internes. C’est le cas aux États-Unis où les inégalités ont beaucoup augmenté, et en France où elles se sont aussi un peu accrues. En Chine, la hausse remonte au début des réformes dans les années 1980 et à la transition vers une économie de marché. Il ne faut toutefois pas en faire une généralité. Dans les pays d’Amérique du Sud, les inégalités baissent depuis trente ans.

La mondialisation est-elle coupable ?
La mondialisation a eu un effet inégalitaire à l’intérieur des pays, mais un effet égalitaire entre pays. Le phénomène d’ouverture a conduit à un transfert d’activités vers les régions émergentes. Cela a augmenté la part versée aux propriétaires du capital dans les revenus totaux des pays riches. Pour autant, la part des revenus du travail n’a pas augmenté symétriquement dans les pays émergents. Localement, les réserves de main d’œuvre étant très nombreuses, les profits des propriétaires des entreprises se sont eux aussi accrus plus vite que les revenus des travailleurs salariés.

La croissance chinoise a permis de sortir des millions de ménages de la pauvreté. Ce n’est pas le cas en Afrique, pourquoi ?
Ce sont même des centaines de millions de personnes qui sont sorties de la pauvreté en Chine. La diminution de la pauvreté est énorme aussi en Asie du Sud, la région de l’Inde. La comparaison avec l’Afrique doit se faire en pourcentage. Sur les vingt dernières années, la proportion de pauvres a baissé en Afrique : de 55 % début 2000 à 40 % aujourd’hui. La diminution est nette, mais elle ne correspond pas à une baisse en nombre de personnes à cause de la forte croissance démographique. Le nombre de personnes pauvres est constant à 400 millions et n’a pas changé depuis une quinzaine d’années, alors que la population africaine atteint un milliard d’habitants. La croissance démographique est un problème du point de vue de la pauvreté, car elle réduit et peut annuler l’effet de la croissance économique sur le nombre de pauvres, même si, par ailleurs, les pauvres sont moins pauvres.

La concentration croissante des patrimoines ne pourrait-elle pas conduire à une augmentation des inégalités de revenus ?
La distinction entre patrimoine et revenus est importante, car le patrimoine intègre des revenus virtuels [1]. En cas de crise financière, les patrimoines vont s’égaliser. Ainsi, l’inégalité des patrimoines dépend fortement des cours boursiers. Par ailleurs, si les taux de rémunération des patrimoines diminuent, leur concentration croissante n’entraîne pas forcément une hausse de l’inégalité des revenus.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas se soucier de la question du patrimoine. Si les inégalités de patrimoine sont à un niveau élevé, l’inégalité va se diffuser aux descendants par l’héritage et se transformer en patrimoines solides (immobilier). Et ainsi engendrer des inégalités de revenus à long terme. On en vient à la question de l’héritage.

Quel rôle jouent les baisses d’impôts ?
Là, ce qui est frappant, c’est que dans pratiquement tous les pays, on observe une diminution du poids de la fiscalité sur les successions. Un pays comme la Suède a éliminé l’impôt sur les successions après la menace de quelques fondateurs de grandes entreprises de partir du pays s’il leur était impossible de léguer leur fortune à leurs descendants. C’est vraiment étonnant dans un pays qui a une telle culture de l’égalité.

On voit ici un autre effet de la mondialisation. La mobilité du capital, des sociétés et des gens entraîne une course à la baisse des impôts sur le capital et sur les sociétés… jusqu’à ce que les États-Unis réalisent récemment qu’il vaut mieux un taux d’impôts minimum mondial plutôt qu’une perte généralisée de revenu fiscal.

Ces baisses d’impôts ont joué un rôle néfaste sur la redistribution de la richesse. En Suède, la fiscalité de redistribution baisse année après année. Ceci dit, il est vrai qu’ils partaient de loin. Le pays reste l’un des plus égalitaires, même si l’inégalité après impôts et transferts y est aujourd’hui au même niveau qu’en France.

Quelle politique mener pour réduire les inégalités mondiales ?
La véritable inégalité dans le monde se situe entre pays. Il s’agit avant tout d’aider au rattrapage du continent africain vis-à-vis du reste du monde. La politique d’aide publique au développement est décriée, car une partie est mal utilisée ou dévoyée de sa finalité qui est de lutter contre la pauvreté en promouvant le développement.

On pourrait aller dans une autre direction vis-à-vis de ces pays : ne pas verser une aide mais contribuer aux infrastructures. Car le grand écart avec les pays avancés ou émergents, c’est le manque d’énergie, d’électricité en particulier, ou de transports. C’est la direction qu’ont prise les autorités chinoises avec les « routes de la soie ». Ce projet consiste à investir massivement dans la création d’infrastructures, routières et ferroviaires notamment, à travers l’Asie centrale et l’Europe de l’Est, mais aussi en Afrique. Il y a des leçons à tirer de cette stratégie pour nos économies occidentales.

Vous regrettez le manque de données sur les inégalités dans leurs différentes dimensions. Que faudrait-il faire ?
Je trouve qu’il y a trop de flou dans la façon de traiter les inégalités dans l’opinion publique. C’est devenu un mot passe-partout. Il a perdu de sa force revendicatrice et on en arrive à tout mélanger : pouvoir d’achat, salaires, patrimoines, inégalité des chances ou discriminations. Certaines inégalités sont plus fortes, d’autres plus faibles qu’ailleurs. Certaines augmentent, d’autres se maintiennent ou même diminuent.

Pour la France, les données existent : on peut les trouver sur le site de l’Insee, même si cela demande parfois une certaine patience. Mais il n’existe pas d’endroit où l’on puisse regarder les statistiques côte-à-côte et mises régulièrement à jour. Finalement, il s’agirait d’un tableau de bord par type d’inégalité avec leurs évolutions dans le temps, site auquel aboutirait nécessairement tout internaute intéressé par la question de l’inégalité. Ce serait de mon point de vue une mission importante de l’Observatoire des inégalités que de mettre un tel instrument à la disposition du public. Le plus compliqué sera de se mettre d’accord sur les indicateurs à y mettre.

François Bourguignon est professeur émérite à l’École d’économie de Paris, ancien chef économiste de la Banque mondiale.

Propos recueillis par Noam Leandri, président de l’Observatoire des inégalités.


[1Revenu virtuel : le revenu qui résulterait de la vente d’un bien en comparaison avec son prix d’achat. Cette plus-value est virtuelle tant que la vente n’a pas eu lieu. Elle peut aussi devenir négative.

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Date de première rédaction le 15 mars 2022.
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