Analyse

Un milliard d’habitants dans les bidonvilles ?

Près d’un milliard de personnes habitent dans les bidonvilles, soit environ un urbain sur trois dans les pays en développement. Des chiffres gigantesques qui ont alerté la communauté internationale. L’analyse de Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences Po Paris.

Publié le 20 octobre 2017

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Modes de vie Logement

Repères des narcotrafiquants au Brésil, concentrés de ségrégation en Afrique du Sud, peuplés parfois de plusieurs centaines de milliers d’habitants en Inde (Dharavi à proximité de Mumbai) ou en Afrique (Kibera au sud de Nairobi), les bidonvilles incarnent le côté obscur de l’urbanisation. Le phénomène est massif et en extension dans les pays en développement. Il est marginal mais très visible dans certains pays riches, en France, mais aussi dans quelques autres pays d’Europe, avec des campements illégaux et des habitats spontanés.

Derrière des chiffres approximatifs, contradictoires, parfois hautement fantaisistes, les bidonvilles sont devenus, avec le nouveau millénaire, une priorité de l’action publique internationale et de l’aide au développement. La reconnaissance internationale de la question des bidonvilles doit beaucoup aux chiffres et aux dimensions qui ont été annoncés pour attirer l’attention internationale.

Peut-on valablement dénombrer ce qui se déchiffre difficilement ? Des chiffres variés circulent. D’estimations et de projections largement diffusées, il ressort des chiffrages très impressionnants, des perspectives préoccupantes. Les Nations unies ont ainsi annoncé qu’un milliard de personnes vivaient dans un bidonville vers 2005 et que ce chiffre pourrait s’élever à 1,4 milliard en 2020 puis deux milliards en 2050. Certaines extrapolations vont jusqu’à trois milliards. Ces projections ont été reprises dans le monde entier.

Pour ce type de données, la précision statistique est impossible : chacun sait qu’il s’agit d’ordres de grandeur. Les recensements ne sont pas réguliers, très difficiles à réaliser en pratique sur le terrain, dans des pays qui ont peu de moyens pour cela. Ces ordres de grandeur ont pourtant leur part de validité. Même avec une marge d’erreur importante, on raisonne en centaines de millions d’habitants.

Ces chiffres ont été médiatisés sans être vraiment discutés depuis une vingtaine d’années. Pourtant les données ont, depuis les années 2010, été précisées et révisées à la baisse. Dans un nouvel apport - résumé dans l’« Almanach des Bidonvilles 2015/2016 », publié en 2016 - les experts de l’ONU Habitat proposent un chiffrage moins impressionnant et se refusent à établir des projections, en se cantonnant aux pays en développement.

Dans un monde majoritairement urbain, un peu plus d’une personne sur dix sur la planète vit dans un bidonville. Ce qui ne représente plus un tiers des urbains comme cela avait été annoncé, mais un peu moins d’un quart. Dans le détail, ONU Habitat affiche, pour 2014, une répartition de la population mondiale de 41,4 % des personnes en zones urbaines formelles, 12,2 % en bidonvilles urbains (soit un total de 53,6 % d’urbains), 46,4 % en zones rurales. Dans les pays en développement, 881 millions sont concernées. En 1990, ce nombre était de 689 millions : une augmentation de 28 % en un quart de siècle. Mais pendant ce temps la population de ces pays a fortement progressé : au total, la proportion de la population urbaine des pays en développement vivant dans des bidonvilles, a nettement diminué de 46 à 30 % pendant la même période.

Population des bidonvilles dans les pays en développement
Nombre d'habitants en bidonvilles
en milliers / 1990
Part de la population urbaine
en % / 1990
Nombre d'habitants en bidonvilles
en milliers / 2000
Part de la population urbaine
en % / 2000
Nombre d'habitants en bidonvilles
en milliers / 2014
Part de la population urbaine
en % / 2014
Afrique du Nord22 04534,416 89220,311 41811,9
Afrique subsaharienne93 20370,0128 43565,0200 67755,9
Amérique latine106 05433,7116 94129,2104 84721,1
Asie de l'Est204 53943,7238 36637,4251 59326,2
Asie du Sud180 96057,2193 89345,8190 87631,3
Asie du Sud-Est69 56749,579 72739,683 52828,4
Asie de l'Ouest12 29422,516 95720,637 55024,9
Océanie38224,146824,159124,1
Ensemble des pays en développement689 04446,2791 67939,4881 08029,7

Source : ONU Habitat, Banque Mondiale - © Julien Damon et Observatoire des inégalités

La baisse de la part des personnes vivant dans des bidonvilles, est à attribuer principalement, selon ONU Habitat, aux réponses politiques et aux programmes réussis par les autorités nationales et municipales, les partenaires internationaux de développement et les organisations non gouvernementales.
Cependant, malgré ces succès relatifs, depuis 1990 la population des bidonvilles a augmenté de près de 200 millions de personnes. Les évolutions sont contrastées selon les zones géographiques. Des baisses en volume et en proportion sont importantes en Afrique du Nord. La hausse, en volume, est la plus élevée en Afrique subsaharienne. En Asie, dans l’ensemble, la stabilité des volumes ne doit pas masquer la baisse des proportions. À mesure de l’urbanisation et de l’enrichissement de grands pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, le nombre d’habitants des bidonvilles a pu se stabiliser ou croître un petit peu seulement. Mais – et ce alors que la dynamique d’urbanisation a été puissante – la proportion des urbains en bidonvilles a baissé.

Des contrastes forts selon les pays

Les contrastes sont encore plus saisissants si l’on descend à l’échelon des pays eux-mêmes. Là où la population urbaine n’est pas encore majoritaire, et où la pauvreté rurale est plus élevée, les proportions d’urbains en bidonvilles sont les plus élevées. Des chiffres disponibles, il ressort que dans onze pays, plus des trois quarts des urbains sont comptés comme vivant dans des bidonvilles. C’est le cas, en 2014, notamment en République Centre Africaine (93 %) au Soudan (92 %), au Tchad (88 %), au Mozambique et en Mauritanie (80 %), à Madagascar (77 %). Suivent ensuite douze pays, essentiellement en Afrique subsaharienne, mais on y recense aussi Haïti, avec des taux entre deux tiers et trois quarts. Dans les pays les moins développés la moyenne est de 62 %, en Afrique subsaharienne de 55 %. Pour la Chine et l’Inde ce serait environ un quart des urbains. Les géants démographiques devenus géants économiques ont mieux su « digérer » leur urbanisation, même si le volume des problèmes y demeure considérable et les perspectives pas forcément favorables.

Le nombre d’habitants de bidonvilles continue à progresser dans le monde, même si, en proportion, leur poids dans population totale diminue. Transports, logements, assainissement et traitement des déchets, santé… : nombre de pays en développement doivent faire face à des investissements gigantesques, ne serait-ce que pour suivre le rythme de leur démographie, pour permettre à l’ensemble de la population de vivre dignement.

Qu’est-ce qu’un bidonville ?
Pour compter, il faut une définition. L’ONU Habitat considère un logement comme appartenant à un bidonville quand au moins l’un des cinq critères suivant fait défaut :

  • un logement durable (une structure permanente qui assure une protection contre les conditions climatiques extrêmes) ;
  • une surface de vie suffisante (pas plus de trois personnes par pièce) ;
  • un accès à l’eau potable (de l’eau qui puisse être accessible en quantité suffisante, qui soit abordable et sans effort excessif) ;
  • un accès aux services sanitaires (toilettes privées ou publiques mais partagées par un nombre raisonnable de personnes) ;
  • une sécurité et une stabilité d’occupation (protection contre les expulsions).

Julien Damon, sociologue, professeur associé à Sciences Po Paris, auteur de Un monde de bidonvilles. Migrations et urbanisme informel, Seuil, « République des idées »,, octobre 2017.

Photo : CC BY Trocaire

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Date de première rédaction le 20 octobre 2017.
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