Point de vue

Ras-le-bol fiscal : info ou intox ?

Les Français en ont-ils marre de payer trop d’impôts ? Le lobbying antifiscal des privilégiés, à coup de sondages, est très actif. Cela n’empêche pas d’essayer de comprendre les racines de ce type de discours. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 14 janvier 2019

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Revenus Niveaux de vie

C’est reparti pour un tour. À l’occasion des manifestations des « gilets jaunes », on nous rejoue le coup du « ras-le-bol fiscal ». La mise en place du prélèvement à la source va susciter une vague de réprobation quand les salariés recevront leur fiche de paie fin janvier. Les privilégiés s’en frottent les mains : c’est l’occasion pour eux de surfer sur la vague pour tenter d’obtenir de nouvelles réductions d’impôts. Une gourmandise sans fin qui nourrit les tensions sociales dans notre pays. Pour autant, cela n’empêche pas d’essayer de comprendre les raisons qui contribuent au succès des discours anti-fiscalité.

Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut d’abord savoir qu’une grande partie des journalistes estiment que les sondages captent « ce que pensent vraiment les Français ». Ils en sont nourris au quotidien et les sondeurs sont devenus leurs nouveaux experts ès société. Les sondages font le « buzz » sur tous les sujets. « Voulez-vous payer moins d’impôts » ? Au coin d’une rue, seul l’intellectuel de gauche fermement convaincu répondrait « non ». Pour une raison simple : répondre « oui » signifie « je voudrais augmenter mon pouvoir d’achat », sans trop réfléchir aux conséquences de la réponse. Un sondage n’est rien d’autre qu’une réponse fugace donnée sans réflexion, sans penser aux conséquences, et souvent suscitée par la forme de la question elle-même. Une bonne partie des analystes reproduisent l’air du coin de la rue, rien de plus (voir l’article « Le sondage, un mauvais outil pour comprendre la société » du Centre d’Observation de la société) [1].

Les enquêtes sur les valeurs auxquelles les Français attachent de l’importance, comme celle menée chaque année par le ministère des Solidarités, bien plus construites, nous indiquent tout autre chose. Par exemple, que deux fois plus de Français estiment qu’en matière économique et sociale, les pouvoirs publics n’en font « pas assez » plutôt que « trop » (44 % contre 21 %). Jamais depuis 2000 (date de création de l’enquête), la part des « trop » n’a dépassé celle des « pas assez ». Mais cette information ne fera jamais la Une de la presse, ni le tour des émissions radio ou télé. Les manifestants de cette fin d’année 2018 dénoncent tout autant l’absence des services publics, sans toujours faire le lien avec la nécessité de payer des impôts pour les financer.

La mise en avant très médiatisée à l’aide des sondages, d’un refus de l’impôt, refus qui serait largement consensuel, constitue une façon pour les plus aisés de récupérer le mouvement protestataire à leur profit. Pour eux, réduire les impôts serait une aubaine. Cette récupération est orchestrée par un ensemble de groupes de pression qui ont pignon sur rue, dont les experts arpentent les médias [2] répétant sans cesse que la pression fiscale est trop lourde. Mais ce qui leur facilite la tâche, c’est qu’à gauche et à son extrême de l’échiquier politique certains défendent l’impôt comme si la « bonne volonté » fiscale allait de soi, sans trop se préoccuper de ceux qui les paient, sans essayer de comprendre les discours anti-impôts qui s’expriment. Il est vrai que payer l’impôt est un sacrifice, il faut donc certaines conditions pour qu’il soit accepté.

L’impôt est un sacrifice

Pour que l’impôt soit accepté, il faut d’abord que ce « sacrifice » soit en relation avec le niveau de vie des contribuables : la contestation fiscale est d’abord un refus de l’injustice. Elle traduit le ras-le-bol d’une politique fiscale injuste et non un ras-le-bol des impôts en général. Un sentiment exacerbé par la majorité qui s’est empressée, en arrivant au pouvoir, de faire d’énormes cadeaux aux plus riches, en supprimant quasiment l’ISF et en réduisant sensiblement l’imposition des revenus financiers. Qui croit au « ruissellement » vers le bas de la hiérarchie sociale de ces allégements d’impôts pour les plus riches ? Il existe une sorte de naïveté politique à considérer que le peuple est crédule. Par ailleurs, les contribuables savent que les plus fortunés ont à leur disposition une panoplie d’outils pour faire en sorte de réduire leurs impôts, les fameuses « niches fiscales » qui coûtent près de 100 milliards d’euros par an et qui font que le décalage est énorme entre les taux d’imposition affichés et l’imposition réelle. Au final, les catégories populaires et moyennes ont le sentiment très désagréable de payer pour les autres. Dit autrement : « de se faire avoir » (voir notre article « La déroute prévisible d’une politique fiscale injuste ».

D’autres facteurs alimentent la critique des impôts et demeurent plus rarement évoqués. La montée en puissance de la contribution sociale généralisée (CSG) est passée par là. Il s’agit d’un impôt proportionnel sur tous les revenus. Créée en 1991 au taux de 1,1 %, elle approche les 10 % si l’on prend en compte la cotisation de remboursement de la dette sociale. Si la CSG a eu le mérite de taxer tous les revenus, y compris ceux du patrimoine, son augmentation a aussi touché une grande partie des salariés, des retraités et les chômeurs, même si le gouvernement actuel vient de réduire de trois points les cotisations sociales salariales, et que les retraités modestes et les chômeurs se voient appliquer un taux plus faible. Elle a finalement accru assez nettement au fil des années l’imposition d’une grande partie de la population. Ce processus est devenu de plus en plus difficile à comprendre quand, à partir de 2000, on s’est mis à réduire sensiblement les taux de l’impôt sur les revenus les plus élevés (les fameuses « tranches supérieures »). On taxe plus large, mais on taxe moins le haut de la pyramide. Et ça coince.

Certaines catégories peuvent avoir le sentiment de supporter un poids supérieur aux autres en matière d’impôt sur le revenu. C’est le cas des jeunes cadres célibataires. L’impôt sur le revenu est plein de largesse pour les familles. En particulier, le système dit du « quotient familial » réduit sensiblement l’impôt des ménages avec enfants en fonction de leur niveau de vie – avec un plafond, voir notre article « Il faut supprimer le quotient familial ». Les ménages favorisés jouent aisément au jeu des niches fiscales diverses, qu’il s’agisse de l’emploi de personnel domestique ou de placement immobilier. En conséquence, les jeunes qui débutent sur le marché du travail avec un salaire de cadre se retrouvent à un niveau d’imposition sur le revenu bien supérieur aux familles au niveau de vie équivalent. Bien sûr, ils ont bénéficié de l’investissement éducatif de la France, profitent d’autres services publics et, demain, disposeront des mêmes largesses fiscales. Mais ils paient beaucoup en attendant et n’en voient guère les retombées immédiates, même s’ils bénéficient de services collectifs et vivent dans de bien meilleures conditions que les autres. Ce sentiment est renforcé par le fait que les jeunes urbains indépendants subissent des coûts de logement très élevés. Ces populations sont loin d’être les plus à plaindre, mais leur niveau de vie réel n’est pas toujours au niveau de leurs espérances. Or, elles constituent des relais d’opinion efficace : ces jeunes cadres en solo sont bien représentés dans la presse.

Même remarque pour les classes moyennes. Pour faire face à la crise, les gouvernements ont recentré un certain nombre de politiques sur les plus démunis, tout en maintenant les privilèges fiscaux des plus aisés. La politique actuelle, avec le « plan pauvreté » (de faible ampleur mais qui a fait l’objet d’une large communication) ou la réduction de la taille des classes de CP pour seulement 10 % des élèves qui vivent dans les quartiers les plus démunis, est emblématique du « ciblage » sur les plus pauvres. À l’autre bout, en matière fiscale, les gains les plus importants se situent tout en haut de l’échelle des revenus. Les classes moyennes ne sont pas « étranglées » par la pression fiscale, mais elles ne sont pas assez pauvres pour bénéficier d’une partie des politiques publiques et pas assez riches pour profiter des baisses d’impôts et des niches dont bénéficient les plus aisés. Au total, une partie assez large de la population estime ne pas en avoir pour son argent, même si elle bénéficie d’un niveau de services publics de qualité, comparé à d’autres pays.

Enfin, on doit se poser la question de l’offre des services publics sur le territoire. Dans ce domaine, le lobbying politique est intense et chacun voit le manque à sa porte. Si on le rapporte au nombre d’habitants, celui-ci est plus important dans les banlieues des grandes villes – comme en Seine-Saint-Denis – que dans les campagnes. Il n’en demeure pas moins qu’une partie de la population estime être la perdante des politiques d’économies budgétaires et subir la suppression de certains services. Il est logique de s’adapter aux besoins : ainsi, le redéploiement sur le territoire des forces de gendarmerie à partir de 2002 était indispensable pour réduire l’insécurité. Il n’empêche que l’on ne peut pas occulter la question de la « continuité territoriale » (expression d’habitude utilisée pour les territoires très éloignés comme l’outre-mer) des services publics : certains n’ont plus accès au minimum ou à des services très limités et voient mal pourquoi financer ce dont ils ne profitent pas.

À quoi servent les impôts ?

Au-delà de la justice, la question de l’utilisation des impôts doit être posée. D’accord pour payer des impôts, encore faut-il savoir pour quoi faire. Les hausses de taxes décidées sans projet sont vouées à l’échec : l’exemple de la taxation des carburants, sans politique de transition écologique d’ampleur en contrepartie, a servi de déclencheur au mouvement des gilets jaunes. L’absence de projet de modernisation d’ensemble pour les services publics depuis des années est mortifère. On ne distingue pas clairement les domaines où la collectivité investit au service de la population. On rabote dans tous les sens, sans que l’on comprenne la direction qui est donnée. D’où une forte impression de payer des impôts pour rien. De l’école à la santé, en passant par le vieillissement, les transports ou l’environnement, ce ne sont pas les besoins sociaux qui manquent.

Enfin, on peut accepter de contribuer au pot commun si l’on est certain que l’argent n’est pas jeté par les fenêtres. Le sentiment anti-impôts se nourrit de la mise en avant très médiatique du haut niveau des dépenses publiques en France. C’est une illusion (voir notre article « La France, championne des dépenses publiques ? Une illusion ») puisque les dépenses qui paraissent exorbitantes sont liées à des services qui sont, dans d’autres pays, payés directement par les citoyens, par exemple leur retraite par le biais de fonds privés, leurs frais de santé ou scolaires, souvent exorbitants. Mais le bombardement journalistique répété a fait son effet, les articles sur « la France championne du monde des dépenses publiques » inondent les médias et font le buzz, alors même que leurs auteurs savent que cela n’a aucun sens.

Si la comparaison internationale doit être maniée avec précaution, la question de l’utilité des dépenses publiques demeure. Par exemple, les 46 milliards annuels de baisses de cotisations patronales permises grâce au « pacte de responsabilité » n’ont quasiment aucun effet sur l’emploi : c’est un énorme gaspillage d’argent public, sans doute parmi les plus importants jamais réalisés dans notre pays. On pourrait aussi s’interroger sur les marchés publics de l’armement, du bâtiment, des routes ou de la santé, pour savoir si la collectivité paie vraiment un « juste prix » au secteur privé qui travaille à son service. Passer intelligemment les dépenses publiques au peigne fin consisterait surtout à s’affranchir du poids des lobbies. La majorité a baissé les allocations logement et les pensions de retraite car elle a estimé que les catégories concernées se mobiliseraient peu. Grande preuve de courage politique. Grave erreur d’appréciation aussi.

Sera-t-on un jour heureux de payer des impôts ? Sans doute pas. Les sondeurs ont de beaux jours devant eux et donc les lobbies anti-fiscalité aussi. Au minimum, il est possible de faire en sorte de mieux faire comprendre à quoi sert l’argent des impôts et de trouver un mode de prélèvement plus juste. Pour cela, il faut décrypter la manœuvre politique qui consiste à détourner le mécontentement social motivé par l’injustice du système fiscal pour en faire une fronde fiscale. Pour avancer, il faut écouter ceux qui peuvent avoir des raisons de se plaindre des impôts, pour construire un projet collectif largement accepté et favoriser les services publics au service de tous.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités

Photo / © Brice Le Gall, « Première sommation dans l’Oise »


[1Au passage, la question de la pertinence des sondages se pose aussi bien pour le soutien au mouvement hétéroclite des gilets jaunes.

[2Dont il est inutile de faire davantage de publicité.

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Date de première rédaction le 14 janvier 2019.
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