Analyse

Propriétaires, locataires : une nouvelle ligne de fracture sociale

Les quinze dernières années ont été marquées par une hausse des prix de l’immobilier largement déconnectée de l’évolution des revenus des ménages. Une analyse du Crédoc.

Publié le 5 juin 2012

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Modes de vie Logement

Entre 1996 et 2011, les prix des logements anciens ont été multipliés par 2,5 et les loyers par 1,6, tandis que le revenu était multiplié par 1,5. Les travaux menés par le CRÉDOC montrent qu’au-delà des vacances, des loisirs et de la culture, les dépenses de logement empiètent sur des postes moins attendus comme le transport, l’équipement du foyer ou même l’alimentation et la santé. Les familles avec enfants, notamment les familles nombreuses et monoparentales, sont particulièrement touchées : leur « surface de vie » stagne ou diminue alors que celle des ménages sans enfant augmente. L’augmentation de la valeur des logements a aussi eu pour conséquence de creuser le fossé entre les propriétaires, qui jouissent d’un patrimoine s’appréciant de jour en jour, et les locataires, qui se sentent de plus en plus vulnérables et déclassés socialement. De fait, le rêve de nombre de nos concitoyens de devenir un jour propriétaire cède aujourd’hui la place au souhait de bénéficier de conditions de logement confortables à un coût raisonnable.

Un logement confortable à un coût raisonnable pour tous

Les Français réaffirment à intervalle régulier leur désir d’être un jour propriétaire. Posséder une maison est ainsi la situation « idéale » pour 77 % de la population et la moitié des locataires désirent acquérir leur logement dans un avenir proche. Les pouvoirs publics ont, de longue date, cherché à accompagner cette aspiration à travers des dispositifs de soutien à l’accession à la propriété. Mais ce rêve se heurte à l’augmentation continue des prix de l’immobilier depuis quinze ans, laquelle a rendu l’acquisition d’un logement difficile pour les catégories populaires et les classes moyennes.

L’accession à la propriété s’est aussi traduite par des compromis en termes de surface, par un éloignement des centres-villes, une augmentation des temps et des coûts de transport pour aller travailler, un allongement des durées d’emprunt, voire des risques de surendettement au moindre incident de vie (divorce, perte d’emploi, maladie…). Dans le même temps, l’augmentation du coût du logement ne s’est pas toujours accompagnée d’une amélioration de la qualité des habitats dans l’Hexagone, qui reste très moyenne lorsqu’on la compare à celle de nos voisins européens. Autant de raisons qui expliquent probablement qu’aujourd’hui huit Français sur dix préfèrent que « tout le monde puisse disposer d’un logement confortable pour un coût raisonnable » plutôt que « tout le monde puisse devenir propriétaire de son logement ».

Le choix de devenir propriétaire ou rester locataire n’en est plus vraiment un

Il y a quinze ans, les locataires et les accédants à la propriété avaient des revenus très similaires (voir encadré) et la location n’était pas toujours perçue comme une solution par défaut. Même parmi des foyers aux revenus confortables, certains préféraient louer leur logement pour être plus mobiles, être en mesure de se saisir plus facilement d’opportunités professionnelles ou adapter leur logement à leur situation personnelle ou familiale. L’augmentation des prix de l’immobilier a changé la donne.

Tout d’abord, le mouvement d’accession à la propriété a surtout concerné les ménages les plus aisés : alors que 73 % des hauts revenus sont aujourd’hui propriétaires de leur logement (contre 62 % en 1990), les personnes en bas de l’échelle sociale et les classes moyennes ont vu leurs perspectives de devenir un jour propriétaires s’éloigner : seuls 31 % des bas revenus sont aujourd’hui propriétaires, contre 51 % en 1990. La pression financière est telle qu’il est presque obligatoire de combiner deux salaires pour pouvoir acheter son logement. 62 % des accédants à la propriété sont des couples bi-actifs ; la proportion n’était que de 35 % en 1990. Or, les parcours familiaux sont moins linéaires que par le passé : l’âge de la première union a reculé en raison de la poursuite plus fréquente d’études supérieures, et les phases de séparation entre des périodes de vie en couple se multiplient. Aujourd’hui plus d’un locataire sur deux est célibataire, veuf ou divorcé (54 % soit + 17 points par rapport au début des années 80). Alors que seul un tiers des propriétaires sans emprunt et moins d’un accédant à la propriété sur cinq ne vivent pas en couple (respectivement + 4 points, + 6 points par rapport à 1980).

En un mot, le parc locatif est devenu, progressivement, de plus en plus marqué sociologiquement en accueillant toujours plus de ménages jeunes, célibataires et aux revenus modestes. Si bien que la hausse des loyers, pourtant moins spectaculaire que celle des prix à l’achat, pèse de plus en plus lourd sur le budget des locataires.

Les dépenses de logement pèsent sur la qualité de vie

Ces évolutions ne sont pas sans effet sur les conditions de vie de la population. Première conséquence, il devient difficile pour les familles d’adapter leur logement à leur configuration familiale. Les foyers avec enfants, en particulier, semblent avoir été contraints de consentir des sacrifices en termes d’espace. Alors que les personnes vivant seules ou en couple sans enfant ont gagné respectivement + 0,4 et + 0,5 pièces par personne en 30 ans, l’amélioration a été plus timide pour les familles monoparentales (+ 0,2 pièces), les couples avec enfants (+0,1) et les familles nombreuses (stable).

Lorsque l’on compare le nombre d’enfants considéré comme « idéal » par les Français et le nombre d’enfants effectivement présents dans le foyer, le décalage entre rêve et réalité apparaît d’autant plus important que l’espace disponible est restreint : 70 % des personnes habitant des logements d’une ou deux pièces expriment une certaine frustration, contre 56 % de celles résidant dans 3 pièces, et 33 % dans 4 pièces. De fait, la part des familles nombreuses parmi les accédants à la propriété diminue rapidement (30 % en 1980, contre 17 % aujourd’hui).

Les dépenses de logement empiètent aussi progressivement sur la consommation. Comme on pouvait s’y attendre, les loisirs, la culture et les vacances font partie des premières coupes budgétaires. Après une décennie de progression, le taux de départ en vacances a, depuis 1995, plutôt tendance à diminuer en moyenne. La baisse est surtout sensible chez les personnes qui jugent que leurs dépenses de logement représentent une lourde charge financière : entre 1980 et 2010, leur taux de départ est ainsi passé de 60 % à 47 %, tandis que celui des foyers jugeant que leurs dépenses de logement sont acceptables s’est maintenu à 60 %. Plus préoccupant, les sommes consacrées à se loger impactent des postes de dépenses essentiels comme l’alimentation, les transports ou la santé. L’alimentation est d’ailleurs aujourd’hui un des postes qui subit la plus forte augmentation du sentiment de privation : 44 % des foyers ayant de lourdes charges de logement déclarent devoir se restreindre en matière d’alimentation ; le taux a augmenté de 23 points par rapport à 1980. De même, 17 % des ménages avec d’importantes charges de logement sont en situation de précarité énergétique, contre 7 % lorsque les sommes consacrées à se loger sont raisonnables.

L’impact financier des dépenses de logement sur les autres postes est confirmé par les analyses neutralisant les effets liés à la composition de la famille, à l’âge ou aux revenus. Les dépenses de santé sont, elles aussi, affectées : lorsque le ménage doit dépenser plus de 20 % de ses ressources pour se loger, il se voit contraint de réduire ses dépenses de santé de 27 euros par mois. De même, 44 % des personnes éprouvant des difficultés à faire face à leurs dépenses de logement déclarent devoir s’imposer des restrictions en matière de soins ; cette proportion s’est accrue de 23 points en l’espace de 30 ans.

Une paupérisation relative des locataires

La proportion de propriétaires a tendance à progresser en France : entre 1978 et 2010, elle est passée de 47 % à 58 %. Cette progression ne s’est pas déroulée de manière homogène au sein de la population. Alors que les catégories aisées sont devenues de plus en plus souvent propriétaires, la part de propriétaires chez les bas revenus et la classe moyenne inférieure a diminué. Au début des années 1980, les propriétaires sans emprunt et les locataires présentaient des niveaux de revenus similaires. Aujourd’hui, les locataires disposent, en moyenne, d’un revenu inférieur de 11 % à la moyenne ; les propriétaires ayant fini de rembourser leur emprunt ont amélioré leur situation financière et jouissent de revenus supérieurs de 7 % à la moyenne ; les accédants à la propriété disposent, quant à eux, de revenus supérieurs de 25 % à la moyenne nationale.

Les propriétaires bénéficient d’un « effet de richesse », surtout dans les phases de hausse des prix

Tout le monde n’est pas perdant dans cette hausse des prix des logements. Le patrimoine des propriétaires a en effet considérablement augmenté. Un ménage qui a acheté un appartement ou une maison il y a 15 ans au prix de 200 000 euros dispose aujourd’hui d’un patrimoine de 500 000 euros. La valeur de ce patrimoine s’est accrue de 1 670 euros chaque mois entre 1996 et 2011. Bien entendu, tant que le logement n’est pas revendu, ces gains financiers ne peuvent pas être consommés : ils représentent une plus-value latente, mais bien réelle.

Les ménages propriétaires sont bien conscients de cet enrichissement : leur situation financière est moins précaire, ils savent qu’ils peuvent mobiliser leur patrimoine en cas de besoin, anticipent la valeur de revente et peuvent être tentés d’indexer leur niveau de vie en partie sur la valeur de leur patrimoine. De fait, les accédants à la propriété, qui doivent pourtant assumer d’importantes charges de logement, sont mieux équipés que les locataires en lave-vaisselle (78 % contre 31 %), en appareil photo numérique (90 % contre 68 %), en internet (90 % contre 66 %), et en voiture (96 % contre 68 %). Certes, les locataires et les propriétaires ne se situent pas au même moment de leur cycle de vie. Mais le sous-équipement des locataires reste réel même lorsqu’on neutralise les effets liés au revenu, à l’âge, à la composition du foyer ou au statut matrimonial.

L’effet de richesse a aussi des effets psychologiques

Être propriétaire de son logement est un facteur de rassurance, être locataire a aujourd’hui tendance à fragiliser. 32 % des locataires peuvent être qualifiés de « très inquiets » : ils sont préoccupés à la fois par les risques de maladie grave, d’accident de la route, d’agression dans la rue, d’accident de centrale nucléaire et même du risque de guerre. Seuls 21 % des accédants à la propriété partagent cette anxiété généralisée. Alors qu’au milieu des années 1980, la proportion de personnes très inquiètes avoisinait en moyenne 28 % indépendamment du statut d’occupation, les écarts n’ont eu de cesse de s’accroître depuis. Et cela, alors même que le profil sociodémographique des propriétaires (en moyenne plus âgés et moins diplômés) aurait pu augmenter leur aversion aux risques.

La pression psychologique sur les locataires trouve un autre écho dans la proportion de personnes souffrant d’insomnies et de nervosité, beaucoup plus forte lorsque le foyer est en prise avec des difficultés financières de logement (respectivement 37 % et 45 %) que dans le reste de la population (30 % et 34 %). L’écart n’était pas si marqué dans les années 1980. Finalement, à mesure que les prix des logements augmentent, le fossé se creuse entre ceux qui ont pu accéder à la propriété et ceux qui se sentent piégés dans le parc locatif. Les premiers voient leur patrimoine augmenter plus vite que leurs revenus, ils bénéficient d’effets de richesse qui rejaillissent à la fois sur leurs conditions de vie matérielles et sur leur confiance dans l’avenir. Les seconds voient leurs charges de logement augmenter plus vite que leurs revenus et la marche pour accéder à la propriété devient trop haute.

Le statut d’occupation du logement est ainsi devenu, en une vingtaine d’années seulement, un marqueur social aussi fort que le niveau de revenu. Sur 46 indicateurs témoignant des conditions de vie et des aspirations de chacun (en matière d’équipement, de vie sociale, de pratiques culturelles, de modes de consommation, de santé, d’opinions, de moral économique, etc.) le fait d’être locataire ou propriétaire reflète des différences d’attitude dans 85 % des cas, alors que les disparités de revenus sont explicatives dans 80 % des cas.

Propriétaires, locataires : une nouvelle ligne de fracture sociale de Mélanie Babès, Régis Bigot et Sandra Hoibian - Crédoc - n° 248 • ISSN 0295-9976 • mars 2012

Sources

 Les résultats présentés ici sont extraits d’un rapport du CRÉDOC, Les dommages collatéraux de la crise du logement sur les conditions de vie de la population, M. Babes, R. Bigot et S. Hoibian - Cahier de recherche du CRÉDOC, n° 281, décembre 2011.

 Enquête « Conditions de vie et Aspirations » du CRÉDOC qui interroge en face-à-face, deux fois par an un échantillon représentatif de la population de 2000 personnes, âgées de 18 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas. Ces quotas (région, taille d’agglomération, âge - sexe, PCS) sont calculés d’après les résultats du dernier recensement de la population. Un redressement est effectué pour assurer la représentativité par rapport à la population nationale.

 Enquête Budget des familles de l’Insee, portant sur l’ensemble des postes de consommation de 10 000 ménages français en 2006.

 Les inégalités face au coût du logement se sont creusées entre 1996 et 2006, Pierrette Briant, France, portrait social, Insee, 2011.

 L’accession, à quel prix ? La baisse des taux alourdit l’effort global des ménages, Jean Bovieux et Bernard Vorms, Habitat actualités, Anil, avril 2007.

Photo / © brunoh - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 5 juin 2012.
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