Analyse

Logement : la spirale des inégalités

Panne de l’ascenseur social, fragilisation des pauvres, générations sacrifiées, dérive des classes moyennes, toutes ces ruptures sont exacerbées par les inégalités de logement. Les conséquences sociales puisqu’elles s’étendent, par le biais de la contrainte budgétaire, au-delà, sur les modes de consommation et la vie sociale. Par Fanny Bugeja-Bloch, maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Ouest Nanterre.

Publié le 22 octobre 2013

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Modes de vie Logement

Panne de l’ascenseur social, fragilisation des pauvres, générations sacrifiées, dérive des classes moyennes, toutes ces ruptures sont exacerbées par les inégalités de logement. L’envolée des prix immobiliers et des loyers depuis les années 1980, mais aussi l’incapacité des politiques publiques à fournir des réponses efficaces à ces problèmes, ont fait que le logement est devenu pour beaucoup une charge financière telle qu’elle contraint les modes de vie et transforme la vie sociale.

Dans la spirale des inégalités de logement, certains suffoquent, les nouveaux précaires – bas-revenus, statuts instables et une grande majorité de la jeunesse ; d’autres respirent, les détenteurs de patrimoine – les premiers nés du baby-boom, ainsi que toutes les familles, et leurs héritiers, qui ont investi au moment opportun.

Les formes d’inégalité d’accès à un logement abordable, qui permettent de définir quels foyers peinent pour payer les charges afférentes à leur logement, dépendent en grande partie de leur statut de locataire ou de propriétaire. Les propriétaires ayant remboursé intégralement leur crédit immobilier (soient 25% des ménages) sont de fait moins contraints par le coût du logement, et son renchérissement, que les locataires. Par conséquent, les causes des inégalités de coût du logement se lisent, en partie, dans des facteurs politiques et institutionnels, contemporains ou hérités, qui favorisent ou non l’accès à la propriété. Parmi eux, les politiques successives de logement, le système de crédit (immobilier ou hypothécaire) et le modèle d’État-providence sont déterminants.

Devenir propriétaire, un statut réservé

Selon les générations, les chances de devenir propriétaires sont inégales. D’un côté, les nouvelles générations de jeunes, évincées de la location sociale, sont plus souvent locataires dans le secteur libre qu’il y a 25 ans (plus de 40 % des 25-35 ans en 2005 comparés à environ 35 % dans les années 1980). De l’autre, celles nées entre 1930 et 1950 atteignent des taux de propriétaires non endettés dépassant les 70 % (contre 50 % au début des années 1980). Le caractère conservateur du modèle français et la logique patrimoniale de certaines politiques de logement sont en partie responsables. Depuis la fin des années 1970, l’essor de l’aide à la personne (aide personnelle au logement et financement de l’accession à la propriété) sur l’aide à la pierre (aide à la construction de logements sociaux) traduit un désengagement de l’État et une politique plus libérale en faveur du développement de l’accession à la propriété pavillonnaire. Puisque les écarts de niveau de vie entre les jeunes et les plus âgés s’élèvent, cette évolution s’accompagne, dans le même temps, d’une paupérisation du secteur locatif privé, qui accueille de plus en plus de ménages modestes, et la propriété non accédante [1] devient le mode d’occupation préféré des franges aisées. Cette ségrégation résulte à la fois du système de crédit français, qui n’offre pas de prêt aux catégories défavorisées ou instables, et des effets inflationnistes de l’aide personnalisée au logement : en répercutant le montant de l’APL sur les loyers, les propriétaires bailleurs se sont enrichis.

Faire face au coût du logement, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne

En France, la spirale des inégalités de logement est enclenchée puisque celui-ci est inabordable pour les nouvelles catégories de précaires. Les jeunes adultes et les plus modestes doivent faire face à une contrainte budgétaire inédite qui résulte, en partie, de leur incapacité à être propriétaire. Alors qu’en 1985, pour un même type de ménage, le coût d’une pièce d’habitation rapporté au budget était quasi identique pour toutes les catégories de revenu, il est devenu aujourd’hui beaucoup plus cher de se loger lorsqu’on est pauvre que lorsqu’on est riche. En proportion des budgets, ce coût a doublé de 1985 à 2005 pour les 10 % des foyers les plus pauvres (de 6 à 13 % pour une pièce et un adulte seul) pendant qu’il est resté stable chez les plus favorisés. Les jeunes doivent aujourd’hui consacrer une part trois fois plus élevée de leur budget que leurs parents (16 % comparés à 5 %) pour disposer d’une pièce d’habitation par personne (contre le double vingt ans plus tôt). Autrement dit, les plus fragiles : jeunes, modestes, statuts précaires, donc le plus souvent les locataires, supportent, seuls, la surchauffe du marché immobilier.

Mais ces inégalités ne sont pas la conséquence immédiate et automatique de l’envolée des prix du logement sur longue période (de 1980 à 2005). En effet, de l’autre côté de la Manche, les inégalités face au coût du logement sont nettement moins criantes, alors que la croissance des prix avait été encore plus vive. La contrainte budgétaire du logement était identique chez tous les ménages britanniques quels que soient leurs niveaux de vie. Pour réguler les inégalités devant le poids du logement, certains mécanismes peuvent donc être efficaces. Au Royaume-Uni, c’est le cas des aides au logement ciblées mais généreuses et de l’étendue encore importante du parc social (20 % en 2005, contre 14 % en France). Une efficacité économique certaine, mais qui en contrepartie a, comme toute politique ciblée, un effet d’étiquetage qui peut être mal vécu.

Les conséquences sociales des inégalités de logement

En France, le renchérissement du logement, couplé aux fortes inégalités devant la contrainte budgétaire, modifie les styles de vie et transforme les manières de consommer selon les classes d’âge. Confrontés à un budget amputé, les loisirs reculent dans les dépenses des jeunes, alors que leurs aînés, avec des taux de propriétaires dépassant les 70 %, s’adonnent, eux, davantage aux loisirs et au confort. De surcroît, les inégalités de logement s’étendent au-delà, sur la sphère de la consommation, puisque la distinction entre consommation des riches et consommation des pauvres s’est encore renforcée. La place plus centrale des loisirs et des dépenses de confort dans le budget des premiers et leur recul dans celui des seconds est illustrative.

Que faire ?

Le logement cristallise aujourd’hui les inégalités sociales et générationnelles en place. Pour enrayer cette spirale inégalitaire, il semble urgent de favoriser l’accès à un logement abordable aux nouvelles franges précaires de la société : les jeunes et les foyers modestes. Puisque les inégalités prennent naissance dans le clivage qui oppose jeunes et/ou pauvres locataires et propriétaires aisés et âgés, il est nécessaire de repenser la location et de la valoriser. Revaloriser la location, c’est notamment mettre en avant la mobilité, géographique et professionnelle, qu’elle favorise. Or, une société mobile est une société dans laquelle le chômage est en mesure de se résorber. Concrètement, pour rendre la location attractive, il est nécessaire que le coût quotidien qu’elle implique pour les locataires soit plus bas que celui supporté par les propriétaires qui, de surcroît, constituent un investissent par l’opération d’achat. L’encadrement des loyers, mesure phare du projet de loi sur l’Accès au Logement et à un Urbanisme Rénové (ALUR), présente de ce point de vue une certaine avancée. Un autre levier aurait pu être la hausse des allocations personnelles au logement. Mais, il est préférable qu’elle ne figure pas dans le projet puisque non seulement elles peuvent engendrer des effets pervers de hausse indue des loyers mais encore, comme toute mesure ciblée sur une population spécifique, elle comporte le risque de la stigmatiser.

Fanny Bugeja-Bloch, maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Ouest Nanterre. Auteure de « Logement, la spirale des inégalités », collection Lien social (le) - puf, 288 pages, septembre 2013.


[1La propriété non accédante est la même chose que la propriété non endettée, c’est-à-dire qu’elle concerne les propriétaires qui ne sont pas ou plus endettés au titre de leur résidence principale.

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Date de première rédaction le 22 octobre 2013.
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