Entretien

« Les familles modestes se sont emparées d’Internet à toute vitesse », entretien avec Dominique Pasquier, sociologue

Les populations modestes et rurales sont souvent décrites comme éloignées de l’Internet. Les usages numériques sont-ils les mêmes en haut et en bas de l’échelle sociale ? Entretien avec Dominique Pasquier, sociologue, extrait de internetactu.net.

Publié le 5 février 2020

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Modes de vie Culture et loisirs Consommation

Existe-t-il un usage populaire de l’Internet ? Quelles sont les caractéristiques « d’un Internet des familles modestes » ?

Il n’y a pas vraiment de caractéristique particulière. Elles en ont un usage comme les autres, avec quelques spécificités, et c’est finalement ce qui est le plus surprenant. Parmi ces spécificités, il y a le refus d’utiliser le mail pour les échanges privés ou l’obligation de transparence des pratiques entre les membres de la famille, qui permet de rendre plus collectifs des outils qui sont au départ conçus pour des usages purement personnels. Les familles modestes ont davantage accès à tout ce qui se dit sur les réseaux sociaux et les téléphones de leurs proches. Quand un enfant ouvre un compte Facebook, ses parents sont automatiquement « amis » avec lui, et c’est la même chose entre conjoints.

Le plus étonnant finalement est combien ces usages sont devenus aisés et rituels pour des gens qui se sont équipés sur le tard. Je m’attendais à trouver plus de difficultés, plus d’abandons… Mais cela n’a pas été le cas. Les familles modestes se sont emparées de l’Internet à toute vitesse. L’outil s’est glissé dans leurs pratiques quotidiennes, d’une manière très pragmatique. Il leur sert à des choses bien précises dans leur vie de tous les jours et dans les relations avec leurs très proches. Les gens ont toujours de bonnes raisons de faire ce qu’ils font de la manière dont ils le font.

Les témoignages que vous rapportez montrent une grande hétérogénéité d’usage. Mais ce qui marque, c’est de voir que pour ces publics, Internet semble avant tout un outil d’accomplissement personnel, une seconde école. Il les aide à mieux se repérer dans l’information, à être plus ouverts, à élargir leur champ de compétences…

Oui, Internet est comme une seconde école. Et ce constat n’est pas sans vertus pour des populations qui ont eu des scolarités très courtes. Internet leur propose des manières d’apprendre qui leur correspondent mieux que le système éducatif, sans hiérarchie ni sanction. On pourrait croire, par exemple, qu’en matière d’information, ils ne recherchent pas des choses importantes, mais si. Ils cherchent à comprendre les termes qu’emploient le professeur de leurs enfants ou le médecin qu’ils consultent. Quelque chose s’est ouvert. L’enjeu n’est pas pour eux de devenir experts à la place des experts, mais de parvenir à mieux argumenter ou à poser des questions. D’être mieux armés. Le travail de la sociologue Annette Lareau [1], qui a observé des réunions parents-professeurs et des consultations médicales dans les milieux populaires, montrait que les parents des milieux populaires se trouvaient dans une position de déférence, imposée par l’interaction avec une figure d’autorité. Ils n’osent pas dire qu’ils ne comprennent pas. Or, cette déférence subie implique nombre de malentendus sur les diagnostics scolaires ou médicaux, entre autres. Les gens que j’ai rencontrés se servent tout le temps de ces outils pour trouver le sens des mots ou pour apprendre. Les aides-soignantes, par exemple, travaillent souvent dans des structures très hiérarchisées. Mais quand elles vont sur des sites de professionnels de la santé, elles s’aperçoivent qu’il y a des échanges possibles avec des infirmières et même parfois des médecins, échanges qui n’existent pas sur leur lieu de travail. Elles peuvent aussi chercher en ligne des termes médicaux qu’elles n’ont pas compris et parler ensuite avec les patients en comprenant mieux leurs symptômes…

Pour autant, Internet n’est pas l’espace des idées nouvelles…

Si Internet permet de s’informer et de se former (via les tutoriels, très consommés pour progresser notamment dans ses passions), le public de mon enquête s’intéresse très peu à l’actualité non locale. Il ne lit pas la presse nationale, l’actualité passe par la presse régionale, la télévision, et Facebook – souvent sous forme de rumeurs. Pour les ruraux, l’information nationale ou internationale semble très loin. Dans ce domaine, la possibilité qu’ouvre l’Internet n’est pas saisie. La consommation télévisuelle reste très forte. L’ouverture passe par la télévision, c’est de là qu’arrive la nouveauté, via la télé-réalité, les émissions de décoration et de cuisine. La « moyennisation » des styles de vie est concrète : elle se voit dans les maisons. La télévision a diffusé un dépouillement du décor mobilier par exemple, comme on le voit dans les émissions de décoration. Dans ses enquêtes sur le monde ouvrier des années 80, le sociologue Olivier Schwartz [2] montrait que les familles de mineurs qui réussissaient s’achetaient des salles à manger en bois rustique. Elles ont disparu !

L’Internet n’est pas sans difficulté pourtant pour les plus modestes. Vous évoquez notamment la difficulté à utiliser certaines ressources dans le cadre professionnel ou dans la relation administrative. Quelles sont ces difficultés et pourquoi persistent-elles selon vous ?

Les services en ligne des administrations de la République ne sont pas adaptés à la population que j’ai rencontrée, ce qui est un énorme problème quand les budgets se jouent à 50 euros près et où le moindre remboursement qui ne vient pas est un drame…. Ce n’est pas à cause d’un refus a priori de la technologie ou de la dématérialisation des démarches : prenons-en pour preuve que ces mêmes individus utilisent quotidiennement les applications bancaires de leurs smartphones et savent très bien se servir d’autres sites comme le Bon Coin ou Facebook… Il y a plusieurs problèmes différents en fait. Bien sûr, un problème d’ergonomie des sites : ils sont trop compliqués, surtout quand on y accède par un smartphone et sans avoir d’imprimante, ce qui est le cas de la plupart des personnes que j’ai rencontrées. Mais c’est aussi un problème de dispositif : toutes les notifications arrivent par mail, or, c’est un outil de communication qui n’est pas du tout employé dans leur vie de tous les jours, sauf pour faire des achats en ligne. Envoyer un texte écrit et attendre une réponse ne correspond pas aux valeurs du face-à-face dans l’échange qui restent très fortes dans les milieux populaires. Le mail, c’est comme une lettre, c’est le monde de l’écrit, et c’est un monde souvent lointain. De fait, les mails de l’administration sont noyés dans les spams qu’envoient les sites d’achat. Et souvent il existe une seule adresse mail pour les deux conjoints, voire pour tous les membres d’une même famille, ce qui accroit considérablement les chances qu’ils ne parviennent pas à leur destinataire dans de bonnes conditions. C’est aussi un moyen de tenir un principe de transparence familiale… et de surveillance.

L’autre grande différence sociale que vous pointez est la participation : l’usage des plus modestes n’est pas très contributif. Pourquoi ?

Il existe effectivement une inégalité à la participation en ligne : ce sont les plus diplômés qui interviennent le plus, surtout sur les sites qui demandent une écriture un peu formelle, comme les forums. J’ai demandé ainsi à une femme qui souhaitait se remarier, et qui me confiait avoir fréquenté beaucoup de forums de femmes divorcées avant de se décider à franchir le pas de la famille recomposée, si elle y avait posé des questions. Elle m’a répondu « oh non ! », comme si c’était impensable. Ce qui l’intéressait, c’était les réponses aux questions qu’elle aurait pu poser. Elle ne se sentait pas autorisée à intervenir elle-même : encore une fois, le problème de « la prise d’écrit » est à l’origine de beaucoup des différences… Et puis, il y a un problème de pudeur à intervenir dans l’espace public : il faut être sûr de soi socialement pour le faire. Une autre femme qui réalisait des tricots en puisant ses idées sur des blogs contributifs n’y montrait jamais ses créations. Elle aurait trouvé cela déplacé et ridicule.

Dans la population que j’ai étudiée, ce qui circule sur Facebook, ce sont essentiellement des liens partagés contenant des citations morales, des images, des dessins, des « panneaux », qui ont été trouvés en ligne. L’enjeu n’est pas tant de discuter du contenu de ces messages que de demander à ses « amis » s’ils sont d’accord avec ce qui est dit dans le message. Un simple « like » fait l’affaire, et ensuite le panneau ou la citation continue à circuler. Ce qui est recherché, c’est un consensus sur certaines valeurs morales, comme l’authenticité, la fidélité, la droiture, le refus de la tyrannie des apparences. Ces partages se font avec des gens qu’on connaît très bien. On ne cherche pas à étendre sa sociabilité.

À Brest, Bénédicte Havard Duclos, qui a travaillé sur des assistantes maternelles [3], plus diplômées que les populations sur lesquelles j’ai travaillé, a montré qu’elles avaient un peu plus d’ouverture dans leurs échanges en ligne : elles osaient échanger avec des gens qu’elles ne connaissaient pas. Les gens que j’ai vus ne sortent pas de leur monde, sauf en ce qui concerne le savoir, mais il y a peu d’ouverture en matière de culture ou de sociabilité.

La frontière entre le monde professionnel et le monde privé est-elle moins étanche chez les plus modestes qu’ailleurs ?

Il y a une forte différence entre ces milieux et ceux des diplômés – cadres, professions libérales ou intellectuelles. Ici, quand on arrête de travailler, c’est terminé, on passe du côté de la vie privée. S’il y a une certaine perméabilité du personnel au professionnel (on peut être joint par sa famille en cas d’urgence au travail), la frontière est complètement hermétique dans l’autre sens : les collègues n’ont pas le numéro de portable et, bien sûr, en rentrant chez soi, on ne travaille plus. Le brouillage des frontières entre vie privée et vie professionnelle, qui a été beaucoup étudié à propos des cadres notamment, n’existe pas. La connexion en continu avec les collègues et la hiérarchie est impensable.

Propos recueillis par Hubert Guillaud.

Extrait de « L’Internet des familles modestes : les usages sont-ils les mêmes du haut au bas de l’échelle sociale ? », Hubert Guillaud, internetactu.net

Dominique Pasquier, sociologue, directrice de recherche au CNRS, est l’auteur de L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Presses des Mines, 2018.

Photo / © Les Bricodeurs - internetactu.net


[1Professeure de sociologie de l’Université de Pennsylvanie.

[2Dans Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Puf, 1990.

[3« L’Internet des assistantes maternelles », Réseaux, 2018/2-3.

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Date de première rédaction le 5 février 2020.
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