Entretien

« La baisse d’activité économique touche les jeunes de plein fouet »

Les jeunes sont les plus exposés aux effets économiques de la crise sanitaire. La situation des plus précaires n’est pas suffisamment prise en compte par les mesures gouvernementales. Entretien avec Anne Brunner, directrice d’études à l’Observatoire des inégalités, extrait du magazine La Vie.

Publié le 27 janvier 2021

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Revenus Âges Pauvreté

Selon le dernier rapport de l’Observatoire des inégalités, les jeunes adultes sont les plus touchés par la pauvreté. Comment expliquer ce phénomène ?

Entre 18 et 29 ans, plus d’un jeune sur dix est aujourd’hui en situation de pauvreté dans notre pays. Certains de ces jeunes vivent encore chez leurs parents, mais ces derniers n’ont pas les moyens de subvenir à tous leurs besoins. D’autres ont pris leur autonomie, mais ne disposent pas des ressources suffisantes pour vivre dignement. Il s’agit essentiellement de jeunes peu diplômés, en recherche d’emploi.

La part des jeunes qui vivent sous le seuil de pauvreté a très fortement crû ces quinze dernières années, passant de 8 % à 13 %. Soit une progression de plus de 50 %. Cette catégorie de population est en effet la plus touchée par l’augmentation du chômage et du travail précaire. Leur période d’insertion (stage, apprentissage, CDD) pour accéder au CDI dure de plus en plus longtemps. La baisse d’activité économique liée à la crise sanitaire les touche de plein fouet.

Ce phénomène qui existait avant la pandémie n’a fait que s’aggraver. Les personnes qui étaient en CDD, en intérim ou entre deux contrats de travail au moment du confinement n’ont pas pu retrouver d’emploi à la fin de leur mission. Les jeunes travailleurs précaires ont été massivement touchés. Avec de lourdes conséquences sur leurs revenus, en l’absence d’une couverture sociale suffisante pour faire face à cette situation : la plupart d’entre eux n’ont pas accès aux indemnités chômage, car ils n’ont pas assez cotisé, et ne sont pas couverts par la protection mise en place pour une grande partie de la population, comme l’activité partielle indemnisée des salariés en CDI.

Les jeunes des milieux populaires sont-ils plus touchés que les autres ?

De fait, la pauvreté frappe d’abord les milieux sociaux les plus défavorisés, les employés ou les ouvriers. La fracture se situe clairement au niveau des diplômes. Tous âges confondus, le taux de pauvreté chez ceux qui n’ont pas de diplôme (juste un brevet des collèges) est trois fois supérieur à celui des bac + 2.

C’est chez les moins diplômés que l’on trouve la plus grosse part de jeunes travailleurs qui commencent par de longues périodes d’alternance CDD-chômage. Parce qu’ils occupent les emplois les plus précaires et les petits boulots non salariés, ces jeunes subissent plus que d’autres le mal-emploi et la précarisation du travail.

Quand la crise est là, les jeunes peu diplômés encaissent le choc en premier. Pour ceux qui ont quitté le système scolaire prématurément, les chances d’accéder rapidement à un CDI et de voir leurs revenus se stabiliser sont beaucoup moins grandes. À cet égard, les BTS et IUT représentent une voie d’émancipation que n’avait pas connue la génération précédente. En revanche, la part des jeunes issus des milieux populaires ayant accès à bac + 3 ou + 5 reste très faible. Même si l’université est gratuite, il existe une sélection sociale importante dans l’accès aux études supérieures. Elle aura ensuite un poids énorme sur les trajectoires sociales et sur l’accès à l’emploi.

Dans votre rapport, en même temps que la pauvreté scolaire, vous évoquez l’« illectronisme ». De quoi s’agit-il ?

Selon l’Insee, 20 % des 15 ans et plus seraient touchés par l’« illectronisme ». Ce terme transpose le concept d’illettrisme dans le domaine de l’informatique. Il désigne la difficulté, voire l’incapacité, que rencontre une personne à utiliser les outils informatiques, soit parce qu’elle n’est pas équipée, soit parce qu’elle manque de connaissances. Cela concerne principalement des personnes âgées.

Pour autant, le fait, pour les jeunes générations, d’être né avec un smartphone dans la main et d’être à l’aise sur les réseaux sociaux ne veut pas dire que tous les jeunes maîtrisent l’outil informatique. Cette compétence n’est pas innée. Elle doit s’acquérir dans la famille ou à l’école. Les jeunes qui sont en difficulté pour utiliser cet outil sont très handicapés pour accomplir des démarches devenues indispensables dans le cadre d’une recherche d’emploi. 70 % des non-diplômés (contre seulement 10 % des diplômés du supérieur) n’ont jamais effectué de démarche administrative sur Internet. Parmi eux, il y a aussi des jeunes.

Quelles autres formes de pauvreté touchent les jeunes adultes ?

Il faut parler du mal-logement. Il existe peu d’études sur cette réalité, mais il s’agit bien d’une forme de pauvreté qu’on ne peut négliger. Le logement est un problème majeur pour les jeunes en situation de précarité. Comment obtenir un bail, quand on n’a pas de CDI ? On sait que les inégalités en matière de logement sont très grandes, et sont conditionnées par plusieurs critères. Le premier d’entre eux : les revenus.

La part du budget des jeunes consacrée au logement est plus importante que dans les autres tranches d’âge de la population. Il y a là une vraie rupture générationnelle. D’autant que la hausse des prix de l’immobilier, donc des loyers, a contribué ces dernières années à enrichir les plus âgés, propriétaires des logements, tout en appauvrissant les plus jeunes, souvent locataires. Il y a là un transfert invisible de revenus, d’une génération à l’autre, qui contribue à aggraver les inégalités.

Autre forme de pauvreté : l’isolement social. Cette « pauvreté » est difficile à mesurer car il n’est pas facile de faire la part des choses entre le fait de vivre seul et le fait de se sentir seul. Beaucoup de jeunes en situation de précarité ont peu de relations ou d’interactions avec leur famille ou leurs voisins. Il faudrait aussi parler de la santé psychique des jeunes adultes, mise à mal par le confinement et par les replis liés à la crise sanitaire.

Dans votre rapport, vous consacrez tout un chapitre aux invisibles, absents des recensements officiels. Cette invisibilité touche-t-elle aussi les jeunes ?

Un invisible, c’est quelqu’un qui manque de ressources financières et qui n’entre pas dans les statistiques. Hors radar, il ne figure pas dans les chiffres officiels de l’Insee. Pour autant, il devrait être ajouté aux cinq millions de pauvres officiellement recensés en France, sous le seuil de pauvreté de 885 euros par mois.

Ce sont par exemple les personnes qui ne sont pas recensées parce qu’elles vivent dans des bidonvilles, des squats, des foyers ou dans la rue. Par ailleurs, il existe très peu de chiffres sur la précarité étudiante parce qu’elle est difficile à analyser : on ne sait jamais très bien quel rôle joue la famille et quelle aide est apportée aux jeunes. De ce fait, les ménages étudiants sont exclus de la plupart des données sur les revenus de l’Insee.

Une enquête réalisée en 2014, dont les résultats commencent seulement à être exploités, montre le niveau de vie extrêmement faible d’une partie des jeunes de 18 à 24 ans, même une fois prise en compte l’aide de leurs parents. Un coin du voile est levé, mais ils ne sont pas inclus dans les statistiques sur la pauvreté.

Enfin, beaucoup de jeunes qui aspirent à plus d’autonomie sont dans l’incapacité économique de quitter le foyer parental. Certains y reviennent même jusqu’à des âges avancés car ils ont subi un revers, soit parce qu’ils ont vécu une séparation, soit parce qu’ils ont perdu leur emploi, mais n’ont pas pu accéder à une indemnité chômage. Selon le niveau de vie de leurs parents, ils ne sont pas forcément comptés dans les personnes pauvres, malgré l’inexistence de revenus individuels.

Selon vous, l’État-providence joue-t-il suffisamment son rôle ?

La détresse des jeunes et des familles n’est pas entendue. On ne peut pas dire que rien n’est fait ni que rien n’a été fait cette année. Des aides ponctuelles d’urgence ont été délivrées. L’augmentation des moyens accordés aux missions locales pour aider les jeunes sans emploi et sans formation était indispensable. Mais ces mesures se révèlent clairement insuffisantes, en particulier en ce qui concerne le soutien au revenu des jeunes.

En 2018, le président de la République affirmait vouloir éradiquer la pauvreté. Les minima sociaux ont ainsi été relevés pour les personnes âgées ou handicapées, ce qui était nécessaire, mais ils sont restés bloqués à 500 euros pour les autres.

Rappelons aussi que les 18-24 ans sont exclus du RSA. Ils n’ont droit à aucun minimum social. Pourquoi maintenir les jeunes précaires dans la misère ? Dans des circonstances où l’emploi vient à manquer, et où l’on sait que les jeunes sont les plus touchés, il faudrait commencer par leur ouvrir le droit au RSA et augmenter son montant pour faire en sorte qu’aucun jeune ne vive en dessous du seuil de pauvreté.

La crise du coronavirus pourrait être l’occasion de prendre des décisions qui peuvent marquer notre histoire sociale. Dans cette perspective, j’estime qu’il faudrait élargir le RSA aux moins de 25 ans sans ressources, et instaurer pour toutes les personnes en grande précarité, à partir de 18 ans, un revenu minimum unique (RMU) accordé sous condition de ressources.

Quel serait le principe de ce revenu minimum et comment pourrait-il être mis en place ?

Selon nos estimations, sept milliards d’euros par an suffiraient pour assurer à l’ensemble des plus modestes d’atteindre le minimum de 900 euros par mois pour vivre. Cela revient à assurer une hausse du niveau de vie d’environ 150 euros mensuels en moyenne aux allocataires du RSA ou de l’allocation de solidarité spécifique, ce qui n’est pas rien. Son principal atout serait de permettre aux 18-24 ans d’obtenir un minimum social qui leur est refusé jusqu’à maintenant, obligeant les plus en difficulté à quémander le soutien de parents ou d’amis, alors que leurs proches sont eux-mêmes souvent très modestes.

Charge aux experts de trouver les modalités d’application de cette mesure qui nécessitera des calculs sur mesure selon la situation de chaque bénéficiaire. Il faut bien comprendre que ce RMU, soumis à conditions de ressources, ne serait pas un revenu en soi, mais alloué en complément variable de revenu aux personnes les plus pauvres pour qu’elles atteignent un revenu total de 900 euros. Personne ne serait ainsi laissé sur le bord de la route et le taux de pauvreté deviendrait théoriquement nul. La pauvreté serait donc « éradiquée ».

Quelles sont vos autres préconisations pour lutter contre la précarité des 18-29 ans ?

Outre les efforts menés dans le domaine de l’emploi ou de l’éducation, en donnant une seconde chance aux jeunes sortis trop tôt du système scolaire, l’État devrait mettre en œuvre une véritable politique du logement, avec une construction massive de logements sociaux.

Depuis des années, la Fondation Abbé Pierre alerte les gouvernements successifs. Mais aucun, jusqu’à présent, n’a réellement pris la mesure du problème. Or, avec l’emploi, le logement est capital pour permettre aux jeunes adultes de s’insérer dans la société et de contribuer à sa prospérité. C’est une question de justice, c’est aussi une question de cohésion sociale.

Propos recueillis par Laurent Grzybowski. Extrait de « En France, plus d’un jeune sur dix est en situation de pauvreté », La Vie, 14 janvier 2021.

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Date de première rédaction le 27 janvier 2021.
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