Point de vue

La France vue d’en haut

Le décalage est immense entre la façon dont vit la majorité des Français et la manière dont ils sont « vus d’en haut » par une grande partie de la presse, des partis politiques et plus largement des cadres supérieurs. Essayons de comprendre les fondements de cet écart. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 27 avril 2021

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Avec 4 000 euros de revenus nets d’impôts par mois, une personne seule est loin d’appartenir aux « classes moyennes » : 95 % de la population vit avec moins que cela. Disposer d’un diplôme supérieur à bac + 2 n’est pas non plus donné à tout le monde : 80 % de la population française n’a pas ce niveau. Le décalage est immense entre la façon dont vit la majorité des Français et la manière dont ils sont « vus d’en haut » par une grande partie de la presse, des partis politiques et, plus largement, des cadres supérieurs. Face à la montée du mécontentement des catégories populaires, les discours fleurissent sur « l’égalité des chances », la lutte contre les discriminations et le racisme, ou sur la diversité. Mais les actes ne suivent pas.

Le mouvement des « gilets jaunes », après bien d’autres, a illustré jusqu’à la caricature cette situation. Il a mis en évidence le fossé qui existe entre les classes populaires et moyennes et les couches favorisées. La hausse de la fiscalité des carburants n’est que la goutte qui a fait déborder un vase déjà bien rempli. Le décalage, l’incompréhension même, ont été palpables, par exemple sur les plateaux de télévision où l’on a vu arriver des personnes qui n’y figuraient jamais.

Constater ce décalage entre les politiques publiques mises en œuvre et les besoins sociaux réels ne suffit pas. Il faut chercher à en déterminer les raisons. L’existence d’une distance toujours plus grande entre les partis politiques et leurs électeurs n’a rien de nouveau : 80 % des Français estiment que les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux, pourcentage qui n’a pas varié depuis dix ans [1]. Ce décalage résulte d’une faible implantation de ces partis parmi les couches populaires et moyennes. Ils fonctionnent désormais surtout comme des clubs intellectuels ancrés dans les grandes villes, recrutant surtout dans les milieux aisés ou diplômés, se réunissant chaque année dans une « université d’été » où l’on repense le monde. Les deux grands partis de gauche des années 1980 (PS et PC) ont été réduits en miettes électorales faute de comprendre ce qui se passait dans notre pays, d’analyser les transformations de fond de la société.

L’implantation politique ne tombe pas du ciel. L’individualisme de nos sociétés n’est pas le seul responsable du déclin du militantisme. Sinon, le monde associatif ne serait pas aussi dynamique, de même que les nouveaux mouvements sociaux. Les programmes des partis [2] correspondent mal aux attentes de la population. La démocratie se trouve enfermée dans un cercle vicieux : le déficit d’implantation nourrit le décalage des discours, lequel l’alimente en retour...

Cette explication, souvent évoquée, est pourtant encore incomplète. Faire un carton sur les partis politiques est une manière d’éviter une analyse qui révélerait des facteurs plus profonds. Les militants de tous bords ont d’ailleurs le mérite de partager une vision collective de l’avenir du pays, contrairement aux forcenés qui s’écharpent sur les réseaux sociaux. Les dirigeants des partis sont loin d’être les seuls à se méprendre. Le décalage de la France vue d’en haut a bien d’autres racines. Elles sont nombreuses.

Intellectuelles, d’abord. Depuis quelques années, de nombreux travaux de recherche sont venus rafraîchir notre connaissance de la société. Mais jusqu’au milieu des années 1990, toute une partie de la sociologie, très relayée médiatiquement, imaginait une vaste société moyenne, où l’individu rationnel s’affranchissait de ses attaches sociales, dans une société individualisée, sans hiérarchie. Il n’était plus besoin de poser la question sociale. Le libéralisme a dominé la scène intellectuelle économique, mais aussi l’analyse de notre société.

Cette analyse a nourri le discours des élites sur la « responsabilisation » des individus. De l’école à l’emploi, cancres et chômeurs seraient les seuls responsables de leur sort, il faudrait les inciter à réussir. Sous-entendu : la collectivité a fait ce qu’elle devait, c’est désormais à chacun de se prendre en charge. Ce sont les restes de ce qu’on l’on a qualifié de « social libéralisme » à la fin des années 1990, qui alimentent aujourd’hui la pensée de la majorité actuelle, avec vingt ans de retard. Vive le « premier de cordée » ! Au jeune en difficulté, on suggère de « traverser la rue ». Au pauvre qui réclame, on fait remarquer que pour lui, « on dépense un pognon de dingue ». Tout ceci n’est qu’une façon habile de théoriser l’impuissance des responsables politiques et économiques à trouver les recettes d’une croissance durable de l’emploi.

Le prisme des médias

Si ce décalage a pris autant d’ampleur, c’est aussi que la France vue d’en haut est celle dans laquelle vivent un grand nombre de journalistes, eux-mêmes diplômés et majoritairement parisiens. Passée à travers le prisme de ce microcosme, la société française n’est qu’un pâle reflet d’elle-même. Les médias fonctionnent au fond comme une caisse de résonance qui amplifie les dernières idées à la mode qui se diffusent de clubs intellectuels en colloques ou par le biais de tribunes dans les journaux. Tout ceci est démultiplié par les réseaux sociaux [3], et surtout par la croyance qu’ont les journalistes que ces réseaux représentent « l’opinion publique » en modèle réduit.

L’argent joue un rôle dans ce processus : les grandes entreprises disposent de moyens colossaux de diffusion de l’information et elles savent jouer les influenceuses. Mais l’utilisation des médias n’est pas l’apanage des puissants. Des groupes beaucoup moins dominants du point de vue financier disposent de relais parce qu’ils savent manier le langage de la communication, se mettent en scène et mobilisent d’autres ressources (réseaux sociaux, experts scientifiques, journalistes, publicités, etc.).

La parole qui occupe le terrain par le biais des grands médias est celle de personnes qui savent s’exprimer et savent comment y être représentées. Une France polarisée occupe le paysage, où ceux que l’on entend ne représentent que ceux qui ont les moyens financiers ou intellectuels de se faire entendre. Les intérêts des entreprises du CAC 40 ou des agrégés de lettres sont beaucoup plus écoutés que ceux de l’artisan maçon, du travailleur immigré, des mères de famille monoparentale ou de l’enseignant en lycée professionnel...

Ce décalage a des causes sociologiques. Faire société perd son sens quand le niveau de vie d’une minorité de grands patrons ou de stars équivaut à plusieurs siècles de smic par an, alors que des millions de personnes n’arrivent même pas à atteindre le minimum salarial. Mais les inégalités n’opposent pas seulement, d’un côté, une élite des revenus et, de l’autre, le reste de la société. Des couches favorisées du point de vue économique mais aussi culturel (le niveau de diplôme) s’isolent du reste de la société. Des catégories au sein desquelles on retrouve des cadres du privé comme du public. Le slogan « tous unis contre les 1 % les plus riches », si souvent mis en avant par la gauche cache, de plus en plus mal les privilèges de classes favorisées dont le niveau de vie est beaucoup moins élevé. Qui sait, par exemple qu’en France 80 % de la population vit avec moins de 2 600 euros mensuels pour une personne seule ? Bourgeoisies économiques et intellectuelles ne supportent pas de se voir qualifier comme telles, surtout quand elles votent à gauche.

Cette situation débouche sur des tensions sociales de plus en plus vives. Pourtant, derrière le brouhaha des discours polarisés, persiste une communauté de valeurs très forte autour de la devise de la République « Liberté, Égalité, Fraternité ». La plus grande part des habitants n’attendent pas de « révolution », de bouleversement radical du système politique, économique et social dans lequel ils vivent. C’est pour cela que la gauche radicale n’arrive pas à rassembler. Pour l’immense majorité par exemple, « l’anticapitalisme » est un concept incompréhensible, comme un grand nombre de formules, parmi lesquelles on peut ranger le revenu « universel » [4].

L’ordre et l’autorité ont le vent en poupe, notamment auprès de populations fragilisées : quoi de plus normal que de revendiquer des protections après quarante années de montée de la précarité au quotidien ? Mais la mise en œuvre d’un ordre sécuritaire qui consiste à matraquer de plus en plus fort les manifestants et à contrôler de manière aveugle les jeunes – surtout noirs et arabes – des cités ne règle rien du tout. Au contraire, cela ne fait qu’attiser les tensions. Ce besoin de sécurité s’applique aussi dans l’emploi, dans les parcours scolaires, face à la santé : c’est d’abord l’insécurité sociale qui frappe les milieux populaires... La revendication de règles du jeu mieux fixées n’empêche pas de vouloir des changements concrets, davantage de respect et d’égalité.

C’est peut-être de la jeunesse populaire fragilisée par le chômage, souvent déclassée, que viendront demain des changements. Ballotée de stages en périodes de chômage ou en petit boulots mal payés, elle est fatiguée d’un monde qui ne lui donne même pas droit à un minimum social. Elle pourrait demain s’emparer des discours individualistes et les retourner à son profit, comme le disent bien certains de ses représentants, qu’elle écoute bien plus que les clubs de pensée parisiens [5]. « J’avance, je ne laisserai personne me freiner. Je vais tout tenter au risque de me tromper. Quand on n’a rien dans les poches. On s’en fout, on s’accroche. Pas le temps de pioncer, j’ai besoin de foncer, j’ai besoin de foncer », chante par exemple Isleym (Accélère, feat. Orelsan, 2019). Une douce musique qui pourrait finir par donner des idées. Pour le meilleur, comme pour le pire, si on continue à ne pas l’écouter.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Il vient de publier Encore plus. Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez aux éditions Plon.

Illustration / © Nasa


[1Selon le « Baromètre de la confiance politique », Sondage Opinion Way pour Sciences po, février 2020.

[2Il est vrai qu’ils sont réduits à une caricature par des journalistes politiques qui ne s’y intéressent pas, préférant les petites phrases et les querelles de personnes.

[3Logiquement, les réseaux charrient aussi la haine vis-à-vis de cette France privilégiée.

[4Voir notre article « Pour en finir avec le revenu universel », Louis Maurin, Observatoire des inégalités, version du 2 juin 2020.

[5Et, bien sûr, que l’Observatoire des inégalités…

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Date de première rédaction le 8 juin 2006.
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