Proposition

Inégalités urbaines : faire émerger la mixité

Pour réduire les inégalités entre les territoires, il faut mieux équilibrer l’offre des services publics. Et s’inspirer de la mixité existante dans certains quartiers. Propositions de Marco Oberti, sociologue, professeur à Sciences Po, directeur de l’Observatoire sociologique du changement. Extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ?

Publié le 17 mai 2018

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Catégories sociales

La question des inégalités urbaines est liée de manière complexe à celle de la ségrégation. Les groupes sociaux, inégalement dotés en ressources économiques, culturelles et sociales (diplômes, revenus, etc.), se répartissent de façon inégale entre les quartiers d’une ville. Les espaces urbains eux-mêmes sont inégalement pourvus en ressources publiques et privées de toutes sortes (écoles, transports, équipements culturels et sportifs, sécurité, espaces verts, commerces, etc.). Il en découle une hiérarchie qui différencie les quartiers d’une ville et de sa banlieue à la fois sur la base du profil socio-économique, voire ethnoracial, des populations qui y résident, mais aussi en fonction de leurs équipements, de leurs infrastructures, et surtout de leur « qualité ».

Ressources urbaines et entre-soi des habitants

Cette relation est complexe, puisque, en se concentrant dans certains espaces, les groupes sociaux les plus favorisés y concentrent également une partie de leurs ressources, ce qui rejaillit sur le quartier lui-même. Il peut dès lors être un cadre de protection et de reproduction sociale. Inversement, la concentration des groupes les plus défavorisés peut conduire à accentuer la précarité, voire la pauvreté de certains quartiers, au point de n’être perçus, par ceux qui n’y vivent pas, qu’à travers ce prisme. Mais le quartier peut aussi offrir un cadre protecteur, propice au développement de solidarités et de réseaux d’entraide.

D’un autre côté, c’est aussi parce que certains espaces sont mieux dotés qu’ils sont attractifs, et donc choisis par les groupes sociaux favorisés. Leur forte présence contribue à maintenir, voire à accentuer, leur entre-soi, et donc à creuser les inégalités urbaines. C’est d’ailleurs un mécanisme qui rend difficile toute tentative de « réhabilitation symbolique » (l’image) des quartiers pauvres, sauf s’ils bénéficient d’autres atouts fonciers susceptibles de permettre une régénération d’ampleur.

Il ne faudrait pas cependant en déduire un lien mécanique entre le profil social d’un quartier et les inégalités urbaines, ce que véhicule implicitement le modèle de la ville duale [1]. Certains quartiers ne sont pas identifiés comme « défavorisés », mais peuvent être sous-dotés en infrastructures urbaines, en équipements et services, comme, par exemple, certaines communes périurbaines ou des quartiers « moyens-mélangés ». De même, les « banlieues rouges » [2] des années 1960 et 1970 étaient caractérisées à la fois par une forte présence des catégories populaires et un haut niveau d’équipements publics dans la plupart des domaines.

Comment, dès lors, tenter de réduire les inégalités urbaines ? Soit en agissant sur la répartition inégale des groupes sociaux dans l’espace urbain, soit en intervenant dans les différents quartiers, et pas uniquement dans les plus défavorisés, pour assurer une répartition équitable des ressources urbaines. Ces deux orientations ne sont pas exclusives, et la plupart des pays mettent simultanément en œuvre, à des degrés divers, des actions dans les deux domaines. Mais, le plus souvent, et en particulier en France, ces deux leviers se sont concentrés pour l’essentiel sur les quartiers les plus défavorisés. C’est une limite fondamentale à une politique ambitieuse de lutte contre les inégalités urbaines.

Plus de mixité résidentielle

En France, la mixité résidentielle est depuis plusieurs décennies un axe central de la politique de la ville, dont un pan important a consisté à la fois à rénover le bâti dans les quartiers les plus défavorisés (et, de plus en plus, à démolir et reconstruire), pour tenter de les rendre attractifs auprès des classes moyennes. Si ces programmes ont contribué à améliorer le cadre résidentiel dans de nombreux cas, leur capacité à attirer les classes moyennes reste très faible. Parallèlement, les moyens qui étaient dégagés dans les autres domaines de lutte contre les inégalités, à commencer par l’éducation, restaient limités. Au total, l’effort n’a pas été suffisant pour y attirer de nouvelles catégories sociales. De plus, les actions visant à la déségrégation des classes supérieures sont beaucoup plus rares, et font souvent l’objet de vives oppositions. La loi Solidarité et renouvellement urbain (votée en décembre 2000), qui vise à imposer une part de logements sociaux dans des communes qui en comptent peu, n’a pas changé la situation de façon significative. D’un côté, une part de la mobilisation vise à freiner, voire à stopper, les programmes de construction de logements sociaux dans des communes très favorisées. Certaines préfèrent payer les pénalités prévues par la loi plutôt que de construire du logement social. D’un autre côté, on s’interroge sur la pertinence de faire vivre des classes populaires dans des quartiers dont les caractéristiques apparaissent peu compatibles avec leurs modes et leurs niveaux de vie.

Mixité sociale ou équité des territoires ?

Ce modèle dominant d’intervention repose sur une vision très polarisée de la ville et des inégalités urbaines. Il reste aussi déséquilibré, puisqu’il n’atteint que très partiellement son objectif de mixité, et ne compense pas les inégalités dans les autres domaines. Ce constat milite donc pour une remise en cause de cet objectif de mixité, difficile à tenir dans les quartiers les plus pauvres et les plus stigmatisés ; et plaide plutôt pour un renforcement très significatif des moyens nécessaires au développement d’une grande qualité de vie et des services publics dans tous les quartiers populaires et « moyens-mélangés ».

Une première priorité consiste à garantir une relative équité entre les communes et les quartiers quant aux grands équipements et services urbains, ce qui passe par une fiscalité locale réellement redistributive. Mais il faut aussi être attentif à des dimensions plus qualitatives, qui ont un coût. S’il est un domaine où cet aspect est déterminant, c’est bien celui de l’éducation. C’est autant sinon plus le « type » d’établissements présents dans une commune ou un quartier que leur nombre qui apparaît décisif. Cela passe par plus de moyens pour assurer un cadre et une offre scolaires équivalant à ceux des quartiers plus favorisés, en tenant compte des spécificités locales. C’est dans ce domaine que la discrimination positive doit être la plus forte et permettre d’attirer et de fidéliser des enseignants, de constituer des classes à effectif restreint, d’attribuer des moyens importants pour des projets pédagogiques innovants, y compris périscolaires, et d’y développer des modes d’accompagnement plus stables et ambitieux. Ces projets, pour être légitimes et efficaces, doivent impliquer les habitants, s’appuyer sur des initiatives et des ressources locales que l’on a parfois tendance à négliger.

L’orientation consistant à relativiser l’objectif de mixité dans les quartiers les plus pauvres et à renforcer les moyens ciblés sur ces territoires comporte un risque inhérent aux situations de forte ségrégation : celui d’une forte stigmatisation et d’un sentiment de discrimination. C’est la raison pour laquelle, même si la mobilité est loin d’être absente dans ces quartiers, des actions la facilitant s’avèrent essentielles pour garantir des parcours de vie diversifiés et échapper au sentiment d’enfermement.

Le cas de figure des grands ensembles, très stigmatisés, s’il nécessite des interventions d’envergure, doit être distingué de deux autres configurations pour lesquelles les politiques de mixité restent fondamentales et prometteuses. Le premier cas est celui de nouveaux quartiers. S’ils sont conçus avec une vraie diversité des statuts d’occupation des logements (logement très social, social, intermédiaire, accession sociale à la propriété, accession non aidée), alors cette diversité est d’emblée un levier efficace et essentiel de production de la mixité.

En valorisant leur emplacement et la qualité de leurs infrastructures, à commencer par les établissements scolaires et les transports, ces espaces résidentiels nouveaux, qui ne souffrent pas de la stigmatisation des espaces populaires précédents, deviennent alors des lieux parfaitement adaptés à de telles politiques de mixité. Dans le cas de friches industrielles ou d’espaces restés longtemps vacants sans vocation résidentielle, l’émergence de quartiers originellement mixtes change radicalement la donne par rapport à la réhabilitation des grands ensembles les plus délabrés et stigmatisés, dont la « réparation » de l’image répulsive s’avère sans doute la plus délicate à traiter.

De la même manière, les espaces dans lesquels la mixité sociale existe depuis longtemps, sans vraiment avoir été ni décrétée, ni organisée, ni planifiée, sont trop peu considérés dans la réflexion sur les politiques visant à réduire les inégalités urbaines. Il ne s’agit pas ici des espaces en voie de gentrification [3], dont on parle tant, mais de quartiers plutôt banals, pour beaucoup situés en proche banlieue, et où la coexistence de catégories sociales variées est une modalité ordinaire de la vie urbaine. Ainsi, plutôt que de dépenser beaucoup d’énergie et de moyens à essayer de convaincre les classes moyennes de revenir dans des quartiers stigmatisés où elles n’iront pas (plus) et où d’ailleurs beaucoup d’entre elles n’ont jamais vécu, ces espaces pourraient donner lieu à des expériences innovantes du point de vue des politiques de mixité, et contribuer à atténuer les fantasmes sur la peur du déclassement liée à la présence des classes populaires et des populations immigrées ou issues de l’immigration.

Marco Oberti
Auteur notamment de La ségrégation urbaine, avec Edmond Préteceille (La Découverte, 2016).

Photo / droits réservés

Ce texte est un extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent, sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.

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[1Une ville duale est une ville caractérisée par une forte ségrégation entre riches et pauvres.

[2Communes de la première couronne dirigées par le parti communiste.

[3Processus de transformation des quartiers populaires par l’arrivée de classes moyennes et supérieures.

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Date de première rédaction le 17 mai 2018.
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