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Entreprises - Agir où se crée la richesse

Avant de redistribuer la richesse, on peut lutter à sa source dans les entreprises. Du droit d’information des salariés à leur participation en passant par la réduction du temps de travail, Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Économiques propose quelques idées dans ce sens. Extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ?.

Publié le 19 avril 2018

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Revenus Emploi Conditions de travail Salaires

On peut bien sûr limiter les inégalités grâce à la fiscalité et à la redistribution. On peut aussi essayer de veiller à ce qu’elles ne se transmettent pas de génération en génération à travers l’éducation. Mais le plus simple ne serait-il pas d’éviter qu’elles ne se forment au point de départ, dans les entreprises, au moment où se crée la richesse ? Il existe à ce niveau de nombreux champs d’action possibles, malheureusement sous-exploités dans un monde où l’idéologie du laisser-faire est redevenue dominante.

Grilles de rémunération

On peut tout d’abord faciliter la transparence de l’information. Afficher sa fiche de paie n’est pas dans la tradition française, mais, à bien des égards, cette fausse pudeur est plutôt problématique, même si évidemment la question n’est pas et ne doit pas devenir une question individuelle. À ce niveau, l’outil des grilles de rémunération est important, et la perte de signification subie depuis 40 ans par les références aux grilles des conventions de branche [1] est très problématique. Le chantier du regroupement des branches est, sur ce plan, prioritaire. Les obligations existantes en matière de transparence sur les rémunérations dans les bilans sociaux que doivent établir chaque année les entreprises de plus de 300 salariés, et celles, pour les sociétés cotées, de présenter dans leurs comptes annuels les rémunérations de leurs dirigeants doivent être complétées et étendues.

Par ailleurs, il existe déjà, même si son existence est régulièrement contestée, un salaire minimum. Il ne serait pas illégitime d’instituer aussi un salaire maximum. Force est de constater l’incapacité des mécanismes de marché, mais aussi de l’autorégulation par les organisations patronales, à éviter les dérives des hautes rémunérations des chefs d’entreprises qui parviennent toujours à manipuler leurs conseils d’administration. Un tel salaire maximum ferait peut-être fuir certains patrons vers d’autres cieux mais il n’y a pas de raison de considérer qu’on ne pourrait pas trouver de dirigeants susceptibles de les remplacer avantageusement à des salaires moins onéreux : Louis Gallois (qui a dirigé notamment EADS, actuel Airbus Group) a toujours été beaucoup moins payé en tant que patron que Jean-Marie Messier (ancien dirigeant de Vivendi) sans que cela ne l’empêche de rendre des services éminents aux entreprises qu’il a dirigées au lieu de les détruire… Un tel salaire maximum n’aurait pas que des avantages en termes de justice sociale, il serait aussi facteur d’efficacité économique : une entreprise est en effet d’abord et avant tout un espace de coopération. Or comment coopérer efficacement et en confiance lorsque vous vous dites (à juste titre) que le patron s’en met plein les poches sur votre dos ? Le capitalisme lui-même fonctionnait bien mieux durant les Trente Glorieuses, lorsqu’un patron gagnait dix fois et non 500 fois plus, comme aujourd’hui, que ses ouvriers.

Une gouvernance plus démocratique

La démocratie peut aussi être un bon moyen de limiter ce genre d’abus. Si on adoptait, en France, le même type de gouvernance d’entreprise qu’en Allemagne, la dérive des hautes rémunérations pourrait sans doute être plus aisément limitée : en Allemagne, dans toutes les entreprises de plus de 2 000 salariés, le conseil de surveillance est composé pour moitié de représentants des salariés et pour moitié de représentants des actionnaires. Les actionnaires n’y perdent pas réellement vis-à-vis de la situation française : du fait de la présence des salariés, ils sont mieux informés de la réalité de la situation de l’entreprise qu’avec les fables que leur racontent les P-DG français en l’absence de tout contrepouvoir. En Allemagne, il n’existe pas non plus de P-DG tout puissant : chaque entreprise est dotée d’un président du conseil de surveillance non exécutif et d’un directeur général opérationnel. Un moyen d’éviter une concentration des pouvoirs favorable à toutes les dérives, notamment, en matière de rémunération des dirigeants. Depuis le temps qu’on nous rebat les oreilles avec le modèle allemand, le copier réellement serait un moyen de limiter l’explosion des inégalités au niveau des entreprises.

Il serait, par ailleurs, possible de faire davantage au niveau de l’entreprise pour limiter les inégalités entre les femmes et les hommes dans nos sociétés. Aujourd’hui, les femmes disposent en moyenne d’un niveau de formation initiale plutôt supérieur aux hommes (dans ce domaine, ce serait même plutôt la question du rééquilibrage au profit des hommes qui se poserait en termes de lutte contre les inégalités, mais c’est une autre affaire). Pourtant, par la suite, les inégalités se creusent de nouveau au profit des hommes au niveau des carrières professionnelles.

Réduire le temps de travail

Cela résulte notamment du fait que les femmes restent en charge de l’essentiel des tâches domestiques, même lorsqu’elles occupent un emploi et font ainsi ce qu’on appelle « une double journée ». Face à cette difficulté, la solution la plus efficace reste la réduction générale du temps de travail : il faut donc aller au-delà des 35 heures même s’il faut sans doute adopter des modalités plus souples qu’une simple nouvelle réduction de l’horaire hebdomadaire. L’enjeu des inégalités entre les femmes et les hommes dans le travail se joue aussi beaucoup au niveau des heures supplémentaires : première conséquence, les hommes acceptant plus aisément d’en faire, cela leur permet de progresser plus vite. Il faut donc lutter contre ce fléau en imposant des heures de fermeture dans les bureaux et en développant non pas un droit à la déconnexion, mais un devoir de déconnexion interdisant aux salariés de consulter et d’envoyer des mails et autres formes d’activité professionnelle au-delà de certaines heures.

Les inégalités se sont beaucoup développées également au niveau des entreprises ces dernières années, parce que les pouvoirs publics ont différencié de plus en plus les contraintes sociales qui s’appliquent aux grandes et aux petites entreprises. Toujours au nom du même argument : ce sont les PME qui créent l’emploi, il ne faut donc pas accabler les patrons de PME avec des contraintes sociales. [...]

Harmoniser les droits des salariés

Ce raisonnement est mortifère sur les plans social et politique : les inégalités entre les salariés des PME et ceux des grands groupes et de la fonction publique constituent l’un des problèmes majeurs de la société française. Elles jouent en particulier un rôle central dans le développement du Front national : les salariés des PME, abandonnés à leur sort par les partis de gouvernement, de droite comme de gauche, et par les organisations syndicales, qui défendent en priorité les salariés des grands groupes et de la fonction publique, se tournent en désespoir de cause vers l’extrême droite. Ce creusement des inégalités entre petites et grandes entreprises est aussi contreproductif sur le plan économique. La France ne manque pas d’entreprises, elle en a au contraire trop et de trop petites. Cette politique, qui creuse les écarts entre PME et grandes entreprises, les empêche justement de grandir : en grossissant, les coûts correspondant aux « contraintes sociales » augmentent fortement et découragent les entreprises. Que ce soit donc sur un plan social ou économique, il y a urgence à inverser la tendance et à rapprocher les droits sociaux des salariés des PME de ceux des salariés des grands groupes. Et cela, évidemment, à travers une harmonisation par le haut. Cela peut passer notamment par la reconnaissance des réseaux d’entreprises franchisées [2], qui ne disposent aujourd’hui d’aucune reconnaissance en droit social, et sont simplement considérées comme des petites entreprises totalement indépendantes les unes des autres, privant ainsi leurs salariés de tout droit collectif.

Enfin, le retour en force du travail indépendant, via le statut d’auto-entrepreneur, ou les plateformes Internet de type Uber créent une nouvelle source d’inégalités en facilitant le développement d’un secteur de « travailleurs pauvres » : 7 % des salariés sont en effet des travailleurs pauvres vivant dans des foyers qui gagnent moins de 60 % du revenu médian, ce qui est le cas de 16 % des travailleurs indépendants, soit 2,3 fois plus. La lutte contre les abus en matière de fausse sous-traitance et celle pour unifier les droits sociaux entre salariés et indépendants constituent donc elles aussi un enjeu central en matière de lutte contre les inégalités qui naissent dans le monde du travail.

Guillaume Duval, auteur notamment de La France ne sera plus jamais une grande puissance ? Tant mieux ! (La découverte, 2015).

Photo / CC BY-SA François Daburon / Fondapol

Ce texte est un extrait de l’ouvrage Que faire contre les inégalités ? 30 experts s’engagent, sous la direction de Louis Maurin et Nina Schmidt, édition de l’Observatoire des inégalités, juin 2016, 120 p., 7,50 €.

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[1Conventions de branche : accords conclus entre les représentants des salariés et les employeurs d’entreprises appartenant au même secteur d’activité, qui portent sur les conditions de travail et d’emploi ainsi que sur les garanties sociales des salariés.

[2La franchise permet à une marque de développer un réseau de distribution en faisant appel à des entreprises juridiquement indépendantes. En pratique, celles-ci sont fortement liées par un contrat qui fixe tous les aspects opérationnels de la gestion du magasin. Pour autant, leurs salariés ne sont pas considérés en droit du travail, comme salariés d’un groupe mais d’une PME, NDLR

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Date de première rédaction le 19 avril 2018.
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