Point de vue

Une vague de mépris social

Les milieux favorisés, de droite comme de gauche, tentent de détourner l’attention sur les inégalités sociales pour maintenir leurs privilèges. Ce mépris social soulève contre lui une vague de populisme qui menace notre démocratie. L’opinion de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 4 juin 2019

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La France qui subit les inégalités est d’abord celle des flexibles au travail. Celle des huit millions de salariés à l’horizon de vie grignoté par la précarité ou le chômage. Des non-salariés qui vivent au gré de petits contrats. De ceux qui usent leur corps au travail à la chaîne, en oeuvrant dans la poussière ou en portant des charges lourdes. Cette France de l’insécurité sociale [1] a un visage : celui des employés et des ouvriers peu ou non qualifiés, des « uberisés », des indépendants (du bas de l’échelle). Pour une grande part, cette France a animé les manifestations des « gilets jaunes ».

Cette France flexible est aussi une France des services, voire des serviteurs. Pour vivre pleinement la société de consommation, les classes favorisées ont besoin de petites mains qui travaillent à contretemps du temps de la vie en société : la nuit, le dimanche, pendant les jours fériés… Pour garantir des tarifs attractifs, cette main d’œuvre doit être mal rémunérée et parfois subventionnée par des baisses d’impôts destinées aux employeurs, comme c’est le cas pour les emplois domestiques [2]. Malléable, elle doit laisser au vestiaire son autonomie et s’adapter aux ordres de la hiérarchie ou du client.

La France n’est pas le pays le moins bien classé en termes d’inégalités. On dépense un « pognon de dingue » pour maintenir un modèle social qui, dans la plupart des domaines, fonctionne mieux qu’ailleurs. C’est une bonne chose : cela évite par exemple à des milliers de familles de dormir à la rue. Mais pourquoi s’obstiner à ignorer que les tensions actuelles sont liées à la domination d’une partie de la société sur une autre ? Ce qui heurte les classes populaires et moyennes, ce n’est pas tant le niveau des inégalités que l’écart entre les discours et les actes. Le sentiment de devoir faire un effort financier quand les plus riches bénéficient de baisses d’impôts. De devoir se soumettre quand on devrait avoir voix au chapitre. La violence des paroles du président de la République à l’égard des derniers de cordée ne peut qu’attiser les rancœurs.

Pour maintenir leur domination, les bourgeoisies – osons le gros mot – économique et culturelle multiplient les efforts. À droite (surtout) de l’échiquier politique, on cible les « assistés » qui vivent aux crochets de la société, et les immigrés [3] qui « menacent l’identité française » et « prennent le travail » des natifs. Comme si 7 % d’étrangers – dont 40 % d’Européens – pouvaient menacer l’identité et l’emploi des 93 % restants… Comme si les assistés n’étaient pas d’abord ceux qui profitent de manière insolente de niches fiscales, qui vivent d’abondantes retraites ou de rentes. Pour un RSA directement dépensé dans le circuit économique, combien de milliards de baisses d’impôts en faveur des plus riches ont alimenté les placements financiers à l’étranger ?

À gauche (surtout), on montre du doigt les « super-riches ». C’est vrai, la France soigne les plus aisés : après la Suisse, notre pays est, en Europe, celui où les riches sont les plus riches. Il faut le dénoncer. Et bien sûr, cibler l’ultra- richesse n’est pas équivalent à se faire la peau des plus pauvres et des immigrés. Pour autant, le « tous unis contre les super- riches » permet aux catégories aisées de se donner bonne conscience et de se défausser de l’effort de solidarité sur le 1 % du haut de la hiérarchie. La façon dont les couches aisées se travestissent en classes moyennes dites « supérieures » est au cœur de ce tour de passe-passe.

Même chose en matière d’éducation. La France prend soin de l’élite scolaire : elle dépense sans compter pour ses grandes écoles, peuplées de jeunes bien nés. Comme en matière de revenus, les privilèges de la bourgeoisie culturelle vont bien au-delà des écoles de l’excellence. Du primaire au lycée, l’« élitisme républicain » de notre système éducatif est un élitisme social déguisé. Les programmes, la place des savoirs théoriques, l’évaluation- sanction répétée, sont taillés sur mesure pour les enfants qui maîtrisent les règles du jeu. Qu’elle soit de gauche ou de droite, la bourgeoisie culturelle défend bec et ongles la conservation de l’école en agitant le chiffon rouge du « nivellement par le bas ».

L’autre manœuvre de diversion des privilégiés consiste à déplacer le débat hors du terrain social vers les inégalités de genre, d’âge, de couleur de peau, de territoire. Leur redécouverte est salutaire. Étaler le machisme sur la place publique permet aux femmes de relever la tête. S’attaquer au racisme fait hésiter les bailleurs à continuer à trier leurs locataires en fonction de leur couleur de peau, par exemple. Combien – parmi ceux qui, il y a encore quelques années, méprisaient les féministes et niaient l’ampleur des discriminations – ont retourné leur veste ? Ne soyons pas naïfs. L’emballement pour ces « nouvelles inégalités » permet d’oublier un peu vite la fracture sociale. Bon nombre de ceux qui défendent la parité se moquent de la précarité des femmes de milieux populaires. Nombre de dirigeants chantent les louanges de la « diversité » dans l’entreprise, tout en maintenant des inégalités vertigineuses de salaires. Le jeunisme des discours à l’œuvre masque des décennies d’absence de régulation des loyers qui ont réduit les niveaux de vie des générations récentes. L’un des enjeux du travail de l’Observatoire des inégalités est de penser et de mettre au jour un système global d’inégalités qui se cumulent entre elles.

Il reste trois ans pour éviter que la France ne bascule aux mains d’un pouvoir autoritaire. Les bourgeoisies économique et culturelle, au-delà des discours, semblent s’en laver les mains. Elles savent que leurs privilèges ne seront pas remis en cause. Ces classes sont davantage préoccupées par l’école de leurs enfants, manger bio et programmer leurs prochaines vacances. Les manifestations des « gilets jaunes » ont mis en évidence le fossé entre la France qui gagne et la France populaire et moyenne qu’elle méprise, qui « fume des clopes et roule au diesel », selon les termes de l’ancien porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux. La « France moche », comme on dit à gauche, qui fait ses courses dans les hypermarchés et regarde la télévision. La vague de populisme qui submerge le monde occidental est soulevée par ce vent de mépris. Notre rapport donne des armes à tous ceux qui veulent tenter de s’opposer à une remise en cause possible de la démocratie.

Louis Maurin
Édito extrait du Rapport sur les inégalités en France, édition 2019.

Photo / © JL Despa


[1L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Robert Castel, éd. La République des idées-Seuil, 2003.

[2Le retour des domestiques, Clément Carbonnier et Nathalie Morel, La République des idées-Seuil, 2018.

[3Une partie de la gauche s’en fait de plus en plus une spécialité.

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Date de première rédaction le 4 juin 2019.
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