Analyse

Une jeunesse déclassée

L’emploi qualifié continue de se développer, mais le déclassement des générations qui arrivent sur le marché de l’emploi n’est pas un fantasme. Une analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, extraite du hors série « Générations », du magazine Alternatives Economiques.

Publié le 17 décembre 2010

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Catégories sociales Âges

Les jeunes générations sont-elles « déclassées » ? Vont-elles connaître un destin social moins favorable que leurs aînées ? La récession a relancé le débat. La réponse dépend des instruments de mesure utilisés. Sur la durée, nos sociétés continuent de s’enrichir, ce qui profite aux générations qui se succèdent. En outre, les mobilités sociales ascendantes [1] demeurent, pour le moment, plus nombreuses que les mobilités descendantes. Mais les jeunes générations n’ont pas rêvé : le déclassement est loin d’être un fantasme. Les mobilités descendantes s’accroissent, les mêmes diplômes ne permettent plus d’accéder aux mêmes emplois et les conditions d’emploi se sont nettement dégradées. Les jeunes subissent bien plus lourdement que les générations précédentes les conséquences de la crise.

L’ascenseur social fonctionne toujours…

La première façon d’appréhender le phénomène consiste à observer l’évolution globale de la structure des emplois. La part des métiers du milieu et du haut de l’échelle sociale continue d’augmenter. Le nombre d’emplois de cadres supérieurs est passé de 1,7 million à 4,2 millions entre 1982 et 2008, selon l’Insee, soit une hausse de 135 %. De la même façon - mais avec une ampleur moindre -, le cœur des classes moyennes (les « professions intermédiaires ») a progressé de 4,6 à 6,2 millions (+ 34 %). Ces deux groupes représentaient 28 % de l’ensemble des emplois en 1982, contre 40 % aujourd’hui. La structure globale des emplois continue donc à être tirée vers le haut, du fait notamment de l’essor des services.

Ce mouvement n’est pourtant pas univoque. Si, au bas de l’échelle, l’emploi ouvrier s’est très nettement réduit, de 6,8 à 5,8 millions, le nombre d’employés [2] a progressé quasiment autant en nombre que celui des cadres, de 5,6 à 7,6 millions, devenant la catégorie socioprofessionnelle la plus importante avec 29 % des emplois. Au total, l’ensemble ouvriers-employés continue de représenter un peu plus de la moitié des actifs occupés.

Les jeunes générations ont tiré parti de ce phénomène. Pour le mesurer, il faut s’intéresser au processus de mobilité sociale, c’est-à-dire comparer la situation des individus à un moment de leur carrière à celle de leur père au même âge. De ce point de vue, la mobilité totale demeure très conséquente. En 2003, les deux tiers des 40-59 ans n’appartenaient pas au même groupe social que leur père. Une partie des générations issues de catégories les moins favorisées a grimpé dans l’échelle sociale : 23 % des cadres de 2003 ont un père ouvrier, 11 % un père employé et 8 % un père agriculteur. Comme l’a noté Eric Maurin (voir « pour en savoir plus »), parmi les actifs occupés issus du monde ouvrier, sortis de l’école depuis moins de cinq ans en 2008, 30 % étaient cadres, contre 13 % en 1982. L’ascenseur social n’est pas arrêté contrairement à ce qui est parfois dit.

… mais plus lentement

Bon nombre de jeunes adultes, qui se battent pour prendre pied dans l’emploi, doivent se frotter les yeux à la lecture de telles données. Plusieurs éléments expliquent ce décalage entre leur perception et ce que racontent ces chiffres. D’abord, les données précédentes mesurent une mobilité « totale », où l’évolution de la structure des emplois joue un rôle important. Quand le nombre d’agriculteurs diminue, mécaniquement moins de fils d’agriculteurs occupent le métier de leur père. Et inversement avec les cadres. Pour mesurer précisément l’évolution des « chances » d’accès à telle ou telle profession, les statisticiens calculent une mobilité « nette ». Cet indicateur, parfois qualifié de « fluidité sociale », est mesuré en déduisant l’impact des transformations de la structure des emplois. On mesure par exemple la probabilité qu’un fils d’ouvrier devienne cadre en déduisant l’effet de la progression du nombre de cadres. Cette mobilité nette évolue très peu : elle est passée de 37 % à 43 % de l’ensemble des emplois entre 1977 et 1993, puis redescendue à 40 % en 2003. Les fils de cadres ont aujourd’hui huit chances sur dix d’occuper une position sociale supérieure à celle des enfants d’ouvriers, probabilité supérieure à celle de 1993, note l’Insee [3].

Par ailleurs, la mobilité sociale totale rassemble des flux de montée et de descente dans l’échelle sociale. Certes, les montées demeurent plus fréquentes que les descentes. Mais, comme l’a montré Camille Peugny (voir « Pour en savoir plus »), le rapport entre les deux se réduit sérieusement : les montées étaient 2,2 fois plus nombreuses que les descentes pour les 35-39 ans nés entre 1944 et 1948 ; elles ne sont plus que 1,4 fois plus nombreuses pour les générations nées entre 1964 et 1968. Autrement dit, l’ascenseur continue de monter, mais de plus en plus lentement.

Entre ces deux groupes, la part des trajectoires descendantes est passée de 25 % à 35 %. Et cela ne permet pas de juger de ce qui se passe précisément aujourd’hui, car les dernières données disponibles datent de 2003 et portent sur les hommes âgés d’au moins 35 ans. A cet âge, les dés sont globalement jetés et l’espoir de monter dans la hiérarchie sociale devient mince, surtout en France où la formation professionnelle est peu développée. Mais on ne sait rien du sort des générations nées à partir des années 1970 : en 2003, elles n’avaient encore que 33 ans… Or, ce sont elles qui ont subi le plus la montée du chômage de masse. Pour elles, l’ascenseur n’est-il pas réellement bloqué ?

Le déclassement en cours de carrière
La mobilité sociale en cours de carrière s’accroît. Entre 1998 et 2003, 17 % des femmes et 21 % des hommes de 30 à 54 ans ont changé de groupe social, contre 11 % et 14 % entre 1980 et 1985 [4]. Certes, la mobilité ascendante a fortement augmenté, passant de 9,7 % à 13,2 % chez les hommes et de 6,6 % à 9,7 % chez les femmes. En partie parce que les emplois de cadres supérieurs se développent. Mais, aussi, comme le note l’Insee, pour une raison moins positive : « Cette forte hausse est sans doute le signe, pour les jeunes, de recrutements effectués de plus en plus souvent en dessous du niveau de compétence, ces déclassements étant compensés ensuite par des promotions vers des métiers plus en accord avec la formation initiale. »

Au bout du compte, les trajectoires ascendantes seraient moins marquées, mais, en même temps, ce phénomène tempère l’ampleur du déclassement à l’embauche. L’Insee note que la filière administrative de promotion chez les femmes, d’employée à profession intermédiaire, et la filière technique chez les hommes, d’ouvrier non qualifié à qualifié et d’ouvrier qualifié à technicien ou contremaître, continuent à fonctionner.

Durant la même période, la proportion de trajectoires descendantes a plus que doublé, de 3,2 % à 7,4 % chez les hommes et de 3,1 % à 7,1 % chez les femmes, soit un total de quelques 800 000 personnes concernées. Le déclassement en cours de carrière reste très minoritaire, mais il est loin de n’être qu’un « ressenti ». Pour beaucoup, cette dégradation fait suite à une période de chômage, qui implique par la suite d’accepter un poste de niveau inférieur pour revenir dans l’emploi.

Plus diplômés, mais moins bien lotis ou au chômage

De fait, le monde du travail a bien changé entre les générations des années 1940 et 1950, qui ont commencé à travailler au beau milieu des Trente Glorieuses, et les suivantes. En 1975, le taux de chômage des 15-24 ans était de 5 % ; trente-cinq ans plus tard, il approche les 25 %. En outre, pour cette même classe d’âge, le taux de précarité [5] est passé de 18 % à 51 % entre 1982 et 2008. Ceci sans compter le développement du temps partiel subi, des stages et autres formations plus ou moins sérieuses. Bref, si l’on considère le statut d’emploi, le déclassement est loin d’être un fantasme. Pour une part d’ailleurs, on compare des groupes sociaux qui n’ont de commun que le nom : le statut de cadre supérieur a aujourd’hui peu de chose à voir avec celui qu’il avait dans les années 1950. Les conditions de travail des ouvriers se sont améliorées, si l’on se place sur le temps long, mais en haut de la pyramide, la condition des cadres s’est dégradée. Le groupe a intégré des emplois où l’appellation d’« encadrant » se réfère à un niveau de diplôme (la licence), mais qui ne s’accompagnent que de responsabilités - et de salaires - limités.

Un autre élément explique le décalage entre les statistiques sur la mobilité sociale totale et la perception qu’en ont les jeunes générations : l’élévation considérable du niveau de qualification. Entre 1982 et 2008, la part des 15-25 ans ayant au moins le niveau du bac ou du brevet professionnel est passée de 25,1 % à 54,7 %. En 1975, 170 000 jeunes sortaient du système scolaire sans aucune qualification [6], c’est-à-dire au maximum avec le niveau de la troisième. Trente-cinq ans plus tard, ils ne sont plus que 42 000. Même si l’investissement scolaire tend à se réduire depuis le milieu des années 1990, il a été massif en France, notamment dans les années 1980. Or, parce qu’elles sont bien plus diplômées que leurs devancières, les jeunes générations arrivent sur le marché du travail avec des attentes plus élevées.

Mais la crise a raréfié le nombre d’emplois disponibles et a durci la concurrence. Dans toutes les couches sociales, obtenir un bon diplôme est devenu une préoccupation majeure, comme le montre l’exemple des familles ouvrières [7]. Un jeune peut avoir fait des études plus longues que ses parents, mais se retrouver en situation délicate au moment d’entrer sur le marché du travail. Comptant sur un volant important de main-d’œuvre en recherche d’emploi, les entreprises ont en effet élevé leurs exigences en matière de qualifications bien au-delà du nécessaire.

Dans un pays où l’on sacralise le titre scolaire au point qu’il suit le salarié tout au long de sa vie professionnelle, ce phénomène est particulièrement aigu. Comme l’indique Eric Maurin, parmi les jeunes sortis de l’école depuis moins de cinq ans en 2008, 47 % des non-diplômés étaient au chômage, contre 7 % des diplômés du supérieur. Le niveau des diplômes n’a pas baissé et ceux-ci demeurent un atout essentiel contre le chômage. Mais le niveau d’emploi auquel certains diplômes permettent d’accéder a diminué. Le bac général n’offre plus les mêmes débouchés que du temps où seule une minorité y avait accès. Le bac pro a parfois remplacé le CAP pour les emplois d’ouvriers et le BTS pour certains postes d’employés des services [8].

Ce déclassement professionnel par rapport au diplôme (entendu comme le fait de posséder un niveau de formation supérieur à celui requis en théorie pour l’emploi occupé) est loin d’être un fantasme. Les études du Centre d’études des revenus et des qualifications (Céreq) sur les générations entrant sur le marché du travail le montrent. Selon le type de critère utilisé, il concernerait entre 21 % et 28 % des jeunes ayant terminé leurs études en 1998 et en emploi en 2001 [9]. Avec des taux qui vont de 15 % pour les diplômés d’une grande école ou d’un troisième cycle universitaire, à 49 % pour les titulaires d’un bac général seul. Et encore, ces données sous-estiment le phénomène, du fait de la vive croissance qui existait à l’époque.

Peut-on mettre fin au déclassement ? Modifier le cours des choses prendra du temps. Au fil des générations, on peut imaginer que les aspirations finissent par s’ajuster à un marché du travail dégradé. D’ailleurs, des enquêtes du Céreq sur les années 1990 avaient déjà montré une baisse du sentiment subjectif de déclassement chez les jeunes [10]. De façon plus positive, un redémarrage durable de l’activité économique et des créations d’emplois importantes modifieraient la donne à long terme (mais sans doute davantage pour les nouveaux embauchés que pour ceux qui occupent déjà des emplois déclassés).

Au-delà, c’est la logique de classement elle-même qui pose problème : la hiérarchie des places [11] est d’autant plus pesante en France qu’il existe peu de possibilité de rattrapage, notamment en termes de formation professionnelle. Réduire ces hiérarchies, de l’école à l’entreprise, permettrait à la fois de faciliter la mobilité (les échelons moins nombreux se gravissent plus facilement) et de limiter l’ampleur des déclassements.

Louis Maurin

Cet article est extrait d’Alternatives Economiques Hors-série n° 085, avril 2010

En savoir plus

 Le déclassement, par Camille Peugny, coll. Mondes vécus, éd. Grasset, 2009.

 La peur du déclassement, par Eric Maurin, coéd. La République des idées/du Seuil, 2009.

© Dmitry Nikolaev - Fotolia


[1Le fait de s’élever dans l’échelle sociale

[2Catégorie de niveau de vie et de diplôme très similaire aux ouvriers

[3Voir « En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué », par Stéphanie Dupays, Données sociales 2006, Insee, 2006.

[4Voir « Changer de groupe social », Insee première n° 1112, décembre 2006.

[5Taux de précarité : nombre de contrats à durée déterminée, intérim et apprentissage rapporté à l’emploi total.

[6Ce nombre est souvent grossi par confusion avec le nombre de jeunes sans diplôme, dont certains sont allés jusqu’à la fin de la terminale.

[7Voir « Les familles ouvrières face au devenir de leurs enfants », par Tristan Poullaouec, Economie et statistique n° 371, 2004

[8Voir « Les diplômes ne valent plus rien », dans « 30 idées reçues sur l’emploi et les métiers », Alternatives Economiques poche n° 42, janvier 2010.

[9Voir « Le déclassement des jeunes sur le marché du travail », Données sociales, Insee, 2006.

[10Voir « Le déclassement des jeunes diplômés, mythe et réalité », dans « L’état de l’emploi », Alternatives Economiques Pratique n° 32, janvier 2008.

[11Voir Les places et les chances, par François Dubet, coéd. La Républiques des idées/du Seuil, 2010.

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Date de première rédaction le 17 décembre 2010.
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