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Taxons davantage les grosses successions pour éviter une société de rentiers

L’impôt sur les successions est inefficace et injuste. Pour réduire les inégalités, il faut mettre en place un abattement unique de 300 000 euros par héritier et élever les taux sur les transmissions les plus élevées. Les propositions de l’économiste Nicolas Frémeaux.

Publié le 11 septembre 2025

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Revenus Patrimoine Riches

L’héritage est de retour, et les conséquences pour la société française sont nombreuses. Au niveau macroéconomique tout d’abord, les flux successoraux [1] sont massifs. Chaque année, entre 350 et 400 milliards d’euros sont transmis sous forme d’héritages ou de donations. La Fondation Jean-Jaurès estime même que d’ici à 2040 plus de 9 000 milliards d’euros seront transmis [2]. Une manière plus parlante de se représenter le phénomène consiste à découper le patrimoine détenu par les Français entre ce qui a été épargné et ce qui a été hérité. Aujourd’hui, la part issue de l’héritage est largement supérieure à la part épargnée par les ménages puisqu’elle représente près des deux tiers de leur patrimoine contre un tiers pour l’épargne. C’était l’inverse dans les années 1970.

L’héritage n’est pas mauvais en soi, mais le premier problème vient du fait qu’il est réparti très inégalement, bien plus que les revenus. La moitié des Français n’hérite de rien, ou presque, quand, dans le même temps, 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Parmi les générations nées dans les années 1970, la figure du rentier fait même son grand retour. La part de rentiers [3] devrait être de 10 %, et dépassera donc les niveaux observés au XIXe siècle. Ainsi, au-delà de son effet sur le niveau des inégalités, le retour de l’héritage modifie surtout la nature de celles-ci puisqu’il fige la société et réduit le rôle joué par le mérite.

Le second problème vient de ses conséquences économiques. On pourrait penser que l’effet du retour de l’héritage sur les inégalités pourrait être compensé par des retombées positives en termes d’efficacité économique. Si cette question est complexe à trancher, les travaux empiriques existants tendent à démontrer que ces retombées sont au mieux surestimées, au pire inexistantes. Il en est de même pour les effets négatifs attendus de l’impôt sur les successions, que ce soit sur l’épargne ou l’exil fiscal par exemple [4].

Ce retour de l’héritage, qui n’est pas propre à la France, se fait dans un contexte paradoxal. Malgré les montants en jeu, et alors que les questions du mérite et du rapport à la propriété pourraient être centrales dans le débat public, ces dernières sont absentes. Plus grave, l’impôt sur les successions, outil central pour juguler ce retour de l’héritage, est en voie de disparition. Depuis les années 1970, dans de nombreux pays, cet impôt a été soit supprimé (Nouvelle-Zélande, Italie, Suède, etc.), soit significativement allégé (États-Unis, Royaume-Uni, etc.).

Un impôt défaillant

Le recul de la fiscalité du patrimoine est à l’œuvre en France déjà depuis plus de 20 ans. Si cette affirmation parait surprenante à première vue, c’est parce que ces allègements fiscaux ont été certes moins radicaux que dans certains pays, mais surtout car la méthode a été différente. Plutôt que de modifier les principaux paramètres de l’impôt, comme les barèmes et les taux, c’est par la multiplication des niches fiscales que la progressivité de l’impôt a été réduite.

Pour quel résultat ? L’impôt successoral est aujourd’hui loin d’être aussi progressif que le laisse supposer le barème actuel. Le poids de l’héritage dans le patrimoine total a augmenté à la même vitesse en France qu’aux États-Unis, où ce même impôt a quasiment été supprimé [5]. Surtout, le taux réel d’imposition n’a rien à voir avec le taux théorique. Les successions restent bien imposées de manière progressive en France, mais les dispositifs fiscaux allègent considérablement la facture fiscale en haut de la distribution. Selon le Conseil d’analyse économique, le taux d’imposition effectif est proche de zéro pour 90 % des successions, puis il devient positif pour le décile supérieur [6]. Cependant, au lieu du taux théorique de 45 % souvent mis en avant [7], le taux effectif culmine à 10 % pour le 0,1 % des successions les plus élevées, qui correspondent à un patrimoine net hérité de plus de 13 millions d’euros. À titre de comparaison, la contribution sociale généralisée (CSG), qui s’applique dès le premier euro de salaire perçu, s’élève à 9,2 %.

Une autre particularité de l’impôt successoral français concerne son architecture. Depuis la Révolution, il est calculé sur la part transmise, c’est-à-dire que les transmissions sont traitées indépendamment les unes des autres. Plus simplement, ce qui a été transmis au décès du premier parent n’est pas pris en compte au décès du second. De la même manière, ce qui a été reçu par un autre membre de la famille (un frère ou une sœur, par exemple) n’entre pas dans le calcul de l’impôt au moment d’une transmission entre parents et enfants. Ainsi, un héritage divisé entre plusieurs transmissions sera moins imposé qu’un héritage reçu en une seule fois.

De plus, l’imposition dépend du lien de parenté. Les conjoints sont exonérés de tout impôt successoral (s’ils sont mariés ou pacsés), et chaque enfant bénéficie d’un abattement de 100 000 euros sur chaque part transmise. Les taux appliqués au-delà de ces 100 000 euros augmentent avec la part transmise et atteignent 45 % uniquement au-delà de 1,8 million d’euros. Pour les autres liens de parenté, les abattements peuvent descendre jusqu’à 1 500 euros et les taux, atteindre 60 %.

Au final si, en théorie, l’impôt successoral semble juste car son taux augmente avec la valeur de ce qui est transmis, il rate sa cible. En réalité, les recettes fiscales qu’il dégage proviennent principalement de deux catégories de ménages : ceux qui ont mal préparé leur succession (pour lesquels la transmission du patrimoine se fait en une seule fois sans bénéficier des niches existantes) et les personnes qui décèdent sans héritiers en ligne directe. Ces dernières représentent seulement 10 % des montants transmis mais 50 % des recettes fiscales, car les abattements dont elles peuvent bénéficier sont plus faibles, et les taux plus élevés.

La nécessité d’une réforme structurelle

Une réforme qui ne ferait évoluer que quelques paramètres du système a peu de chances de résoudre les principales failles de l’impôt actuel. Il faut d’abord assurer une réelle progressivité en revenant sur un certain nombre de niches fiscales. Cela concerne les assurances-vie mais aussi des mécanismes moins connus et rarement évalués, comme le démembrement de propriété [8] et le pacte Dutreil [9] qui favorise la transmission d’entreprises et qui, sans être supprimé, pourrait par exemple être plafonné. Préalablement à toute réforme, il faudrait au minimum évaluer systématiquement les coûts et les gains des principales niches existantes. Cette étape, qui relève du bon sens et qui est essentielle pour nourrir le débat public, est quasi impossible aujourd’hui, en grande partie en raison du manque de données détaillées disponibles pour les chercheurs.
Il serait aussi utile de modifier l’architecture même de l’impôt. Prendre en compte l’ensemble des transmissions reçues tout au long de la vie (et non plus chaque part) permettrait de satisfaire le principe « à héritage égal, impôt égal », et éviterait de pénaliser les successions mal préparées.

Afin que ce nouvel impôt recueille l’adhésion d’une majorité de la population, il faut garantir que les transmissions patrimoniales de la majorité des Français soient exonérées. Un abattement global de 300 000 euros sur toute la vie pour chaque héritier exonérerait environ 95 % d’entre eux.

Pour réduire les inégalités entre héritiers, et pour maintenir le rendement actuel de cet impôt, il faudrait enfin augmenter les taux effectivement payés sur les successions les plus importantes. On pourrait, par exemple, appliquer un taux de 60 % au-delà de deux millions d’euros d’héritage. Ce barème pourrait être le même quel que soit le lien de parenté, ce qui permettrait de revenir sur l’imposition très forte des transmissions entre frères et sœurs par exemple. Tous ces paramètres doivent évidemment faire l’objet de débats, et d’autres aspects non abordés ici, comme l’incitation à donner de son vivant, peuvent aussi être intégrés dans une telle réforme. L’adhésion à ce type de réforme passe aussi par sa complémentarité avec les autres impôts sur le patrimoine, mais également par la création d’une dotation universelle versée à chaque jeune, par exemple à l’âge de 25 ans, seul moyen de créer un héritage pour tous.

Nicolas Frémeaux
Économiste, professeur d’économie à l’Université de Rouen Normandie et chercheur au sein du Laboratoire d’économie Rouen Normandie (LERN). Il est l’auteur de Les nouveaux héritiers, Éditions du Seuil, 2018.

Nouvelle version d’un texte initialement paru dans Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts s’engagent, Observatoire des inégalités, 2021.


[1Le montant total des successions.

[2« Face à la « grande transmission », l’impôt sur les grandes successions », Fondation Jean-Jaurès, novembre 2024.

[3On définit ici comme rentier tout individu qui reçoit en héritage supérieur à ce que les 50 % de la population les moins bien payés reçoivent en revenus du travail au cours d’une vie.

[4Voir Les nouveaux héritiers, Nicolas Frémeaux, Éditions du Seuil, 2018.

[5« On the share of inheritance in aggregate wealth : Europe and the USA, 1900-2010 », Facundo Alvaredo, Bertrand Garbinti et Thomas Piketty, Economica, vol. 84, London School of Economics, 2017.

[6« Repenser l’héritage », Conseil d’analyse économique, 2021.

[7Ce taux correspond au taux marginal supérieur pour les transmissions en ligne directe, qui ne s’applique qu’au-delà d’1,8 million d’euros.

[8Consiste à céder la propriété d’un bien immobilier (qu’on appelle la « nue-proriété ») avant le décès et de n’en garder que ce qu’on appelle l’usufruit (l’usage), ce qui permet de réduire les droits de succession. Plus le démembrement est fait de manière précoce, moins les droits sont élevés.

[9Mécanisme qui permet d’exonérer jusqu’à 75 % de droits de succession sur la transmission d’une entreprise familiale.

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Date de première rédaction le 23 décembre 2021.
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