Entretien

« Repenser la protection sociale », entretien avec Robert Castel, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

La protection sociale doit s’adapter pour répondre à la précarité croissante de l’emploi, analyse Robert Castel, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Extrait du magazine Sciences humaines.

Publié le 22 mars 2006

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Revenus Emploi Modes de vie

Quels sont les grands enseignements que vous avez tirés de cette histoire sociale du travail qu’est La métamorphose de la question sociale* ?

J’ai essayé de reconstituer le mouvement de développement et de consolidation de ce que l’on peut appeller la « société salariale », en reprenant un terme de l’économiste Michel Aglietta (1), mais en essayant de le « sociologiser » un peu. Ce type de formation sociale a connu son apogée dans le milieu des années 1970, et se caractérise par une condition salariale solide, à laquelle sont attachés des droits consistants : droit du travail, protection sociale... On peut parler de société salariale parce que ces protections, qui ont été construites à partir du travail, en étaient venues à couvrir pratiquement l’ensemble de la population. Or il semble que depuis la « crise » des années 70, il y ait eu un effritement de cette structure. Je dis bien effritement et non pas effondrement, contrairement à certains discours catastrophistes sur « l’horreur économique » ou sur la fin du travail. Nous ne sommes pas dans une jungle, mais dans une société encore largement entourée et traversée de protections. Cependant, ces protections s’affaiblissent. Derrière ce phénomène, il y a une sorte de mutation du capitalisme. Nous sortons du capitalisme industriel qui à travers bien des conflits en était arrivé à construire des compromis assez consistants entre l’activité économique et la protection des salariés, et nous passons à un capitalisme, plus agressif, plus concurrentiel, mondialisé. Cela a notamment des incidences sur le statut de l’individu qui devient souvent un « individu par défaut », qui ne dispose pas du minimum de ressources, de supports, de droits pour conduire son existence sociale avec un minimum d’indépendance.

Vous soulignez à ce propos l’importance de ce que vous appelez la « propriété sociale ». Qu’entendez-vous par là ?

L’individu n’est pas une substance qui tomberait toute armée du ciel. Pour être un individu au sens positif du mot, c’est-à-dire capable de conduire sa vie avec un minimum d’autonomie, il faut prendre appui sur des ressources, des supports. Pendant très longtemps par exemple le libéralisme a vanté le modèle de l’individu propriétaire, à qui la propriété apporte à la fois des ressources matérielles permettant de s’assurer contre les aléas de la vie, et un statut, une reconnaissance. Evidemment, cette modernité libérale a été éminemment restrictive, laissant en particulier sur le bord de la route tous ceux qui n’avaient que leur travail pour vivre ou survivre. Et par exemple le travailleur du XIXe siècle, quand il n’était plus en âge de travailler, était dans une situation épouvantable : il risquait d’aller mourir à l’hospice, ou de devoir être entretenu par ses enfants - s’il en avait et s’ils en avaient les moyens...

En reprenant une intuition de Henri Hatzfeld (2), j’ai appelé propriété sociale les ressources et les droits que l’on a progressivement attachés au travail (sécurité sociale, droit du travail...), et qui sont une sorte de propriété pour les non-propriétaires, de propriété pour la sécurité, qui s’adresse à tous. Le droit à la retraite, par exemple, n’est pas une propriété privée au sens strict, mais une prestation construite à partir du travail qui est une condition de votre indépendance sociale. Avec cela, le travailleur ne devient pas un riche propriétaire, mais en termes de sécurité, de protections, sa situation peut se comparer à celle d’un petit rentier. Il est en mesure de demeurer un individu apte à se diriger par lui-même.

Comment ce système s’est-il effrité ?

Cette propriété sociale était le fruit d’un compromis construit dans le cadre du développement industriel. Il reposait sur des collectifs : grande industrie et syndicats puissants représentant les intérêts de grandes catégories sociales homogènes. Il y avait une sorte de synergie qui s’était installée entre cette organisation collective de la production et des protections également collectives garanties par l’Etat. En un mot, c’est le collectif qui protège : c’est par son inscription dans des collectifs (organisations, conventions collectives, droits et protections collectives) que l’individu prolétaire du début de l’industrialisation, complètement livré à son malheur, est devenu un salarié à part entière. Ce que l’on a pu voir à l’œuvre depuis les années 1970, c’est un processus de dé-collectivisation ou de ré-individualisation, dans l’organisation du travail elle-même, qui fait appel à de nouveaux impératifs : responsabilité, autonomie, initiative, nécessité de conduire sa carrière...
Dans ce nouveau contexte, certaines personnes se tirent bien d’affaire. C’est d’ailleurs là-dessus que repose le discours néo-libéral : à travers cette nouvelle capacité d’initiative, des travailleurs peuvent maximiser leurs potentialités.
Mais il y a individu et individu. Certains ont les ressources, les supports pour se conduire positivement comme des individus (leur formation, par exemple) et assumer le changement pour en tirer les bénéfices. Les autres sont complètement perdus, comme le chômeur de longue durée ou le jeune qui galère, c’est-à-dire qui n’arrivent pas à s’inscrire de manière un peu stable et durable dans ces systèmes de protections et qui restent dans cet état de flottaison ou de précarité permanente. S’ils perdent ces protections, ou ne parviennent pas à en trouver, ils sont cassés.

Pourtant, d’autres protections ont été mises en place justement pour ces personnes précaires...

Certes, il y a des tentatives de réponses à ces situations, en particulier les politiques d’insertion et l’octroi de prestations sous conditions de ressources pour les gens qui sont privés des protections tirées du travail. Mais il faut être conscient que cette évolution aboutit aussi à une transformation des systèmes de protection dans le sens d’un certain dualisme. Il y aurait d’un côté, bien qu’elles soient aussi menacées, des protections fortes correspondant à des droits inconditionnels, en général rattachées au travail. Et de l’autre, un développement des minima sociaux, s’attachant à des catégories particulières de la population connaissant des difficultés spécifiques qu’on essaie de compenser partiellement. Il faut bien entendu défendre ces protections, qui empêchent les gens de couler définitivement. Néanmoins elles n’ont pas la même consistance, la même qualité que les premières. Dans ces cas, la protection sociale ne consiste plus qu’en un mince filet de sécurité pour des gens qui sont dans le besoin, pour leur éviter de tomber dans la déchéance sociale. Ce n’est pas le sens fort de la protection, qui donnait accès à une citoyenneté sociale au sens plein du mot.

Que pensez-vous de la transformation de la relation des services sociaux aux personnes aidées, avec l’introduction des notions telles que « contrat » ou « projet » ?

Je crois qu’on est dans une certaine ambiguïté. Cela peut avoir un aspect positif, mais c’est aussi extrêmement dangereux parce que c’est demander beaucoup à ceux qui ont peu. Faire un projet, ce n’est pas quelque chose que l’on demande tous les jours à quelqu’un d’installé dans la vie. L’exiger de celui qui, comme le RMIste, a peu de ressources et des difficultés de tous ordres - c’est pour ça qu’il est au RMI ! - c’est prendre le risque que cela se retourne en culpabilité. Ou d’enfermer dans ce que François Dubet appele la « norme d’internalité » (3), c’est-à-dire de réduire le travail social à une sorte de dialogue d’accompagnement des gens en difficulté. Alors que si ces gens sont en difficulté c’est avant tout parce qu’ils manquent de ressources et de droits.

D’autant que la précarité est aussi un rapport au temps. Car pour maîtriser l’avenir, il faut une certaine stabilité du présent. Les droits constitutifs de la propriété sociale permettent de planifier sa vie. Si on en est privé, on est obsédé par le présent sans savoir de quoi demain sera fait. La remontée de l’insécurité sociale, c’est aussi le retour de la vie « au jour la journée », qui était la condition générale de la plus grande partie du peuple au 19e siècle, et donc à nouveau le risque de ne pas avoir les éléments de maîtrise de son destin social.

Beaucoup de difficultés actuelles peuvent ainsi se lire en termes de transformation du rapport au temps. La conception que nous pouvions avoir de l’avenir, il y a trente ans, avec la croyance assez générale que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, permettait de se projeter. Le salarié pouvait par exemple accéder à la propriété, faire ses emprunts sur dix ans parce qu’il avait la quasi-certitude que dans dix ans il travaillerait encore et que son salaire aurait augmenté... Il pouvait maîtriser son avenir. Comment le salarié qui, aujourd’hui, prend son Contrat Nouvelle Embauche (CNE) et peut être licencié du jour au lendemain, peut-il penser sa vie dans trois ans, voire même dans six mois ou dans quinze jours ? C’est cela aussi la précarité.

Quelles solutions préconisez-vous ?

Je ne suis pas prophète, mais je crois que l’on ne pourra pas vraiment revenir en arrière. On ne va pas reconstruire le capitalisme industriel, ni le système de protections qui lui était associé. Il me semble qu’il y a un mouvement irréversible, qui va dans le sens de la la dé-collectivisation et de la mise en mobilité du monde du travail. Dès lors, le problème est d’essayer d’associer de nouvelles protections à ces situations nouvelles. Dans l’ordre du travail par exemple, étant donné que l’emploi à vie n’est plus la règle et ne le sera sans doute plus jamais, il faudrait construire des systèmes de sécurités et des protections qui colleraient à ces situations de mobilité, d’alternance entre deux emplois, de changement d’emploi, de recyclage... Des idées similaires sont défendues par des chercheurs comme Alain Supiot ou Bernard Gazier (4), et commencent à avoir une audience dans certains syndicats : instruire une sécurité sociale professionnelle au-delà de la dégradation du statut de l’emploi. Elles ont en commun d’essayer d’associer des protections, de la sécurité sociale à la flexibilité, bref de chercher un nouveau compromis entre mobilité et sécurité.

Propos recueillis par Xavier Molénat. Ce texte est extrait, avec l’autorisation de l’auteur et du magazine, de Sciences Humaines n°168, février 2006 (dossier « la société précaire »).

*publié par Robert Castel Les métamorphoses de la question sociale(Fayard, 1995, réed. Folio 1999).

(1) Michel Aglietta et Anton Brender, Les métamorphoses de la société salariale, Calmann-Lévy, 1984
(2) H. Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale, Armand Colin, 1971
(3) F. Dubet, préface à Denis Castra, L’insertion professionnelle des publics précaires, Puf, 2003
(4) A. Supiot (dir.) Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, 1999 ; Bernard Gazier, Vers un nouveau modèle social, Flammarion, 2005.

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Date de première rédaction le 22 mars 2006.
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