Point de vue

Pourquoi les morts noirs laissent-ils indifférents ?

La mort d’un enfant noir n’a pas la même valeur que celle d’un enfant blanc dans notre société. La population noire est victime d’une stigmatisation particulière. Les points de vue de Marco Diani (sociologue au Cnrs) et Patrick Lozes (président de Capdiv).

Publié le 26 octobre 2005

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Origines

Plus de 50 personnes dont de nombreux enfants ont trouvé la mort lors des incendies qui ont ravagé depuis le début de l’année des immeubles insalubres parisiens. La plupart de ces victimes étaient des enfants, et il s’agit-là des plus importantes catastrophes à Paris, depuis plusieurs années. Ce drame n’a pas suscité l’indignation populaire, ni non plus la mobilisation des élites.

Des centaines de migrants « clandestins » errent dans le désert ou se noient à la mer, une grande partie ne survivra pas à l’épreuve. Des centaines de milliers de personnes risquent de mourir de faim en Afrique. Toutes ces personnes ont une seule caractéristique commune : leur peau est noire.

La souffrance bien réelle des populations noires est certes relayée par les pages de l’actualité immédiate des journaux papier et télévisés de temps à autre, puis plus rien. Jusqu’à quand demeurerons-nous indifférents et aveugles à l’évidence ? Toutes les personnes décédées à Paris le sont parce qu’elles ne trouvaient pas à se loger décemment ailleurs. Et elles ne trouvent pas à se loger décemment ailleurs parce que Noir(e)s. Terrible équation.

Ces drames révèlent crûment la discrimination raciale quotidienne et invisible qui sévit encore en France et dont il est politiquement incorrect de se saisir d’une manière ou d’une autre. Comment se fait-il que des hommes et des femmes puissent encore aujourd’hui se voir refuser d’être logés décemment parce qu’ils sont différents ?

Quoi de plus abject que le racisme sous toutes ses formes ? Et pourtant, notre pays tolère depuis des années cette abjection ! Depuis des années, les Noirs disent leur mal-vivre et leur mal-être dans la société française sans que cela soit l’objet d’une attention soutenue ou d’une inclusion dans le débat public français.

Cette surexposition de la question noire montre au grand jour la nécessité de la recherche de solutions véritablement durables et acceptables. Evoquant les esclaves américains, Alexis de Tocqueville écrivait en 1835 : « Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal. A l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a sa racine dans les mœurs. » Ces mots décrivent encore parfaitement la situation des Noirs en France qui demeurent, dans l’imaginaire collectif, un groupe globalement considéré comme inférieur.

La réalité de l’injustice - de plus en plus insupportable pour une part croissante de la population - explique partiellement les tensions croissantes de ces derniers mois. Pour les populations noires, la France semble combattre les discriminations comme une corvée, sans vraiment d’empathie pour tous ceux qui souffrent et qui n’ont pas choisi le nom ou la « race », en raison desquels ils sont l’objet de traitements indignes. Ces populations ont le sentiment que la France ne les considère pas vraiment comme ses enfants. Tout cela doit avoir une cause enfouie dans les profondeurs de la société. Une cause sur laquelle la réflexion est insuffisante et qui plonge ses racines dans l’histoire commune de la France et des populations noires, dans cette « inégalité dans les mœurs » décrite par Tocqueville.

Etonnante particularité française : pays étrange et unique au monde, aux frontières duquel le nuage de Tchernobyl s’arrête et dans lequel on ne trouve ni médecin de renom, ni ténor du barreau, ni ministre de plein exercice, ni chef des armées ou encore ni chercheur noir qui puisse être cité en exemple.

Est-il pensable qu’il n’y ait encore pas un seul journaliste noir important à la radio ou à la télévision, à l’heure où Sir Trevor Mac Donald, à Londres, est à l’antenne tous les soirs depuis des années ? Pour ne pas évoquer les télévisions publiques et privées en Italie, Espagne ou aux Pays-Bas...

Pour les Noirs, les seuls modèles et référents positifs appartiennent à des catégories socioprofessionnelles extrêmement typées. C’est pour cela que la « sur représentation » des Noirs dans le monde du sport et de la musique est un exemple caractéristique car elle agit, paradoxalement, comme un moyen d’exclusion des véritables milieux d’influence et de décision.

En France, les Noirs aux « grands noms » illustrent tous une manière de réussir qui se passe du système éducatif, de la construction républicaine des élites et de ses filières d’excellence. Ainsi, pour un jeune Noir, l’idée de compter sur un talent « naturel » est plus immédiate que celle d’inscrire l’histoire de son mérite et de son développement au sein d’une organisation, d’une institution ou d’un système national. Désespérant de voir que cela se passe encore en 2005...

A cela, rien d’étonnant. A-t-il été suffisamment expliqué aux opinions publiques contemporaines que le concept de race - et, subséquemment, la hiérarchie qui lui a été associée - a été inventé pour faire accepter aux opinions publiques d’antan les horreurs commises hors de France ?

A-t-il été suffisamment expliqué aux jeunes générations que ces funestes concepts ont marqué durablement les esprits, et les marquent encore ? C’est pour cela qu’aujourd’hui encore tant et tant refusent, au fond d’eux-mêmes - parfois par réflexe - un logement ou un emploi à un « Noir »

C’est donc un véritable préjugé collectif national qu’il s’agit de modifier en profondeur. Mais il y a lieu de le faire ouvertement et dans l’échange, de manière à pouvoir vraiment et durablement œuvrer au changement, car la question des Noirs en France interroge les fondements de la République et sa philosophie fondamentale de la vie en société. Elle interroge l’éthique civique aussi bien que les politiques publiques de lutte contre toutes les discriminations et pour l’égalité en France. Le racisme contre les Noirs explique tous les autres racismes, mais ce particularisme n’est pas assez pris en compte dans les politiques publiques de lutte pour l’égalité ou contre les discriminations.

La France combat depuis toujours les discriminations de façon généraliste alors que, manifestement, cette voie montre ses limites car elle ne prend pas suffisamment en compte la diversité de ces discriminations. Certes, concernant l’accès au logement, la discrimination à l’embauche, les rapports avec les services publics (justice, police, etc.), les populations noires sont confrontées aux mêmes difficultés que d’autres, notamment issues de l’immigration. Cependant, elles sont aussi victimes d’une stigmatisation particulière, liée à l’histoire, particulière elle aussi, de l’esclavage et du colonialisme.

Pourquoi évoquer aujourd’hui la « question noire » ?, disent les uns, « il n’y a pas de Noirs pour la République » enchaînent les autres... C’est en effet le nœud de la question, parce que « le Noir » dans l’inconscient collectif évoque malgré tout quelque chose. Quelque chose de tenace pour chacun d’entre nous.

Tant et si bien que la « déracialisation » de la société française, qu’il est souhaitable d’appeler de ses vœux, semble devoir passer aujourd’hui par la formulation ethno-raciale de la question des discriminations. Quand la société voit comme Noir, désigne comme Noir et discrimine parce que Noir, il devient légitime de saisir ce caractère pour lutter contre les discriminations et promouvoir la diversité ! Il n’est nullement besoin de savoir ce que c’est qu’être Noir, c’est-à-dire où cela finirait et où cela commencerait.

En d’autres termes, ce grave problème de la discrimination envers les Noirs, demeurera spécifique tant que la société la rendra spécifique ! Oui, Noirs, et pas Antillais, Ultra marins ou Africains, car la question de la place et de la situation des populations noires en France est une question française avant toute autre.

Il s’agit certes de lutter contre toutes les discriminations, mais pas de diluer la « question noire » dans un trop grand ensemble, car cette question apparaît spécifique. La formulation ethno-raciale n’a, évidemment, pas de pertinence en termes biologiques, mais elle conserve toute sa justesse comme caractère de discrimination. C’est d’ailleurs ce caractère partagé qui fonde l’expérience discriminatoire commune dont les Noirs sont l’objet, tant leur origine géographique, réelle ou supposée, ne semble pas être un point d’appui pour ceux qui les discriminent.

Cette question - fondamentale - transcende les frontières partisanes et les appartenances politiques ou philosophiques. C’est avec l’ensemble des citoyens qu’il faudra agir pour y apporter une réponse : la place et la situation des populations noires en France est en effet un « nœud » central de la cohésion nationale. Le dénouer doit permettre d’agréger, pour éviter qu’il ne finisse par désagréger.

Dans les années 1960, aux Etats-Unis, c’est le constat de l’inégalité entre les communautés ethniques, entre les Noirs et les Blancs, qui amena les « liberals » (la gauche aux Etats-Unis) à élaborer la doctrine de l’affirmative action : quarante ans plus tard, il serait tout à fait absurde de penser que cette politique est parfaite et sans tâche, mais elle a permis des avancées considérables, et impossibles autrement. La connaissance de l’histoire permet aussi de rappeler au gouvernement américain qu’il serait aussi criminel de s’en contenter, car une société dans laquelle l’affaire Rodney King coexiste avec des prisons remplies de Noirs, reste encore une société malade de ses tensions raciales.

Il y a donc lieu aujourd’hui, de penser un modèle qui, sans être le modèle américain largement fantasmé, serait en rupture avec l’actuel modèle français, injuste, inefficace et profondément inégalitaire.

En conclusion, il faudra enfin que les pouvoirs publics en France admettent qu’il s’agit de favoriser l’émergence d’un nouveau modèle d’intégration qui tiendrait compte à la fois de l’universalisme français et de la présence d’une population constituée de toute la variété des nuances mélaniques. La question de la place et de la situation des populations noires est l’affaire de tous, car elle est universelle. Tocqueville, toujours : « La couleur de la peau, la pauvreté ou l’aisance, l’ignorance ou les lumières, ont déjà établi (...) des classifications indestructibles : des préjugés nationaux, des préjugés d’éducation et de naissance (qui) divisent et isolent ».
Lutter contre la discrimination raciale qui touche les Noirs en premier c’est agir contre toutes les discriminations et promouvoir la diversité, pour tous.

Marco Diani, chercheur au CNRS, au laboratoire « Information, communication et enjeux scientifiques ». Sociologue de la politique, il est rédacteur en chef de la revue Hermès (www.lcp.cnrs.fr).

Patrick Lozes, est président du Cercle d’action
pour la promotion de la diversité en France (Capdiv). Capdiv entend remédier au déficit de la réflexion publique sur la question de la diversité et promouvoir la diversité en France (www.capdiv.org).

Photo / © defun - Fotolia

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Date de première rédaction le 26 octobre 2005.
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