Point de vue

Le droit du sol selon François Baroin : l’amalgame et le mensonge

Le Ministre de l’Outre-Mer fait l’amalgame entre la question de l’immigration proprement dite, l’exercice du droit d’asile et l’accès à la nationalité française. Le point de vue de Gwénaële Calvès, professeur de droit public à l’Université de Cergy-Pontoise.

Publié le 19 septembre 2005

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Origines

Le Ministre de l’Outre-Mer, M. François Baroin, a accordé au Figaro Magazine daté du 17 septembre 2005 un entretien « sans langue de bois », qui prétend « faire bouger les lignes et sortir des tabous ». Le très sélect club des briseurs de tabous et des décideurs « politiquement incorrects » accueille ainsi un nouveau membre dont il faut reconnaître qu’il s’acquitte rubis sur l’ongle de son droit d’entrée : le bricolage sur-mesure du « tabou » qu’il appelle à renverser.

En l’occurrence, il s’agit de la situation démographique de cinq collectivités territoriales ultra-marines : Mayotte, la Guyane, la Réunion, la Martinique et la Guadeloupe. Le problème posé par le Ministre se résume en un mot : « l’immigration ». Il s’agit là d’un « chantier prioritaire », où se presse une vaste cohue humaine qui rassemble, pêle-mêle, des demandeurs d’asile en provenance d’Haïti (3 682 en 2004, apprend-on), des travailleurs irréguliers « complètement exploités », ou encore plusieurs milliers de bébés venus au monde à Mayotte, dans la maternité de Mamoudzou, « car les mères viennent accoucher là pour que leurs enfants obtiennent la nationalité française ». Des « étrangers » - sans plus de précisions - figurent également dans cette masse compacte, de sorte qu’il est finalement plus simple de désigner tout ça par un mot que tout le monde comprend : « clandestins ».

Le clandestin fait peur, et il y a de quoi : « si en métropole, on avait le même taux d’immigration clandestine, cela ferait 15 millions de clandestins sur le sol métropolitain. Vous imaginez les tensions sociales possibles ».

On imagine, en effet. Mais on préfèrerait revenir sur terre, et s’aviser que le ministre de l’Outre-Mer réactive ici sans complexe un vieil amalgame soigneusement cultivé par l’extrême-droite, en mettant dans le même sac trois questions complètement distinctes aux plans juridique, politique et humain : l’immigration proprement dite, l’exercice du droit d’asile, l’accès à la nationalité française.

La question de l’immigration, et même celle du droit d’asile, sont envisagées par le Ministre sous un angle exclusivement policier : surveillance des frontières, contrôles d’identité, fouilles des véhicules, simplification des procédures de reconduite. Mais l’actuel dispositif législatif, issu notamment de la loi Sarkozy du 29 novembre 2003, apparaît inadapté au cas de collectivités d’Outre-Mer assaillies par des hordes de clandestins. Le Ministre envisage donc de déposer un projet de loi « procédant à l’indispensable adaptation de notre droit à ces situations particulières ». En clair : les exigences de l’État de droit, dans ces lointains territoires, s’imposent moins impérieusement qu’en métropole, et on pourrait peut-être les mettre un peu en veilleuse. Le ministre justifie le bien-fondé d’une telle démarche par une allusion implicite à « l’expérimentation législative », qui permet de « tester » des lois sur une partie seulement du territoire. Il rappelle que les DOM ont souvent joué un rôle de « banc d’essai » pour évaluer la viabilité de diverses réformes, en matière fiscale notamment. Emporté par son élan, il évoque le rôle d’avant-garde joué par les DOM « dans le domaine coercitif » ainsi que dans celui des « libertés publiques ». Or le principe d’égalité devant la loi pénale et dans l’exercice des libertés publiques s’impose de façon stricte sur l’ensemble du territoire, et on voit mal - sauf dérogations expressément prévues par la Constitution - à quoi peut bien faire allusion le Ministre. Le droit à la sûreté ou au respect de la vie privée ne sont pas des droits à géométrie variable dont le législateur pourrait « expérimenter » des formes nouvelles sur telle ou telle partie du territoire.

La réforme envisagée en matière d’accès à la nationalité est tout aussi aberrante. On peut même la juger scandaleuse. Le Ministre indique en effet qu’il n’exclut pas de « remettre en cause », dans certains territoires d’Outre-Mer, le « tabou du droit du sol ». Traduction (car le droit du sol n’est ni un totem ni un tabou, mais simplement une règle de droit) : on pourrait « modifier ou suspendre temporairement certaines règles relatives à l’acquisition de la nationalité française à Mayotte ». Le droit de la nationalité deviendrait ainsi un droit à deux ou même à plusieurs vitesses. Ses règles varieraient d’un point à l’autre du territoire, selon des critères et des modalités qui demeurent obscurs. Les conséquences en revanche apparaissent assez clairement : les bébés nés à Mamoudzou ne seront pas français au même titre que ceux qui naissent à Mimizan, ou en tout cas pas de la même façon et peut-être même pas - allons-y franchement - au même degré.

Les bébés de Mamoudzou, à lire François Baroin, usurpent en effet leur qualité de Français. Leurs mères, pour les deux tiers d’entre elles, seraient de nationalité étrangère, presque toujours en situation irrégulière. « Elles viennent accoucher à Mayotte », nous révèle le Ministre, « pour que leurs enfants obtiennent la nationalité française ». L’accès à la nationalité française est ici envisagé sous l’angle de la fraude et du rapt. Comme aux pires moments du débat de 1993 où le Front National clamait qu’« être Français ça se mérite », la droite « républicaine » (?) laisse croire que la naissance en France suffit à conférer la qualité de français. Or cette présentation du « droit du sol » est purement et simplement frauduleuse. Le droit français n’a jamais consacré le droit du sol intégral que pratiquent, par exemple, les Etats-Unis d’Amérique. Notre pays connaît le double droit du sol (est Français à la naissance l’enfant d’un étranger lui-même né en France), mais le fait d’être né en France de parents étrangers n’ouvre l’accès la nationalité française qu’à partir d’un certain âge (treize ans) et à certaines conditions (liées notamment à la durée du séjour sur le territoire français).

Sauf s’il abuse des films ou téléfilms américains, M. Baroin sait bien que les bébés de Mamoudzou ne naissent pas français, et que le droit de la nationalité n’oppose aucun obstacle, sur ce point, à la politique de fermeté qu’il entend mettre en œuvre sur le « front » de l’immigration clandestine. Techniquement, l’évocation du droit du sol est ici hors-sujet. Mais elle a sans doute été jugée « rentable » politiquement, comme si chasser sur les terres du Front National n’était plus si... tabou.

Photo / © jokerpro

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Date de première rédaction le 19 septembre 2005.
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