Entretien

« Le décalage entre le discours égalitariste des privilégiés et leurs actes ne passe plus »

À l’occasion de la publication de son ouvrage Encore plus !, Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, revient sur le malaise nourri par le décalage entre les discours et les actes des plus privilégiés. Extrait du quotidien 20 Minutes.

Publié le 26 mars 2021

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Revenus Modes de vie Catégories sociales Lien social, vie politique et justice

En France, les écarts se creusent. Les classes aisées voient leurs revenus progresser, quand ceux des autres catégories stagnent. Dans Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez, Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, analyse avec précision ce phénomène, lequel est accentué depuis la crise sanitaire. Une situation de moins en moins supportable pour une majorité de Français, qui réclament davantage de justice sociale. Pour 20 Minutes, Louis Maurin évoque la réalité des inégalités dans la société française et propose des solutions pour lutter contre.

Votre livre est né d’une indignation contre les inégalités. Est-ce parce qu’elles se sont creusées ces dernières années ?

C’est une indignation engendrée par le constat répété des inégalités perpétuées depuis des années dans notre pays. Depuis vingt ans, le niveau de vie des catégories populaires et des classes moyennes a stagné, alors que celui des privilégiés n’a cessé de progresser.

Dans les années 1960, 1970 et 1980, les classes populaires et moyennes ont connu une forme de progression sociale. Puis, il y a eu une coupure nette. Le mal-emploi s’est enkysté dans la société avec le renforcement de la flexibilité du travail. Et les politiques publiques menées n’ont pas permis de lutter efficacement contre les écarts de richesses. D’où l’apparition de tensions sociales fortes en France.

Vous expliquez que le débat public est polarisé sur le 1 % d’ultra-riches en France, mais que l’on oublie les classes favorisées. À qui profite cette simplification du discours ?

Quand on désigne une petite frange de la société comme « responsable » des inégalités, on occulte de fait les 19 % suivants de la catégorie aisée (cadres, professions libérales supérieures, fonctionnaires de catégorie A…). Cette démagogie a un but : ne pas reconnaître les avantages des classes aisées permet de les dédouaner de l’effort de solidarité envers les plus pauvres.

À partir de quel niveau de revenus peut-on se considérer comme privilégié ?

Selon moi, à partir de 2 600 euros net mensuels après impôts et prestations sociales pour une personne seule, on entre dans la classe aisée qui représente 20 % de la population française. On est au-dessus de 80 % du reste. À partir de 3 500 euros net, on entre dans la catégorie des « riches » avec deux fois le niveau de vie médian : 92 % de la population gagne moins que vous. Même si ces facteurs sont à nuancer en fonction de l’âge et du lieu de résidence, car on n’a pas le même niveau de vie si on dispose de 3 500 euros net à 30 ans et qu’on habite en province que si on a ce type de revenus à 50 ans et à Paris. Par ailleurs, il existe des écarts importants de revenus parmi les 20 % les plus favorisés.

Pourquoi les personnes aisées ont-elles tant de mal à se reconnaître comme telles en France ? Est-ce lié à notre répugnance à parler d’argent ?

En partie, car les Français ont un rapport complexe à l’argent. Ils ne disent pas combien ils gagnent quand ils sont aisés, alors qu’aux États-Unis, se dire riche est valorisé socialement.

Vous dénoncez une forme d’hypocrisie chez une partie des privilégiés, qui se déclarent en faveur de l’égalité des chances, mais ne veulent surtout pas qu’on s’attaque au système permettant la reproduction sociale…

Oui, par exemple, ils ne veulent pas fondamentalement qu’on réforme le système scolaire, car ce dernier appelle la reproduction des élites. Et pendant la crise des « gilets jaunes », les privilégiés, qui avaient pourtant bénéficié de mesures fiscales du gouvernement, se sont offusqués du refus des classes populaires de payer la taxe sur le carburant. Ce décalage entre leur discours égalitariste et leurs actes ne passe plus en période de crise auprès des plus précaires.

Mais selon vous, c’est aussi dû au fait qu’une partie de la gauche aisée est devenue macroniste et adhère plus facilement à la théorie des premiers de cordée…

Le macronisme a été une forme de « coming-out » pour une partie de la gauche qui révèle ainsi ses véritables valeurs : elle s’est autorisée à porter un discours sur la compétition, la réussite, le mérite, le conservatisme scolaire…

En quoi la politique fiscale des dernières années a-t-elle renforcé les inégalités ?

La quasi-suppression de l’impôt sur la fortune, le prélèvement forfaitaire unique, qui a permis de réduire les impôts sur les revenus financiers, la suppression de la taxe d’habitation, la défiscalisation des dons entre grands-parents, parents et enfants…, toutes ces mesures ont profité aux classes les plus aisées. Cela représente des montants colossaux qui auraient pu permettre de répondre à des besoins sociaux.

Vous soulignez que la crise sanitaire a encore enrichi les plus aisées. Pourquoi ?

Les cadres et les fonctionnaires ont gardé leur travail et, comme les possibilités de consommer se sont évanouies avec les restrictions sanitaires, ils ont pu épargner. Selon les derniers chiffres de la Banque de France, durant les trois premiers trimestres de l’année, 110 milliards d’euros supplémentaires ont pu être épargnés.

En revanche, certains précaires n’ont pas pu mettre de côté un seul euro et ont basculé dans la pauvreté, comme les intérimaires, les chômeurs, les personnes en CDD, les indépendants, les travailleurs non déclarés, les étudiants ne bénéficiant pas de soutien familial… La crise sanitaire a donc bien creusé les inégalités.

Pourtant, le gouvernement a tenté d’amortir les effets de la crise sur les plus précaires avec plusieurs mesures. Qu’aurait-il dû faire de plus ?

Certes, le modèle social a amorti le choc. Mais certains pans de la population sont restés sur le carreau, notamment les jeunes de moins de 25 ans les plus précaires. D’où la demande de nombre d’associations et de syndicats d’instaurer un RSA jeunes. Il aurait aussi fallu augmenter en urgence le niveau des bourses étudiantes.

Vous montrez que les conséquences socio-politiques des inégalités sont réelles : ceux qui en sont victimes rejettent les institutions et votent davantage aux extrêmes. Mais les gouvernements successifs sont-ils conscients du risque politique qu’ils courent en les laissant prospérer ?

Non. D’ailleurs le gouvernement a minimisé la crise des « gilets jaunes » à son début, pensant qu’elle ne serait qu’un feu de paille. Elle a pourtant duré des mois. Et les élites se laissent parfois aller à un mépris de classe, en raillant « la France qui fume des clopes et roule en diesel » comme l’a fait Benjamin Griveaux en 2018, alors qu’il était porte-parole du gouvernement. Ou quand Emmanuel Macron parlait des « gens qui ne sont rien » au début de son quinquennat.

Pourtant, il y a un réel risque politique à ne pas répondre à l’insécurité sociale. On a d’ailleurs vu qu’en 2017, 55 % des jeunes avaient voté pour l’extrême gauche ou l’extrême droite. Et l’histoire pourrait ne pas s’arrêter là.

Vous soulignez quand même quelques progrès de notre modèle social ces dernières années…

Oui, il y a eu la création de la CMU (couverture maladie universelle) en 2000, certains minima sociaux destinés aux personnes handicapées ou âgées ont été relevés, la Haute autorité de lutte contre les discriminations [1] a vu le jour en 2004…

Quelles autres mesures faudrait-il prendre pour améliorer la situation ?

Instaurer un revenu unique de 900 euros mensuels pour une personne seule sans revenus permettrait d’éradiquer la grande pauvreté et coûterait sept milliards par an. C’est environ 150 euros de plus que le RSA et les APL et les jeunes de moins de 25 ans y auraient accès. Il faudrait aussi renchérir la taxation des CDD, réformer la fiscalité et le système éducatif…

Les entreprises agiront-elles un jour pour réduire la pyramide des salaires, ou est-ce totalement utopique ?

Cela semble difficile à réaliser en temps de crise et en raison de l’émiettement des syndicats. Pour y parvenir, il faudrait que le chômage baisse massivement, ce qui renverserait le rapport de force entre les salariés et les chefs d’entreprise.

Selon vous, chacun de nous peut lutter à son échelle contre les inégalités. Comment ?

Chacun peut s’opposer aux discours de haine et aux discriminations qui sont aujourd’hui véhiculés. On peut s’engager dans des associations d’aide aux personnes en difficulté et plus largement dans toutes celles qui font vivre le lien social (culture, loisirs, sports…). Et évidemment, en faisant de la politique ou du syndicalisme.

Propos recueillis par Delphine Bancaud. Entretien extrait du quotidien 20 Minutes, publié le 5 mars 2021.

Crédit photo / © O.Juszczak - 20 Minutes

L’ouvrage Encore plus. Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez, est paru le 4 mars 2021 aux éditions Plon.


[1Aujourd’hui remplacée par le Défenseur des Droits.

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Date de première rédaction le 26 mars 2021.
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