Point de vue

La « France périphérique » délaissée

Régions industrielles, espaces ruraux ouvriers, logements sociaux, lotissements bas de gamme... Sur ces territoires émerge une France périphérique « aphone », occultée par les médias et les politiques. Le point de vue de Christophe Guilluy, géographe, extrait de Libération.

Publié le 10 juin 2004

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L’analyse des ségrégations peut-elle se réduire au constat de la relégation de certains quartiers de logements sociaux ou de la création de quelques lotissements sécurisés pour riches ? Cette lecture caricaturale de la recomposition sociale du territoire occulte l’essentiel : l’émergence d’une « France périphérique », le long des lignes d’une fracture sociale et culturelle.

Plus que la paupérisation de certaines cités, l’embourgeoisement des centres est actuellement le processus le plus emblématique de la recomposition sociale du territoire. Le cliché médiatique du cadre installé en lointaine banlieue ou à la campagne ne résiste pas au mouvement d’hyperconcentration des couches supérieures dans les centres urbains, quartiers populaires inclus. Cette homogénéisation sociale ne cesse de renforcer le poids politique et culturel de ces territoires, qui regroupent les catégories les plus impliquées dans la sphère publique (partis, syndicats, associations). Qu’elles soient économiques, sociales ou sociétales, les aspirations des couches supérieures ne sont en effet jamais négligées. Environnement, place de l’automobile, fiscalité, mixité, la ville se pense prioritairement à partir des « territoires prescripteurs » que sont les centres.

Mais si le processus d’embourgeoisement des villes-centres provoque « une ghettoïsation par le haut » de la société française, il dessine aussi a contrario l’émergence d’une France périphérique particulièrement absente de la sphère politico-culturelle ; des territoires singulièrement « aphones ». Régions industrielles, espaces ruraux ouvriers, quartiers de logements sociaux, zones de lotissements pavillonnaires bas-de-gamme, c’est sur ces territoires en déclin (ou en stagnation) économique et/ou démographique qu’émerge une France périphérique. Fruit d’une réalité sociale, celle de la relégation des couches populaires (majoritaires rappelons-le), ces territoires périphériques présentent tous la caractéristique d’être à l’écart des villes-centres, des secteurs économiques les plus en pointe, des zones foncières les plus attractives.

Cette relégation, qui traduit une panne de l’intégration sociale, explique pour partie l’occultation de thématiques socio-territoriales pourtant déterminantes. Le mutisme médiatico-politique sur certains thèmes est à ce titre révélateur. Comme sur l’exclusion des couches populaires et moyennes des centres, la pénurie de logements sociaux (on ne parle pourtant que de leur démolition), le renchérissement du foncier, la paupérisation de certains espaces lotissements, le sous-équipement des zones périurbaines, ou le chômage chronique des villes ouvrières (plans sociaux de Lens, Bapaume, Longwy, Angers, Romorantin, Boulogne-sur-Mer, Alençon).

L’espace rural, espace ouvrier par excellence, n’est lui non plus jamais évoqué sauf pour aborder la problématique d’un groupe social minoritaire dans le monde rural, celui des paysans. Pendant ce temps, au cœur de la Bretagne rurale, des petites communes (Trémorel, Grandchamp, par exemple) sont touchées par des plans sociaux. Les couches populaires paient évidemment ici leur disparition progressive de la sphère publique. Accueillant aujourd’hui une majorité de « cadres », partis, syndicats et associations se retrouvent mécaniquement dans l’impossibilité de rompre une « procédure-silence » imposée au peuple (les deux derniers « mouvements sociaux » portés par les syndicats ont été ceux des professeurs et des artistes).

Cette France des périphéries participe aujourd’hui à une redéfinition des oppositions territoriales. Le triptyque traditionnel quartiers ouvriers/centres bourgeois/rural-paysan laisse la place à une fracture socio-spatiale postindustrielle unissant des catégories autrefois opposées. A des degrés divers, l’ouvrier de l’espace rural, le petit paysan, l’employé d’un lotissement bas-de-gamme, le chômeur de longue durée de quartier de logements sociaux subissent tous une forte insécurité sociale, mais aussi le sentiment diffus d’une relégation culturelle.

Cette situation, nouvelle, permet une relecture de la division sociale de l’espace mais ne peut être confondue avec les situations antérieures. Relégués spatialement mais structurés politiquement (autour du Parti communiste), les quartiers et banlieues populaires étaient autrefois des espaces culturellement intégrés. Si leur homogénéité sociale les inscrivait en opposition aux quartiers bourgeois, cette opposition était aussi un facteur déterminant de leur intégration. Rien de tel aujourd’hui, les territoires de la relégation spatiale sont au contraire ceux de la désintégration des couches populaires. Devenues des territoires aphones, les régions ouvrières, périurbaines et rurales sont « travaillées » depuis près de vingt ans par un vote de protestation contre le système (Lutte ouvrière parfois et Front national souvent). Ce « vote de classe » d’un nouveau genre semble peu à peu structurer culturellement les couches populaires. Si on ne peut préjuger de l’avenir politique de ces espaces, on peut en revanche affirmer que, sur ces territoires périphériques, le défaut d’intégration sociale accélère le développement d’une véritable « contre-culture ».

Christophe Guilluy est géographe. Dernier ouvrage paru : « l’Atlas des fractures françaises », L’Harmattan, 2000.
Cet article a été publié par le quotidien Libération, le 1er octobre 2003.

Photo / © defun - Fotolia

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Date de première rédaction le 10 juin 2004.
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