Entretien

« L’insécurité de l’emploi pèse de plus en plus sur un volant de salariés qui ont des qualifications faibles, peu d’ancienneté ou sont âgés ». Entretien avec Denis Clerc, fondateur du magazine Alternatives Economiques

Denis Clerc, rapporteur au Cerc et l’un des auteurs du rapport « La sécurité de l’emploi face aux défis des transformations économiques » revient sur les inégalités face à la précarité.

Publié le 24 février 2005

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Emploi Âges

- quelles sont les raisons du développement de la précarité ?

Le terme de « précarité » recouvre deux choses qui ne sont pas forcément confondues : d’une part, le fait que l’emploi occupé soit instable (contrats de courte durée notamment), d’autre part, le fait qu’il soit source d’insécurité (au terme du contrat, je risque de rester longtemps au chômage). Or, si l’instabilité a sensiblement progressé depuis une vingtaine d’années, il n’en est pas de même de l’insécurité : globalement, elle ne s’est pas accrue, mais elle s’est concentrée sur certaines catégories de travailleurs : jeunes peu ou pas diplômés, travailleurs de faible ancienneté et travailleurs âgés.

Si l’instabilité a progressé, c’est pour deux raisons principales. D’abord parce que le système productif a changé depuis vingt ans : les entreprises sont plus petites et il s’agit plus souvent d’entreprises de services. Plus petites : elles sont plus soumises aux fluctuations d’activité du marché ou aux incertitudes technologiques, et elles privilégient donc tout ce qui peut favoriser la flexibilité, car c’est un gage de survie pour elles. Il s’agit plus souvent d’entreprises de services : or, dans la plupart des services, il faut que les travailleurs soient présents au moment même où se manifeste la demande (que l’on pense à la restauration, au commerce, à la garde d’enfants, etc.). Les entreprises auraient pu s’adapter à cette nouvelle donne en favorisant la « flexibilité interne » (modulation des horaires du personnel par exemple). Elles ne l’ont pas fait : elles ont préféré la flexibilité externe - c’est la deuxième raison de l’accroissement de l’instabilité -, c’est-à-dire le recours à des contrats courts, à du temps partiel, à de l’intérim. Autant il est difficile de s’opposer à la première raison (les modifications du système productif), car il y va de la capacité des entreprises à vivre et à se développer, autant il est souhaitable d’essayer d’inverser les logiques répondant à la deuxième raison (le choix de préférer la flexibilité externe à la flexibilité interne).

Par exemple - ce que beaucoup ignorent -, un nombre important de CDD (peut-être la majorité) sont conclus sous la dénomination de « CDD d’usage » (parce qu’il est d’usage constant de recruter les salariés de cette manière) ou de contrats saisonniers : dans les deux cas, la prime de précarité (10 % du salaire brut versés en fin de contrat si ce dernier n’est pas prolongé ou transformé en CDI) n’est pas versée. Il en est ainsi dans le spectacle, l’hôtellerie, la restauration, l’agriculture, etc. Il serait sans doute souhaitable de modifier cet état de fait, pas seulement pour que les salariés concernés gagnent mieux leur vie, mais surtout pour que les entreprises soient responsabilisées : la flexibilité externe engendre un coût social qu’elles ne payent pas, aussi n’ont-elles aucun intérêt à la réduire.

Aux Pays-Bas, par exemple, un accord entre partenaires sociaux a permis d’accroître le recours à l’intérim, mais, en échange, les sociétés d’intérim se sont engagées à transformer en CDI les contrats des salariés intérimaires ayant plus de 18 mois d’ancienneté : le besoin de flexibilité est ainsi satisfait sans qu’il se traduise par un accroissement de l’instabilité pour les salariés concernés.

- Les salariés sont-ils égaux face à la sécurité ?

Non : on l’a vu, l’insécurité pèse de plus en plus sur un « volant » de salariés qui ont des qualifications faibles, peu d’ancienneté ou sont âgés. Ce qui signifie qu’un salarié qui a été licencié, par exemple, et qui ne retrouve qu’un CDD, risque fort d’être touché par l’insécurité (la probabilité d’être au chômage longtemps après le terme de son CDD est forte) parce qu’il fait désormais partie des salariés de faible ancienneté dans son nouvel emploi.

Certains y voient surtout la conséquence de la diversité des contrats de travail : les CDD seraient plus frappés par l’insécurité que les CDI. Aussi proposent-ils d’unifier les contrats, ce qui revient à dire qu’un employeur ne pourrait mettre fin à un contrat que par un licenciement. Le rapport du CERC ne partage pas cette analyse. S’il y a instabilité, ce n’est pas une question de contrat, mais de politique d’entreprise, de gestion de personnel. Il faut donc inciter les entreprises à gérer leur personnel différemment, à préférer la flexibilité interne à la flexibilité externe : ce n’est pas un problème juridique, mais un problème économique. Quant à l’insécurité de l’emploi, dans la mesure où elle concerne non pas l’ensemble des salariés, mais les plus fragiles d’entre eux, il y a une responsabilité de la société tout entière : la formation devrait être plus axée sur ces salariés fragiles, alors qu’ils en sont généralement privés. De même la validation des acquis de l’expérience peut leur permettre de faire valoir des atouts que les employeurs ignorent aujourd’hui. Enfin, et surtout, s’il y a montée de l’insécurité pour les plus fragiles, c’est avant tout parce que l’emploi fait défaut : vous aurez beau réformer autant que vous voudrez le marché du travail, le rendre plus ceci ou moins cela, la pénurie d’emplois amènera toujours les salariés les moins bien lotis de la file d’attente à être victimes d’un tri sélectif. Alors que la responsabilité première de la lutte contre l’instabilité repose sur les entreprises, la responsabilité première de la lutte contre l’insécurité repose sur la collectivité.

- que pourrait-on faire pour améliorer la situation ?

L’exemple néerlandais montre que l’on peut trouver des solutions réduisant l’insécurité sans réduire la flexibilité. Mais d’autres exemples sont intéressants. Je n’en évoquerai qu’un : celui des personnes qui assurent la garde des enfants pour faciliter l’accès à l’emploi du parent (la femme dans 98 % des cas en France) qui, jusqu’alors, avait la responsabilité de s’occuper de l’enfant durant les heures habituelles de travail. En France, nous avons choisi de solvabiliser la demande : des aides sont versées aux parents pour financer une assistante maternelle par exemple, tandis que d’autres aides (fiscales) permettent d’employer des personnels de service à domicile. Or toutes ces aides multiplient les « bouts d’emploi », avec des garanties inexistantes ou insuffisantes : en cas de décès du particulier employeur, le contrat de travail disparaît, les dispositions de la convention collective sont parfois ignorées, les droits à formation jamais utilisés en faveur du salarié, etc. Et, dans le meilleur des cas, il ne s’agit que d’un temps partiel. Au contraire, en Suède, l’organisation de la garde d’enfants relève d’un service public communal : le droit de faire garder ses enfants est assuré, et le paiement du service est fonction du revenu (faible pour les revenus faibles, élevé pour les revenus élevés). Grâce à cette organisation, il y a mutualisation des « bouts d’emploi », mais aussi meilleur respect des droits des salariés sans que cela desserve les usagers. On pourrait avoir une réflexion analogue pour l’APA (allocation pour personnes âgées dépendantes) : remplacer des prestations dites « de gré à gré » (entre un particulier employeur et un salarié chargé de fournir le service) par des prestations remplies par une association spécialisée, qui recevrait les aides et facturerait en conséquence, permettrait de transformer ce type de services en emplois professionnels de meilleure qualité, à la fois moins instables et susceptibles d’évolutions de carrière.
Il faut donc se méfier : ce n’est pas forcément en édictant une législation plus protectrice que les choses peuvent s’améliorer. C’est surtout en réflechissant aux conséquences des politiques publiques existantes, en « conscientisant » les acteurs sociaux et en les incitant à trouver, au cas par cas, des solutions permettant d’allier flexibilité et sécurité.

Propos recueillis par Louis Maurin. Le rapport est disponible sur le site du Cerc.

Photo / Jérémy Demay

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Date de première rédaction le 24 février 2005.
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