Actualité de l’Observatoire

L’Observatoire des inégalités : 10 ans déjà !

En dix ans, l’information sur les inégalités s’est améliorée, et l’Observatoire des inégalités a contribué à ce changement. En revanche, les politiques de lutte contre les inégalités n’ont pas toujours été à la hauteur. Par Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 19 novembre 2013

https://www.inegalites.fr/L-Observatoire-des-inegalites-10-ans-deja - Reproduction interdite


10 ans déjà ! C’est l’occasion de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur et de se poser la question de l’utilité de la démarche. Etait-il utile de créer un Observatoire des inégalités ? En dix ans, un gros travail a été réalisé avec des moyens très réduits. Mais le bilan en termes de politiques publiques reste bien mitigé.
Revenons au printemps 2003. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. On dissertait alors sur ’l’équité’ à la place de l’égalité. Les conservateurs comme les socio-libéraux estimaient qu’il fallait augmenter les inégalités pour davantage inciter à l’initiative et accroître le dynamisme économique au bénéfice de tous… La relance de la consommation par l’augmentation des revenus des riches était sensée profiter aux plus pauvres. D’où les baisses d’impôts amorcées sous la gauche en 2000. Ceux qui tentaient de faire entendre leur voix sur le sujet, parfois depuis quelques années, du mensuel Alternatives Economiques [1] au Réseau d’alerte sur les inégalités [2], n’étaient pas légion [3].
En dix ans, le débat public a changé. La gauche de gouvernement s’est emparée du thème, comme la droite avec la sécurité. L’enrichissement des riches est vilipendé. Peut-on s’en satisfaire ? Loin s’en faut… La ’nécessaire’ réduction des inégalités occupe les discours - des mêmes qui hier jugeaient la question « dépassée » -, mais les actes ne suivent pas vraiment. La critique des privilèges s’en tient souvent à dénoncer une élite ultra-riche (lire notre article). Quelques mois après avoir accédé au pouvoir, ces discours ont d’ailleurs été rangés au magasin des accessoires de communication, le ministre de l’économie en personne se plaignant du ’ras-le-bol fiscal’.

Eclairer le débat public

A quoi a donc servi l’Observatoire des inégalités ? Ses fondateurs [4] avaient une ambition très modeste : établir un panorama des inégalités présentes dans notre société, contribuer au débat public pour réduire ce phénomène. Sans moyens, son influence restera logiquement limitée. L’Observatoire des inégalités qui n’a pas grand chose à vendre (hormis par la suite quelques publications et des formations), refuse la publicité sur son site Internet, le mécénat des grandes entreprises et ne se lance dans aucun partenariat de grande envergure. Son absence d’attache politique, sa volonté de s’adresser au plus grand nombre et le fait d’avoir un siège en province (à Tours) sont d’ailleurs sans doute pour partie à l’origine de la difficulté de certains commentateurs d’y rattacher une étiquette. Aujourd’hui, seulement 10 % de son budget provient de subventions publiques [5]. Cette indépendance lui donne une liberté éditoriale qui constitue l’un des piliers de son succès, mais la rançon de cette stratégie reste une limite d’audience.
Même si l’Observatoire des inégalités a mis sur la table avec cinq ou six années d’avance un certain nombre de données - notamment dans le domaine des inégalités de revenus -, il n’a joué qu’un rôle secondaire dans le retour en force des inégalités dans le débat public. La preuve en est apportée par l’ancien président de la République Jacques Chirac, qui, dès 1995, s’était emparé du concept de « fracture sociale ». En décembre 2003, dans un discours prononcé à l’Elysée, il lance : « La persistance voire l’aggravation des inégalités, ce fossé qui se creuse entre les quartiers difficiles et le reste du pays, font mentir le principe d’égalité des chances et menacent de déchirer notre pacte républicain ». L’Observatoire des inégalités est alors inconnu, hormis des lecteurs du mensuel Alternatives Economiques (partenaire historique de notre organisation) et du quotidien Le Monde [6]. Bref : l’Observatoire a alimenté un débat qui s’est amplifié de lui-même.

Sensibiliser

Rapporté à ses moyens, l’action de sensibilisation est cependant loin d’avoir été marginale. Dès sa fondation, l’Observatoire des inégalités avait pour ambition de nourrir un débat ouvert, à destination d’un large public, sur l’ensemble des dimensions du problème, du niveau local aux inégalités planétaires, des inégalités entre les femmes et les hommes en passant par les revenus, la santé, l’éducation ou le logement. L’objectif de l’organisation n’a jamais été de s’adresser aux plus sensibilisés ou à une minorité militante déjà convaincue qui a les moyens de s’informer par elle-même. Informer gratuitement les sur-informés n’aurait fait qu’augmenter au fond les inégalités dans l’information sur les inégalités…
Certes, la dénonciation radicale, la dramatisation des enjeux aurait pu décupler notre visibilité dans les milieux les plus politisés. Le sensationnalisme fait vendre. Sans doute, l’enrichissement démentiel d’une poignée de dirigeants et la misère dans laquelle vivent une partie de nos concitoyens indignent tant ils heurtent frontalement nos valeurs. Mais l’exagération a un coût élevé (lire notre article sur la mesure de la pauvreté). Pour nous, elle n’aurait servi qu’à décrédibiliser l’information, à alimenter la critique d’un modèle social qui reste parmi les plus performants au monde, et au fond à nourrir la crainte des populations les moins favorisées et en particulier les jeunes, conduisant au repli sur soi et à la mise en sommeil des revendications. La crainte du chômage finit par faire taire nombre de salariés.
Les données et analyses de l’Observatoire des inégalités ont été largement diffusées. 16 000 internautes se sont abonnés à notre lettre d’information électronique mensuelle et entre 6 et 10 000 personnes visitent chaque jour www.inegalites.fr. Chacun dans son domaine peut se doter d’éléments d’information et de débat. Son action à destination des plus jeunes (www.jeunes.inegalites.fr) ouvre son public sur le long terme. Le travail réalisé depuis l’an dernier en direction des adolescents ne portera ses fruits que d’ici 10 ou 20 ans. Des centaines d’articles de presse ont rendu compte de nos travaux [7]. Des dizaines d’interventions dans des débats publics ont été réalisées dans l’ensemble de la France, et nos journées de formation « Comprendre les inégalités » ont déjà touché plus de 150 personnes. Des manuels scolaires aux formations en passant par les relations avec l’univers associatif, une partie de la diffusion des informations de l’Observatoire des inégalités s’est faite par l’intermédiaire de relais d’opinion : enseignants, travailleurs sociaux, professionnels de la santé, élus, syndicats… Les partenariats établis avec Emmaüs dès 2004 puis avec la Fondation Abbé Pierre, illustrent l’utilisation de nos outils dans le cadre associatif.

Un contexte économique politique défavorable

Si la sensibilisation aux inégalités a été réelle, les politiques publiques ont en revanche avancé beaucoup plus lentement. Le contexte, il est vrai, était peu propice. Ces dix dernières années ont été occupées par deux législatures (de 2002 à 2012) d’une majorité pour laquelle la priorité n’était pas l’égalité, mais le progrès par la libération des énergies individuelles. Que l’on partage ou non ce projet - qui mis en pratique a été, dans les faits, une version très modérée du néolibéralisme anglo-saxon des années 1980 - l’action des gouvernements dans le domaine des inégalités n’a jamais été une grande priorité entre 2002 et 2012, malgré les discours entendus (soutenir les ouvriers, réduire la pauvreté d’un tiers, etc.).
Au crédit de ces majorités, les dix dernières années ont été marquées par une croissance faible qui a réduit les marges de manœuvre. Insérée dans l’économie mondiale dont elle profite, la France est aussi soumise aux effets de la conjoncture internationale. Le manque de moyens a forcément limité les marges de manœuvre des politiques publiques. La montée du chômage - qui constitue l’un des piliers de la hausse des inégalités de revenus - n’est pas uniquement imputable à un mauvais pilotage de l’action publique. Inciter par exemple aux heures supplémentaires (2007) quand le travail manque - notamment pour les plus jeunes - a assombri encore le tableau, mais finalement de façon marginale.
Il est beaucoup plus facile de répartir plus équitablement les parts d’un gâteau qui s’accroît que quand celui-ci a tendance à diminuer. Celui qui disposait de la plus petite part peut être mieux servi, sans modifier la taille de la part la plus importante. Il en est de même pour les inégalités de revenus. En la matière, une erreur majeure a été faite en 2000 par le gouvernement de Lionel Jospin. La croissance est repartie entre 1997 et 2000, et l’on parlait alors d’une ’cagnotte fiscale’ qui, au lieu d’être redistribuée et de servir à éponger les déficits, a été attribuée en grande partie en cadeaux fiscaux aux plus aisés. Mais le sommet de l’injustice a été atteint à l’été 2007 quand un chèque de 15 milliards d’euros a été accordé pour l’essentiel aux plus aisés (la loi TEPA). Il faudra attendre 2010 et des finances publiques au bord du gouffre pour que cessent les cadeaux fiscaux… En période de récession, redistribuer la richesse devient politiquement beaucoup plus douloureux, car il faut prendre aux uns pour donner aux autres.

Un bilan des politiques publiques en demi-teinte

Le bilan des politiques doit lui-même être abordé avec nuances. Ces dix dernières années n’ont pas apporté que des mauvaises nouvelles. Aucun gouvernement ne s’est lancé ouvertement dans une politique de redistribution de la richesse, mais des avancées ont, malgré tout, été réalisées, en dépit de la couleur politique des uns ou des autres. En matière de lutte contre les discriminations - même si là la pression européenne a beaucoup joué - un dispositif étendu a été mis en place. La création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, intégrée par la suite dans l’ensemble coordonné par le ’Défenseur des droits’, a constitué un progrès, même si en pratique son action se résume trop souvent à de la communication. Le droit accordé aux personnes de même sexe de se marier ne concernera qu’une part infime de la population, mais il constitue une avancée symbolique. Les inégalités dont sont victimes les femmes, de la sphère domestique à l’emploi, ont été beaucoup plus médiatisées. La critique de l’inégalité des chances, entre individus, a progressé. C’est une maigre avancée, qui souvent occulte la puissance des hiérarchies sociales, mais une avancée tout de même [8].
Dans le domaine des politiques sociales, la précédente majorité a sérieusement augmenté le minimum vieillesse ainsi que l’allocation adulte handicapé (+25 %). Il est vrai que les minima sociaux à destination des plus modestes n’ont que faiblement augmenté et les jeunes en demeurent toujours écartés sauf rares exceptions. L’un des progrès les plus nets réside sans doute dans la construction de logements sociaux. Encore insuffisantes pour répondre aux besoins dans les plus grandes villes et orientées vers une production de logements sociaux destinés à des couches plus favorisées, les politiques en la matière ont malgré tout changé avec la mise en place du Programme national de renouvellement urbain et de l’Agence nationale du renouvellement urbain en 2003. Sur ce sujet, la violence des émeutes de 2005 dans les quartiers dits prioritaires a joué un rôle d’accélération bien plus grand que tel ou tel observatoire ou cercle de pensée… A l’époque, la médiatisation des faits hors des quartiers en difficulté a créé une véritable peur dans les quartiers aisés, que les violences urbaines commençaient pour une fois à atteindre...
Une partie centrale de la lutte contre les inégalités se joue à l’école. Dès son origine, l’Observatoire des inégalités avait mis en avant les inégalités sociales dans le domaine de l’éducation, dont l’effet structurel est finalement plus profond que l’enrichissement des riches. En 2003, il faut le rappeler, l’air du temps était à ’l’individualisation des parcours’, à la re-création de filières précoces, à la critique des zones d’éducation prioritaires. Avant 2012, les politiques n’ont jamais eu comme objectif de réduire les écarts. Les réseaux d’aide aux élèves les plus en difficulté ont même vu leurs effectifs se réduire. La réforme proposée par le gouvernement actuel n’aura qu’un faible effet au final sur les contenus enseignés et le système d’évaluation, mais elle allait dans le bon sens. Reste que les lobbys scolaires conservateurs ont eu raison des velléités de changement dans ce domaine.

Faire un bilan : mission impossible

Dresser un véritable bilan des politiques publiques en matière de lutte contre les inégalités reste en pratique hors de portée. Sans parler du domaine privé - les inégalités en matière de partage des tâches domestiques se réduisent lentement -, il faudrait pouvoir par exemple observer à la loupe les politiques territoriales. Que se passe-t-il dans chaque commune ? Combien œuvrent au quotidien avec un véritable projet, et combien se désintéressent de la question au profit de politiques d’apparat ? La question transcende en partie le clivage gauche-droite. En matière d’action locale, la couleur politique n’a pas toujours un rôle décisif dans le domaine de la lutte contre les inégalités.
Au final, l’action de l’Observatoire des inégalités, inscrite dans un contexte défavorable, a sans doute contribué à mettre en avant la question des inégalités. Ses bénévoles et salariés, ainsi que tous ceux qui l’ont soutenu à un moment ou à un autre (plusieurs centaines tout de même) ont permis de poser des bases rigoureuses à un débat confus, en dressant un état des lieux sérieux. Avec des valeurs clairement affichées, mais soumises en permanence à la critique. En refusant la facilité de la dramatisation et les boucs émissaires désignés. Un discours qui tente de refléter la complexité des sociétés contemporaines. Le rôle de l’Observatoire des inégalités est difficilement mesurable, il n’a rien de révolutionnaire et les décideurs politiques n’ont pas eu une révélation soudaine. Rien d’étonnant ! Au final, un certain nombre de citoyens ont construit un outil d’information, utilisable par le plus grand nombre, qui permet de lutter davantage à armes moins inégales contre ceux qui prospèrent de l’accroissement des écarts. En cela, les objectifs de départ ont été, finalement, assez bien remplis. Mais à l’évidence, bien plus d’une décennie de travail s’ouvre à nous. Malheureusement.

Louis Maurin

Remerciements
L’action de l’Observatoire n’aurait jamais été possible sans le soutien de ses partenaires et d’un certain nombre de citoyens mobilisés, d’opinion très diverses. Tous sont loin de partager tout ce que nous pouvons publier [9], mais ont appuyé la démarche.

Merci d’abord à tous les donateurs individuels et leurs nombreux messages de soutien.

Merci à nos soutiens d’hier (Emmaüs, Le Compas, la mairie de Tours, la Fondation pour le progrès de l’homme, l’Institut Veblen) et d’aujourd’hui (Alternatives Economiques, la Région Centre, l’Afev et la Fondation Abbé Pierre) [10]. Sans oublier l’Union européenne qui a soutenu deux de nos actions.

Merci à tous les membres de notre conseil scientifique, un parrainage intellectuel indispensable.

Merci aux bénévoles actuels qui œuvrent pour l’Observatoire.

Un merci particulier pour leur engagement passé dans l’équipe permanente de l’Observatoire : Pascale Delhaye (ancienne responsable de l’antenne parisienne), Bruno Devaux (deuxième webmestre), Serge Monnin (fondateur et premier webmestre), Ludovic Lepeltier-Kutasi (responsable du réseau européen et troisième webmestre), Nicolas Marichez (ancien responsable iconographique), Cédric Rio (ancien responsable de l’antenne parisienne et du réseau européen), Patrick Savidan (fondateur et ancien président).

Merci aussi pour leur contribution : Association Jeunesse et Habitat (Tours), Odile Al-Daghistani, Bernardette Alcaraz, Brigitte Bécard, Pierre Billion, Nathalie Bonini, Charlotte Chartan, Louis Chauvel, Paule Dandoy, Camille Dorival, Claudine Ducol, L’équipe de l’Entraide Ouvrière, Philippe Frémeaux, Sylvie Le Golvan, Jean-Marie Malsacré (Ouvaton), Christine Martin, Pascale Maurel, Claire Maurin, Christelle Méchine, Xavier Molénat, Christian Moron, Benoît Nivelle, Arielle Pieroni-Garcia, Frédéric Plouy-Rossard, Christophe Robert, Frédéric Schneider (Signetis), Le Secours Catholique d’Indre-et-Loire, Val (Calle-Luna), les frères Volo, Pierre Volovitch et les Wriggles. Ainsi que les nombreuses autres personnes qui ont à l’occasion conforté notre démarche.

[1Voir : « Les riches », Alternatives Economiques, Hors-série n°25, juillet 1995

[2qui publiait alors le « Bip40 »

[3Voir « Déchiffrer les inégalités », Alain Bihr et Rolland Pfefferkorn, éd. Syros, 1995

[4Trois personnes se mettent au travail en fait dès 2002, au lendemain de l’élection présidentielle : Serge Monnin (créateur du site), Patrick Savidan (président) et Louis Maurin (directeur).

[5De la Région Centre qui contribue au financement du tiers d’un emploi d’administration. Certaines années, l’Observatoire des inégalités reçoit, pour des programmes précis, des financements européens

[6Voir « Inégalités, la myopie française », Le Monde, 1er novembre 2003

[7Nos données semblent si intéressantes à certains auteurs, qu’ils s’en emparent sans juger bon de citer leurs sources...Plusieurs auteurs d’ouvrages ont purement et simplement recopié une partie de nos textes. Cette pratique est regrettable sur le plan des valeurs, mais après tout c’est bien la diffusion des idées qui compte…

[8La « diversité » sert souvent à faire diversion, la « parité » à faire oublier la précarité, etc.

[9Au sein même de l’Observatoire, les opinions divergent !

[10Voir notre page partenaires

Date de première rédaction le 19 novembre 2013.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)