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Faut-il des statistiques « ethniques » ?

Faut-il ou non des statistiques dites « ethniques » ? Le débat entre les « pour » et les « contre » est souvent très virulent. Essayons de comprendre les arguments qui s’opposent.

Publié le 10 juillet 2020

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Origines

Avant de se demander si on a besoin des statistiques ethniques, il faut bien comprendre de quoi on parle. Mais au fait, de quoi s’agit-il ? Ces statistiques n’ont rien de réellement « ethnique » ! Il ne s’agit pas de mesurer les populations selon leur « ethnie » d’appartenance, le concept d’ethnie renvoyant à des groupes de populations partageant une culture commune (notamment une même langue). Ces statistiques cherchent en fait à mesurer les populations en fonction de facteurs de discriminations, notamment la couleur de la peau.

Les partisans de ce type de données soulignent que mesurer un phénomène permet d’avoir un débat informé, de le rendre concret pour attirer l’attention de l’opinion publique. Grâce à ces statistiques, on pourrait par exemple connaître le taux de chômage des Noirs par rapport aux Blancs, indépendamment de leur nationalité, de leur niveau de diplôme ou de leur expérience. Cela permettrait de montrer s’il existe ou non des discriminations.

Certes, il existe des opérations dites de « testing », réalisées à partir de candidatures similaires (pour un emploi, un logement, etc.), qui ne diffèrent que par l’origine supposée des candidats. Elles dévoilent l’existence de discriminations dans un secteur et à un moment donnés. Mais elles ne permettent pas d’obtenir de données globales, ni de suivre l’évolution du phénomène dans le temps. Certains chercheurs utilisent le prénom et le nom de famille comme marqueur de l’origine, mais une part d’imprécision demeure.

Ces statistiques pourraient contribuer à faire la part des choses, à remettre à sa juste place la question de la discrimination par rapport à d’autres formes d’inégalités dont sont victimes les étrangers ou les immigrés (précarité, moindre qualification, etc.). On peut tout à fait imaginer d’ailleurs que ces données relativisent l’ampleur du phénomène.

Disposer de statistiques ethniques ne se limite pas à un besoin de connaissance. Elles ont pour objectif de renforcer l’efficacité des politiques de lutte contre les discriminations en pointant les points les plus problématiques. Elles peuvent par exemple servir de base à la mise en place de politiques de « discrimination positive [1] ».

Les opposants aux statistiques ethniques soulignent de leur côté que la couleur de la peau n’est pas une information objective comme l’âge ou le genre. Ce facteur s’avère particulièrement difficile à apprécier. À partir de quel degré une peau est-elle « blanche » ou « noire » ? Suffit-il de se sentir soi-même « noir » ou « blanc », ou bien doit-on utiliser un critère objectif ? Comment traite-t-on des populations métisses ? On comprend que l’opération est difficile : on risque vite de multiplier les catégories.

Pour ceux qui sont contre, les statistiques ethniques conduiraient en outre à penser la société à travers des communautés « culturelles » ou religieuses. En cela, elles pourraient avoir un effet « auto-réalisateur », c’est-à-dire contribuer à faire émerger des groupes qui n’existent pas en tant que tels. Les opposants à ce type de statistiques soulignent aussi que la condition des personnes discriminées n’est pas meilleure dans les pays qui les utilisent : elles ne semblent guère utiles concrètement. Selon eux, pouvoir mesurer n’est pas l’essentiel : il faut surtout agir concrètement pour faire respecter l’égalité des droits.

Enfin, le principal argument des opposants aux statistiques dites « ethniques » est qu’il existe un risque de dérapage dans la constitution et le traitement des fichiers. En effet, en cas de généralisation, il y aurait de grands risques d’utilisation à des fins néfastes envers les populations déjà victimes de discrimination. Ces données peuvent se retourner contre ceux qu’elles doivent servir. Le sort des populations juives en particulier, lors de la Seconde Guerre mondiale, reste présent dans les mémoires.

Comment trancher ? En France, les statistiques ethniques restent interdites. Toute donnée n’étant pas bonne en soi, il faut effectivement mesurer les risques de chaque opération statistique. Aujourd’hui, les partisans des statistiques ethniques ne revendiquent d’ailleurs pas la constitution de fichiers administratifs ou d’entreprise, conscients des risques que cela pourrait avoir. En revanche, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) peut autoriser l’utilisation de données de ce type dans le cadre de travaux de recherche.

Si ces données n’existent pas, c’est aussi que les chercheurs ne disposent que de peu de matériau, que les données sont compliquées à obtenir et qu’il n’existe pas au fond une grande mobilisation sur ce sujet. Une grande enquête menée sur les trajectoires et origines des personnes issues de l’immigration a été autorisée en 2007, mais la question qui était prévue sur la couleur de la peau a dû être retirée après une vive polémique. La prochaine est en cours. Il y a certainement besoin d’en accélérer le rythme et de mettre davantage l’accent sur la mesure des discriminations. On en est pourtant encore très loin. La société française demeure très frileuse dans ce domaine : les opposants aux statistiques ethniques ont, pour l’instant, remporté la partie.


[1Discrimination positive : action publique qui consiste à favoriser une catégorie de population que l’on juge structurellement discriminée.

Date de première rédaction le 24 janvier 2008.
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