Point de vue

Et si l’on s’intéressait vraiment aux enfants pauvres ?

Les travaux qui traitent de la pauvreté ne s’intéressent pas vraiment aux enfants et ceux qui parlent des enfants délaissent la question de la pauvreté. Le point de vue de Vanessa Stettinger, sociologue à l’université de Lille 3.

Publié le 16 juin 2015

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Modes de vie

Notre pays compte entre un et deux millions d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté, suivant la norme utilisée de 50% ou de 60% du niveau de vie médian [1]. En France, les travaux qui traitent de la pauvreté ne s’intéressent pas vraiment aux enfants eux-mêmes. Ceux qui parlent des enfants délaissent la question de la pauvreté. Comment expliquer cette situation ?

Les travaux sur le thème des « enfants pauvres », se sont multipliés en France au début des années 1990, dans le sillage des États-Unis et du Royaume-Uni. Ils traitent d’abord du devenir de ces enfants. Mais en soulignant les conséquences de la pauvreté dans leur vie d’adulte, ils finissent par occulter leur vie d’enfant au quotidien. A cela s’ajoute une inclinaison au misérabilisme vers laquelle portent ces recherches. On ne parle pas beaucoup d’enfants, mais surtout de pauvres. L’accent porté sur la transmission des handicaps sociaux oriente les travaux en direction des difficultés rencontrées dans l’enfance d’une part (maltraitance, placement, difficultés familiales…) puis dans la jeunesse (délinquance, échec scolaires) et à l’âge adulte (chômage, recours à l’aide sociale, problèmes de santé…), puis les relie les unes aux autres d’autre part. On parle de l’enfant à partir de ses carences, de ses handicaps et de ses déficits. Sans nier les difficultés sociales associées à la pauvreté dans l’enfance, une telle approche laisse dans l’ombre d’autres dimensions toutes aussi importantes de l’expérience de ces enfants qui sont davantage explorées dans d’autres secteurs de la sociologie. Bref, l’enfant qui vit dans la pauvreté a aussi une vie d’enfant.

L’« enfant riche » de la sociologie de l’enfance

Le problème, c’est que les travaux réunis sous la bannière d’une « sociologie de l’enfance », qui traitent eux de la vie des enfants, ne se préoccupent pas vraiment de l’enfant vivant dans la pauvreté. Ici on parle d’enfants, mais pas beaucoup de pauvres… La plupart des enquêtes recrutent leurs sujets parmi les classes moyennes, voire supérieures. Si elles établissent des distinctions en fonction de l’âge ou du genre, les enfants qu’elles étudient forment souvent un groupe social homogène, ou au moins sont traités comme tels. En postulant l’existence d’une « culture enfantine » unique et partagée par tous ses membres, une partie des travaux issus de cette sociologie de l’enfance évacue la question de la différenciation sociale de l’univers des enfants. L’enfant de la sociologie de l’enfance est conçu en tant qu’acteur de sa vie, inséré dans un quotidien riche en activités. Il est alors porteur d’une parole et son écoute conditionne la compréhension de son vécu. Les travaux de la « sociologie de l’enfance » convergent pour mettre en évidence la richesse de sa vie sociale.
La lecture des travaux sur les enfants vivant dans la pauvreté et ceux du courant de la sociologie de l’enfance nous permettent de dresser deux constats. Le premier concerne le peu d’intérêt en France pour les « enfants pauvres », à la différence des Etats-Unis ou de quelques pays de l’Amérique du Sud. Ils ne sont n’est pas considérés comme un problème social important au point de mobiliser les communautés politiques et scientifiques. Le deuxième tient à la façon dont les quelques travaux existants appréhendent ces enfants. L’accent mis sur les conséquences de la pauvreté pour leur avenir laisse encore largement inexplorées certaines dimensions du vécu des enfants, comme leur rapport au jeu, au loisir et au sport, à la lecture, aux nouvelles technologies et à la télévision, à l’argent et aux consommations, aux relations familiales et aux interactions entre pairs, sans oublier leur rapport à l’alimentation, au corps et à la santé.

Changer de regard

Il est temps de changer de regard sur l’enfance pauvre. Ce changement passe tout d’abord par l’attribution d’une place aux « enfants pauvres » dans la sociologie française traitant des enfants. Leur rapprochement permettrait ainsi de découvrir des facettes de la vie des « enfants pauvres » jusqu’alors opacifiées par leur pauvreté même. Cette place leur permettrait d’être vus comme des enfants qui participent à la construction de leur réalité sociale, mais aussi de sortir d’un certain misérabilisme. De son côté, la sociologie de l’enfance doit s’ouvrir davantage à la question des inégalités sociales. Pour que ce regard change, encore faudrait-il que politiques et scientifiques décident que les enfants pauvres constituent une question sociale de première importance.

Vanessa Stettinger, maîtresse de conférence à l’Université de Lille 3.

Ce texte reprend les principales idées développées dans l’article « Pour une approche sociologique renouvelée des « enfants pauvres » », Vanessa Stettinger, Sociologie, 2014/4 Vol. 5, p. 441-453.

Photo : Ivan Constantin


[1Des enfants qui ne sont pauvres que parce que leurs parents le sont.

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Date de première rédaction le 16 juin 2015.
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