Et si l’on appliquait les seuils de pauvreté mondiaux aux pays riches ?
Qui vit avec moins de deux dollars par jour en France ou en Roumanie ? Si on appliquait à l’Europe et aux États-Unis les mêmes seuils de pauvreté qu’au monde en développement, on révèlerait l’ampleur de l’extrême pauvreté dans les pays riches. Une analyse du sociologue Julien Damon.
Publié le 11 septembre 2024
https://www.inegalites.fr/Et-si-l-on-appliquait-les-seuils-de-pauvrete-mondiaux-aux-pays-riches - Reproduction interditeSi les pays riches semblent épargnés par l’extrême pauvreté qui affecte encore massivement le monde en développement, ils ne l’évitent pas totalement. Loin de là. Ces réalités sont patentes dans les rues des grandes villes de France. Elles sont cependant souvent – voici un paradoxe saisissant – absentes des statistiques nationales sur la pauvreté. Ainsi, les sans-abri, pourtant les plus défavorisés, ne comptent pas, en France, dans les statistiques de la pauvreté [1]. Celles-ci sont élaborées à partir des « ménages ordinaires », ce que les sans-domicile ne sont pas.
Quel serait le niveau de la pauvreté si l’on utilisait les seuils utilisés par la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté dans le monde ? Appliquer une démarche utilisée pour le monde entier à un pays comme la France invite à se pencher plus sérieusement encore sur son extrême pauvreté qui, pour échapper aux statistiques, n’échappe ni à la vue de tous ni aux controverses sur l’efficacité des politiques publiques.
Depuis 2015, les bases de données de la Banque mondiale rassemblent des informations disponibles pour l’ensemble des pays. Les seuils de pauvreté utilisés sont de 2,15, 3,65 et 6,85 dollars de pouvoir d’achat par jour (soit environ 60, 100 et 190 euros par mois). Ce sont des seuils dits « absolus », fixés à un montant donné, alors que dans les pays riches, on mesure le plus souvent la pauvreté de manière en proportion du niveau de vie médian, celui qui partage l’effectif des ménages en deux.
La pauvreté mesurée par la Banque mondiale dans quelques pays riches Unité : % de la population totale | |||
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Au seuil de 2,15 dollars par jour | Au seuil de 3,65 dollars par jour | Au seuil quotidien de 6,85 dollars par jour | |
France | - | 0,1 | 0,4 |
États-Unis | 0,3 | 0,5 | 1,3 |
Danemark | 0,2 | 0,2 | 0,4 |
Suède | 0,4 | 0,5 | 0,9 |
Bulgarie | 0,3 | 1,4 | 4,5 |
Roumanie | 1,4 | 3,9 | 10,0 |
Source : Banque mondiale – Données 2020 – © Observatoire des inégalités
Jusqu’en 2015, les données relatives à l’extrême pauvreté étaient rarement renseignées pour les nations industrialisées. Elles le sont aujourd’hui, même si elles restent largement sujettes à caution et ne sauraient être exploitées sans de grandes précautions. Un rapide tableau, pour quelques pays contrastés, offre néanmoins quelques enseignements.
Si l’extrême pauvreté est marginale, elle existe
Impossible de savoir combien de personnes en France vivent avec moins de 2,15 dollars par jour, car les données n’existent pas. En revanche, des chiffres apparaissent pour les autres bornes. Ainsi, au seuil de 3,65 dollars, le taux de pauvreté est de 1 personne pour 1 000. Au seuil de 6,85 dollars, il monte à 0,4 % de la population. Ces chiffres sont très discutables car ils ne prennent pas en compte les sans domicile, mais ils rappellent que si l’extrême pauvreté est marginale, elle existe.
Les observations sont similaires pour d’autres pays européens riches et à haut niveau de protection sociale comme le Danemark et la Suède. Pour les États-Unis, le volume de l’extrême pauvreté se révèle plus élevé (1,3 % au seuil à 6,85 dollars). Et si on prend des pays que l’on peut considérer comme relativement pauvres au sein de l’Union européenne, les chiffres sont encore plus frappants. Ainsi, l’extrême pauvreté affecte 1,4 % de la population roumaine au seuil de 2,15 dollars. À 6,85 dollars, 10 % des Roumains sont concernés, 5 % des Bulgares, contre moins de 0,5 % des Français.
Appliquer les seuils de la Banque mondiale remet en perspective le débat sur la pauvreté. Ces indicateurs sur l’extrême pauvreté donnent notamment une idée de la puissance nationale des mécanismes correcteurs de protection sociale, en particulier de l’aide sociale. Si partout des progrès restent à faire, car l’éradication de la pauvreté n’est nulle part une réalité, l’importance des couvertures et des garanties sociales, avec des minima sociaux pour dépasser l’indigence absolue, est évidente.
Ce texte est adapté et extrait de « La pauvreté globale : définitions, évolutions et objectifs de développement durable », Julien Damon, in Dossier Inégalités et pauvreté en comparaison internationale, Regards n° 63, EN3S, juin 2024.
Julien Damon est conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale.
Photo / © R. Pau, Pxhere
[1] Rappelons que les sans domicile comprennent des personnes qui dorment dans des centres d’hébergement et les sans-abri.
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