Point de vue

Crise : face à la pauvreté, pourquoi le compte n’y est pas

Les réponses gouvernementales à la crise considèrent la pauvreté comme un problème ponctuel, alors que celle-ci appelle des réponses de fond. La population précaire n’a pas besoin de charité temporaire mais de vivre plus décemment. Le point de vue d’Anne Brunner, de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 11 décembre 2020

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Revenus Pauvreté

Les mesures économiques prises par le gouvernement en mars 2020 ont préservé efficacement les revenus d’une grande majorité de la population. Les premières projections montrent que le recul exceptionnel du produit intérieur brut (PIB) attendu en 2020, de l’ordre de 10 %, n’aura qu’un effet très contenu sur l’ensemble des revenus des ménages (- 0,2 % selon la note de conjoncture de l’Insee d’octobre 2020). L’État a pris à sa charge l’essentiel du choc. Pourtant, la crise économique qui nous frappe est très inégalitaire. Et les réponses politiques apportées ne répondent pas aux besoins des plus modestes, en particulier des jeunes précaires.

Pour maintenir les revenus des ménages, le gouvernement a ouvert les vannes de la dépense publique de façon massive et inédite : prise en charge du chômage partiel, aides aux indépendants et aux entreprises, dépenses de santé, etc. Au total, l’État devrait engager environ 80 milliards d’euros de dépenses supplémentaires [1] par rapport au budget initial (375 milliards pour 2020).

En regard, les mesures destinées aux plus modestes paraissent bien pauvres. Le gouvernement annonce avoir dépensé 2,6 milliards d’euros au total [2]. On se perd dans la multiplication des annonces sans bien suivre ce qui a été décidé.

Essayons de faire le point sur les mesures de soutien aux plus démunis. Les allocataires du RSA ont reçu deux fois 150 euros, en mai et en novembre, auxquels s’ajoutent 100 euros par enfant, octroyés aussi aux familles qui touchent les allocations logement. Par ailleurs, les familles les plus modestes ont reçu 100 euros de majoration de l’allocation de rentrée scolaire. Des chèques de sept euros par jour ont été distribués aux sans-domicile pour leurs achats alimentaires pendant le premier confinement, auxquels s’est ajouté un plan de soutien à l’aide alimentaire [3]. Les moins de 25 ans « les plus précaires » [4] (qui sont, rappelons-le, exclus du RSA) ont reçu un chèque de 200 euros cet été. Début décembre, ils ont touché 150 euros [5]. On ne peut donc pas dire que rien n’a été fait pour les plus pauvres. Mais il ne s’agit que d’aides ponctuelles.

Pourquoi le gouvernement ne saisit-il pas cette crise majeure pour repenser le montant du RSA et garantir un revenu décent aux plus précaires ? Certes, il faut convenir que les allocataires du RSA ne sont pas ceux qui perdent le plus avec la crise. Après tout, ils n’ont pas ou très peu de revenus d’activité à perdre et les prestations sociales continuent de leur être versées comme avant. À ce point du raisonnement, on pourrait même pousser le trait jusqu’à se demander pourquoi mettre en œuvre des mesures d’urgence alors que notre protection sociale prévoit déjà un minimum social pour ceux qui n’ont rien.

En fait, ces mesures d’urgence ne répondent pas seulement aux conséquences de la crise. Au fond, elles révèlent que l’État a conscience de commettre une injustice en condamnant à la misère les jeunes et les personnes de 25 à 65 ans sans ressources.

Premièrement, ces aides d’urgence reconnaissent que le montant du RSA, 500 euros par mois, est trop bas. Depuis 2017, le gouvernement a su relever le minimum vieillesse et l’allocation adulte handicapé à 900 euros par mois pour une personne seule, qui constituent le minimum décent pour les personnes qui ne peuvent pas travailler. De même, en fixant également à 900 euros les ressources garanties temporairement [6] aux travailleurs précaires et saisonniers mis au chômage par le confinement, mais mal indemnisés, la ministre du Travail opte pour ce montant minimum. Il est temps de reconnaitre que l’ensemble des personnes d’âge actif et leurs enfants ont pareillement besoin d’un niveau de vie décent [7] . C’est vrai en temps de confinement. Ça le sera tout autant demain.

Deuxièmement, ces aides ponctuelles reconnaissent la misère et la galère dans laquelle vivent les 18-25 ans sans ressources. En l’absence de RSA, leur situation est encore plus choquante. La « garantie jeunes » reste le seul soutien du revenu accessible aux moins de 25 ans sans ressources, mais elle n’est accordée qu’au compte-gouttes [8] . Même doublé et porté à 200 000 en 2021, le quota de la « garantie jeunes » restera très inférieur au nombre de jeunes non étudiants (560 000) qui ont touché les aides d’urgence ponctuelles.

Pourtant, le président de la République a affirmé le 14 octobre 2020 qu’il était hors de question pour la majorité de relever le montant du RSA ou de l’ouvrir aux jeunes. Selon lui, un minimum social plus élevé risquerait de maintenir les pauvres dans la misère en les décourageant de trouver du travail. Même en admettant un effet de désincitation des prestations sociales, l’argument perd en force dans les circonstances actuelles. Si c’est la crainte de les freiner dans leur recherche d’un travail qui justifie de maintenir les allocataires du RSA très en dessous du seuil de pauvreté (et les jeunes en dehors de tout filet de protection), alors ce motif tient-il encore dans un contexte où l’emploi manque, de façon manifeste et durable, dans des secteurs et métiers qui emploient habituellement les moins qualifiés ? Au minimum, cela impose un relèvement temporaire mais régulier du RSA.

Quel sens garde l’écart entre ce que perçoivent les personnes démunies d’âge actif (qui ont droit à un RSA de 500 euros environ) et les personnes qui ne peuvent pas travailler (900 euros environ pour les personnes de plus de 65 ans ou handicapées) ? Qu’est-ce qui justifie qu’une personne mise en activité partielle touche au minimum le smic, protégée de la misère – et c’est heureux –, alors qu’un chômeur de longue durée ou un jeune en galère n’a pas cette chance ? La différence perd son sens, si elle en a jamais eu un. Si l’intention est de ne pas les décourager, alors il vaut mieux fournir aux plus précaires un minimum vital décent et leur permettre de se loger, se nourrir, se déplacer, se soigner. Toutes ces conditions sont indispensables pour leur permettre de se (re)lancer dans la bataille de la recherche d’un emploi. Il n’y aucune raison de maintenir une échelle de minima sociaux différents selon l’âge ou le handicap.

Une occasion manquée

Malgré les effets d’annonce, le plan de relance et les « nouvelles mesures pour prévenir et lutter contre la bascule dans la pauvreté » de ces derniers mois ne répondent pas aux besoins des jeunes et des plus modestes. Les mesures budgétaires prennent principalement en charge les salariés en CDI dont le travail est mis à l’arrêt. Pouvait-on demander au gouvernement de s’occuper en même temps de la pauvreté, un problème qui existait déjà amplement avant mars 2020 ? L’ambition annoncée des mesures de septembre est de relancer l’économie et de préparer l’avenir, de donner une inflexion plus écologique au pays. Rien n’empêchait l’exécutif de donner également à son plan de relance une inflexion plus solidaire.

Il faudrait sept milliards d’euros par an pour garantir un minimum de 900 euros à tous. Cela permettrait de relever le RSA au niveau des autres minima sociaux et du seuil de pauvreté, et de l’ouvrir aux jeunes de 18 à 25 ans sans ressources. Le gouvernement a préféré miser sur les entreprises. Pour un coût plus élevé (10 milliards par an), il a répondu aux attentes de leurs dirigeants, exprimées bien avant la pandémie, et réduit les impôts des entreprises. Alors que les précédentes baisses d’impôts, qui coûtent déjà des dizaines de milliards d’euros chaque année à la collectivité, n’ont jamais relancé sensiblement l’emploi. Une autre relance était possible, efficace en termes d’emplois, car un euro supplémentaire accordé aux allocataires du RSA est immédiatement utilisé en consommation alors que les baisses d’impôts sont le plus souvent placées en épargne.

Lorsque la crise atteindra les classes moyennes

L’occasion du plan de relance est manquée, mais la crise se poursuit. Pendant que les plus aisés accumulent des dizaines de milliards d’euros sur leurs comptes en banque [9] et que l’on baisse les impôts pour toutes les entreprises, des actifs sont menacés par le chômage et la pauvreté. Dans les mois qui viennent, une partie des indépendants vont faire faillite. Ils n’ont pas tous les mêmes moyens que les patrons et professions libérales les plus aisés. De petits artisans, agriculteurs, restaurateurs, commerçants vont se présenter aux guichets du RSA sans passer par la case chômage indemnisé. Leur chute va être rude, même s’ils ne roulaient pas sur l’or. De même, des jeunes qui arrivent sur le marché du travail vont trouver les portes des entreprises fermées. Ce ne seront pas seulement les décrocheurs sortis de l’école sans diplôme, mais aussi des enfants de milieux plus favorisés. Leurs parents ont des raisons de s’inquiéter. Quant aux personnes actuellement au chômage, même jeunes et qualifiées, une partie risque de voir la situation perdurer et, lorsque leurs droits à indemnités seront épuisés, ils devront se contenter de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), du même montant que le RSA.

Ces « nouveaux pauvres », pour certains d’entre eux issus des classes moyennes, voire aisées, vont-ils faire changer d’avis le gouvernement sur les minima sociaux ? Peut-être sera-t-il plus attentif au sort des enfants de classes moyennes ou aisées, de diplômés qui ressemblent à ses membres... Mais attendre une telle extension de la pauvreté aux classes moyennes pour ouvrir enfin les yeux sur les conditions de vie des plus défavorisés aurait un coût social et politique regrettable.

Anne Brunner

Photo / © Michelle Ziling Ou


[21,8 milliard d’euros de soutien aux ménages les plus modestes et au secteur de l’aide alimentaire, entre mars et septembre 2020, auxquels s’ajoute 1,1 milliard d’aides d’urgence à verser début décembre. Voir « De nouvelles mesures contre la bascule dans la pauvreté », gouvernement.fr, 26 octobre 2020.

[3Les nombreuses mesures de soutien aux revenus des plus modestes, prises entre mars et septembre 2020 par le gouvernement, sont listées par France Stratégie dans la note d’étape du comité d’évaluation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté « La lutte contre la pauvreté au temps du coronavirus », octobre 2020.

[4534 000 jeunes de moins de 25 ans non étudiants et allocataires d’une aide au logement l’ont reçu. L’aide était également ouverte, sur demande, aux étudiants ayant perdu leur travail ou un stage rémunéré, sans conditions de ressources selon l’évaluation de France Stratégie.

[5Début décembre, l’aide de 150 euros devrait concerner les 560 000 jeunes de moins de 25 ans non étudiants touchant des allocations logement, ainsi que l’ensemble des 740 000 étudiants boursiers.

[6Mesure annoncée le 26 novembre pour la période de novembre 2020 à février 2021.

[7Voir la proposition de Noam Leandri et Louis Maurin « Pour la création d’un revenu minimum unique », Observatoire des inégalités, 1er juillet 2019.

[8L’État décide du nombre de jeunes sans ressources qui peuvent accéder pendant un an à une indemnité d’un montant proche du RSA, en contrepartie d’un engagement à s’inscrire dans l’accompagnement d’une mission locale, pour chercher une formation ou un emploi. Ce quota était initialement de 100 000 pour 2020.

[9Les 10 % les plus riches représentent plus de la moitié des 50 milliards d’euros supplémentaires d’épargne accumulée par les ménages à fin août 2020, selon « Dynamiques de consommation dans la crise : les enseignements en temps réel des données bancaires », Conseil d’analyse économique, Focus n° 049-2020, octobre 2020.

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Date de première rédaction le 11 décembre 2020.
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