Analyse

Comment se regroupent les populations dans l’espace urbain ?

Comment se regroupent les populations sur le territoire ? Comment joue l’effet de classe sur la façon d’occuper l’espace ? État des lieux du partage socio-économique de l’espace urbain français par Aurélien Dasré, démographe à l’Institut national des études démographiques (Ined).

Publié le 8 novembre 2013

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Modes de vie Catégories sociales

Le regroupement spatial des populations, qu’est-ce que c’est ?

Le plus facile pour répondre à cette question est de se demander ce que serait une ville ne connaissant pas de phénomène de regroupement. Si les citadins choisissaient leur lieu de résidence en ne tenant compte d’aucun facteur (économique, environnement...), on peut se dire qu’ils se répartiraient de façon aléatoire. En d’autres termes, leur répartition serait équivalente à celle que l’on observerait si l’on décidait d’attribuer au hasard un logement à chaque personne grâce à une loterie. Sous cet angle, le regroupement spatial est donc la capacité que vont avoir les individus à s’écarter de cette répartition aléatoire en raison de leurs envies ou de leurs contraintes, de résider dans des espaces précis.

C’est précisément cet écart que nous allons mesurer ici : en quelle mesure la localisation des ménages s’écarte de celle que l’on aurait observée si ces derniers n’effectuaient aucun choix résidentiel spécifique. Pour mesurer cet écart, nous utiliserons l’indice de ségrégation. Il représente le pourcentage d’individus qui devraient déménager afin d’obtenir une répartition aléatoire - et donc homogène - de la population au sein d’un territoire. Bien sûr, cet écart peut se manifester de diverses manières au sein des villes. Les individus peuvent ainsi se regrouper à un niveau géographique fin : forte présence dans des quartiers très précis ; ou, au contraire, se regrouper selon des échelles géographiques plus larges : forte présence dans le centre-ville et absence dans les quartiers périphériques par exemple. On l’oublie parfois, mais l’échelle à laquelle on va mesurer la ségrégation est essentielle.

Quels territoires retenir pour parler du regroupement spatial des populations ?

Avant de décrire le regroupement des actifs dans la ville, il faut donner une définition et une délimitation sans ambiguïté de cet espace. Si l’on veut comparer les grandes villes entre elles, il faut de plus assurer un maximum de comparabilité afin de ne pas biaiser les conclusions. Par exemple, le découpage communal pose problème. Ce dernier est plus le fruit d’un processus historique que d’un partage faisant sens d’un point de vue géographique et économique. Dit autrement, les frontières d’une ville ne sont pas toujours des frontières qui jouent un rôle important en matière de localisation.

La notion « d’aires urbaines », construite par l’Insee, est bien plus appropriée. Ces dernières rassemblent l’ensemble des communes appartenant à un même ensemble économique. Concrètement, sont rattachées autour d’une ville centre, toutes les communes dont au moins 40 % des actifs travaillent soit dans la ville centre de rattachement soit dans une commune déjà rattachée à cette même ville. Ceci permet d’étudier des ensembles de peuplements cohérents d’un point de vue économique et de faciliter les comparaisons géographiques.

L’intensité du regroupement spatial des actifs dans les grandes aires urbaines françaises

Le graphique ci-dessous présente les valeurs prises par les indices de ségrégation pour 6 grandes catégories d’actifs et 18 aires urbaines françaises de plus de 400 000 habitants en 2006.

Graphique 1

Que peut-on dire dans un premier temps de l’intensité du regroupement spatial des actifs dans les grandes aires urbaines françaises ? Deux grandes informations sont à retenir. Un premier phénomène apparaît nettement à la lecture du graphique 1. Quel que soit l’endroit, ce sont toujours les mêmes catégories d’actifs qui se regroupent avec la plus forte intensité : les courbes par catégories sociales se coupent peu. Peu importent donc les spécificités économiques, historiques ou géographiques des aires urbaines, ce sont toujours les mêmes qui se rapprochent le plus les unes des autres. La deuxième information porte, elle, sur les catégories d’actifs qui ont, le plus, tendance à se regrouper dans l’espace. Ici, bien que l’on parle souvent de ces phénomènes en insistant sur la ghettoïsation des plus « précaires », au contraire, ce sont avant tout les plus aisés financièrement qui se regroupent. Ce sont ainsi les cadres qui sont le plus regroupés dans l’espace, suivis des ouvriers et des chômeurs. Les groupes d’actifs souvent regroupés sous la dénomination de « classes moyennes » sont, pour leur part, ceux qui sont localisés de la façon la plus homogène dans l’espace urbain français.

Mais une même intensité de regroupement peut cacher des modes d’occupation de l’espace fort différents. Ici, seule une cartographie précise des lieux de regroupement permet de décrire la « structuration spatiale » de l’intensité fournie par les indices précédents.

Les cartes présentées ci-dessous figurent les effectifs d’actifs se trouvant en sur ou sous-représentation sur le territoire, en prenant toujours comme référence ce que devraient être leurs effectifs si ces derniers se répartissaient de manière homogène dans l’espace. Apparaissent alors trois grands types d’organisations spatiales de la localisation des actifs dans l’espace urbain français.

Trois grands types d’organisation spatiale :

Le premier rassemble une grande majorité des aires urbaines françaises. Il suit un schéma sectoriel façonné par l’opposition entre les cadres d’un côté et les ouvriers d’un autre. Les cartes ci-dessous présentent les zones de résidence préférentielles des cadres (en bleue) et les zones où ces derniers sont relativement absents (en rouge).

Carte 1 : Sur/sous-représentation des cadres à Lyon


Carte 2 : Sur/sous-représentation des cadres à Toulouse


Carte 3 : Sur/sous-représentation des cadres à Bordeaux

Généralement, les cadres occupent très largement la ville centre des aires urbaines françaises et un secteur précis de la première couronne urbaine. Les cartes des ouvriers sont, elles, l’exact opposé : absents des centres et du secteur de la périphérie occupée par les cadres et présents sur le reste de l’espace. Bien que répartis de façon relativement homogène dans l’espace, les professions intermédiaires et les employés ont, pour leur part, tendance à se regrouper selon les mêmes modèles respectifs que ceux des cadres et des ouvriers.
Les chômeurs ont pour leur part des lieux de résidence particuliers :

Carte 4 : Sur/sous représentation des chômeurs à Lyon


Carte 5 : Sur/sous représentation des chômeurs à Toulouse


Carte 6 : Sur/sous représentation des chômeurs à Bordeaux

Les chômeurs sont clairement surreprésentés dans les villes centres et dans une partie précise de la première couronne urbaine recouvrant le plus souvent les zones urbaines sensibles. Ici, conclure à la coexistence dans les mêmes espaces des cadres et des chômeurs est néanmoins erroné. En effet, une analyse plus fine de leurs lieux de résidence respectifs démontre que les chômeurs sont avant tout présents dans les espaces centraux dont les cadres sont le plus absents. Le centre-ville Lyonnais illustre particulièrement bien ce phénomène :

Carte 7 : Sur/sous-représentation des cadres à Lyon centre


Carte 8 : Sur/sous-représentation des chômeurs à Lyon centre

De plus, si les chômeurs sont, d’un point de vue global, moins regroupés dans l’espace que les cadres, ils le sont avant tout au sein d’espaces géographiques très localisés. En d’autres termes, quand les cadres s’octroient une large partie des espaces centraux, les chômeurs sont eux concentrés dans des territoires bien plus circonscrits en termes de superficies.

Si ce partage territorial correspond à une grande partie des aires urbaines françaises, certaines se démarquent néanmoins assez fortement. C’est notamment le cas des aires urbaines du pourtour méditerranéen et des villes frontalières du nord-est de la France. Les cartes ci-dessous présentent les zones de résidence des cadres à Marseille et à Lille.

Carte 9 : Sur/sous-représentation des cadres à Marseille


Carte10 : Sur/sous-représentation des cadres à Marseille centre


Carte 11 : Sur/sous-représentation des cadres à Lille

La particularité de l’aire urbaine marseillaise provient du net découpage de son espace central. Au sud, les cadres sont extrêmement surreprésentés. Les quartiers nord sont eux avant tout occupés par les ouvriers et les chômeurs. À la différence de ce qui peut s’observer dans les exemples précédents, le partage de l’espace se fait donc au cœur de la cité phocéenne. Certains des quartiers les plus « populaires » sont ainsi localisés dans ce que l’on peut appeler l’hyper-centre à l’image des quartiers du Panier ou de la Belle de mai localisés à proximité du vieux port et de l’avenue de la canebière. Autre particularité de l’aire marseillaise, les cadres sont également très présents sur une large partie de l’arrière-pays et non plus comme précédemment sur un secteur précis. Cette particularité se retrouve d’ailleurs lorsque l’on analyse l’aire urbaine lilloise. Cette dernière tire de plus sa singularité de son caractère polycentrique. On y distingue clairement deux zones antagonistes entre d’un côté la ville centre lilloise marquée par ses cadres et, la zone frontalière englobant Tourcoing et Roubaix qui est pour sa part marquée par le peuplement d’ouvriers et de chômeurs.

Les mécanismes de la ségrégation

Les mécanismes ayant engendré ce partage socio-économique de l’espace urbain sont divers et complexes. Ils relèvent de plusieurs facteurs :

Historiques : la localisation des usines durant la révolution industrielle à, par exemple, joué un rôle central sur la localisation des populations aisées sur un secteur particulier des premières couronnes urbaines. Si l’on prend le cas de Bordeaux, on peut expliquer la localisation historique des populations aisées à l’ouest par la direction des vents dominants venant de l’océan. Ces derniers leur permettaient de limiter les nuisances liées aux fumées des industries. Cet élément historique a ainsi favorisé l’implantation de logements d’un certain « standing » contribuant à la fixation de ces populations dans ce secteur de l’aire urbaine jusqu’à nos jours.

Pratiques : ici, différents facteurs rentrent en comptes : localisation des infrastructures de biens et services culturels, administratifs, de santé, et scolaire. Le rôle joué par les établissements scolaires tend d’ailleurs à prendre de plus en plus d’importance. Une analyse croisée entre carte scolaire et coût du logement permet ainsi d’observer de fortes variations en fonction de la « qualité » des établissements scolaires. La localisation des lieux d’emploi joue également un rôle central dans les choix résidentiels des individus. Il est ainsi intéressant de noter que la localisation centrale des cadres correspond à la présence des emplois qui leur sont dédiés dans ces zones quand les emplois d’ouvriers sont eux essentiellement présents en périphérie. Employés et professions intermédiaires sont eux à l’image de la localisation de leurs emplois présents de façon bien plus homogène sur le territoire urbain.

Symboliques : certains lieux sont particulièrement prisés ou au contraire évités pour des raisons qui tiennent à des facteurs de symboles, d’image sociale. On pense ici aux « beaux quartiers » qui permettent d’assurer un entre-soi confortable aux individus les plus aisés. À l’opposé, certains secteurs a priori bien placés pâtissent d’une image sociale dégradée favorisant un véritable effet d’évitement de la part de ceux qui peuvent se le permettre.

Économiques : le marché du logement trouve son équilibre en fonction de l’offre et de la demande présente dans les différents quartiers des villes. Plus un espace est « prisé » et plus les coûts du foncier y seront élevés. C’est donc le prix du logement qui joue en dernier ressort le rôle d’arbitre quand à l’accès aux différents lieux résidentiels disponibles. Globalement, les cadres et professions intellectuelles supérieures sont donc en position de force pour choisir les lieux de résidence qui leur conviennent. Néanmoins, il convient de nuancer ce constat. En effet, en prenant le cas des ouvriers par exemple, il s’avère que leur localisation périphérique correspond assez bien à la localisation des emplois industriels. De même, employés et professions intermédiaires sont des types d’activités présents de façon très homogène sur le territoire. Or, il s’agit également des catégories connaissant les indices de ségrégation les moins forts. Au final, les individus qui « subissent » le plus leur localisation spatiale restent les populations présentes en périphérie proches des centres-villes au niveau des zones urbaines sensibles, où les chômeurs sont particulièrement présents.

Trois grands modèles de ville

On peut donc résumer le partage socio-économique du tissu des grandes agglomérations françaises en trois grands modèles de peuplement présentés ci-dessous :

Le modèle général



Le modèle général suit une organisation de l’espace en secteurs. Les cadres occupant une large partie du centre et un secteur précis de la première couronne urbaine. Les ouvriers pour leur part résidant avant tout en périphérie. Les chômeurs sont eux principalement localisés dans les espaces centraux dont les cadres sont le plus absents et sur une portion réduite de la première couronne urbaine recouvrant à peu de chose près les zones urbaines sensibles.

Le modèle méditerranéen pour sa part se distingue par un partage plus marqué de l’espace central entre cadres et ouvriers. Les cadres sont également très présents dans l’ensemble de la périphérie de la ville centre quand les ouvriers et les chômeurs sont eux repoussés aux extrémités de l’aire urbaine. Cette organisation spatiale favorisée par l’organisation de ces villes le long de la côte est particulièrement visible à Marseille, mais se retrouve également de manière moins marquée à Nice et Toulon.

Un modèle méditerranéen



Enfin, le modèle lillois doit sa spécificité à son organisation polycentrique. S’opposent deux centres urbains : la commune de Lille qui rassemble un grand nombre de cadres et le centre industriel frontalier accueillant un grand nombre d’ouvriers et de chômeurs. Là encore, les cadres sont largement présents sur l’ensemble des territoires reliant ces deux pôles de peuplement.

Le modèle lillois



Pour ces trois modèles de peuplement, professions intermédiaires et employés sont pour leur part répartis de manière relativement homogène. On peut néanmoins remarquer une certaine analogie entre les zones de regroupement des cadres et des professions intermédiaires d’une part et entre les ouvriers et les employés d’autre part.

Cet article est tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 sous la direction du Professeur Christophe Bergouignan. Elle peut être consultée ici en ligne.

Photo / © MurielleB - Fotolia.com

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Date de première rédaction le 7 novembre 2013.
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